La jambe (version longue)

 Dans Nouvelles

Vladimirovitch se gratta soudain la cuisse. Il était allongé dans son canapé, à bouquiner, pendant que sa femme faisait de même, quand il ressentit une sorte de morsure, un peu en bas de l’aine.
« Saleté de moustique !» s’écria-t’il. Il jeta son livre à coté de lui, et laboura l’endroit irrité en le ratissant de ses ongles rongés. L’assemblée, constituée de sa seule épouse ne releva pas l’évènement. Elle continua de tourner les pages du recueil dans lequel elle était plongée, une compilation des meilleures nouvelles de Franz Kafka.
La friction n’eut pas raison de la démangeaison. Elle s’était comme endormie, cachée. Comme un méchant matou que l’on gronde, et qui s’enfuit sous une commode. Il ne fait pas ça en signe de repentance, pour dire : « je suis un affreux matou. J’ai si honte de ma personne… Oh quel infâme, quel méprisable félin ! Je vais ramper sous un meuble, pour que mes maitres ne me blâment plus, et attendre l’absolution . » Non. Il se carapate là dessous afin de fomenter sa vengeance, dont l’idée s’est formée au moment même où il s’est fait réprimandé. Il attend le bon moment, et tchac ! Plante ses griffes en profondeur…
Vladimirovitch se sentait vexé que sa femme ne prête aucune attention à son malheur. S’il avait pu lui faire partager sa douleur, elle aurait compris sa souffrance. Il lui en voulait presque de ne pas avoir été piquée aussi. Elle continuait de tourner les pages de son livre pendant que lui, pauvre martyr, agonisait à coté. Peut être exagérait-il, mais l’ indifférence qu’elle affichait mettait quelques gouttes de citron supplémentaires sur sa plaie… A presque quarante ans, il avait gardé un caractère d’enfant gâté,et donc, la conviction, comme beaucoup de personne, qu’il était le centre de l’univers. Pourtant, il ravala sa rancoeur, se tenant coi. Les adultes, en particulier son épouse, ne supportait pas ses caprices.
« On est en automne, et il y a encore des moustiques », maugréa-t’il sans s’adresser à personne en particulier. « Celui là m’a presque empalé ! ». Mais il n’entendit aucune réponse. Il récupéra son bouquin, repris sa lecture, malgré la sensation de brulure froide qui lui tenait encore la jambe…
Heureusement, l’histoire qu’il lisait était amusante. Le récit, pas très bien écrit, d’un homme malheureux. Les gens malheureux l’apaisaient. Il se sentait mieux loti, plus veinard, plus formidable que ces bougres. Après tout, ils l’avaient cherché. Il n’y avait rien de tragique à ce qu’ils reçussent dans les reins de tels retours de boomerang. « Bouhouhou, je n’ai plus d’argent », disait le protagoniste du texte. Bah, il pouvait se lamenter. S’il n’avait pas tout dépensé en futilités, il n’en serait pas là, le drôle… Vladimirovitch oublia rapidement ses misères.
La couverture du Kafka représentait un homme à genou, le dos piqué par une machine invraisemblable. Un officier se tenait auprès de lui, droit comme un I, dans une attitude d’autorité inhumaine. Les piqures avaient constellé la victime de petits trous sanguinolents. Du sang noir d’encre dégoulinait des plaies. Vladimirovitch, en regardant l’illustration, éprouva du dégout, et repensa à sa jambe, piquée elle aussi. Machinalement, il passa sa main sur la toile de son pantalon, frotta plusieurs fois l’endroit du crime jusqu’à ce qu’une douce chaleur se diffusât. Il regarda sa femme. Son beau regard vert plongeait à l’intérieur du livre. Elle avait une expression sérieuse qu’elle arborait rarement dans sa vie courante. Une expression qu’il trouvait magnétique, sacrément sexy. Quelle histoire est-elle en train de lire ? se demanda-t’il. Elle devait être en plein milieu de la colonie pénitentiaire, comme la couverture lui suggérait. Non. C’était une trop grosse coïncidence. L’épaisseur des pages, de chaque coté de la reliure, indiquait qu’elle était en plein milieu de l’ouvrage. S’il s’agissait d’un florilège des meilleurs textes, ils devaient être placé par ordre chronologique… La métamorphose ? Peut-être…
Il réalisa qu’il utilisait ses qualités de déductions pour des futilités, mais qu’avait-il de mieux à faire ? Un dimanche en fin d’après-midi ? Le seul jour où, sciemment si on est religieux, inconsciemment dans tous les autres cas, on décrète un arrêt total des activités courantes. On sent qu’il est nécessaire, par convention, mais aussi par ordre de notre horloge biologique, de s’allonger, et de ne rien faire. C’était du moins les convictions de Vladimirovitch.
Tout allait bien, jusqu’à’ à ce que vienne l’heure d’aller se coucher. Il était en train de se brosser les dents, quand la drôle de piqure se rappela à lui. La douleur était revenue. La brosse à dent électrique suspendit son bourdonnement, fut posée hâtivement près du lavabo. La bouche encore pleine de salive et de dentifrice, il tira sur l’élastique de son pantalon de pyjama. Il cracha sa bave fluorée, avant d’envoyer sa main dedans. Ca le démangeait horriblement, d’une chatouille insupportable, d’une façon surprenante. Il se gratta furieusement. Le bout de ses doigts rencontra un liquide. Du sang. Il avait creusé profondément.
Quand la désagréable sensation s’estompa, Vladimirovitch prit la décision sans appel de regarder en face le bobo. Ce mot était bien trop trivial pour décrire ce qui était en vérité une blessure, une meurtrissure. Ce n’était pas difficile de lui reprocher un comportement brutal, il s’était comporté comme un gros boeuf. Il y avait effectivement un bouton, mais tout lacéré, tout rougi, tout sanglant. Il avait été malmené, ce bouton, enfin, ce bouton. Ce n’était pas vraiment un bouton. Une plaque boursouflée, d’environ deux centimètres carrés, toute lacérée, toute rougie, etc. Etc.
Il se regarda dans le miroir. Il avait l’air troublé. Après un nouvel examen, ce n’était qu’un vilain bouton malmené. N’empêche, il ne sentait pas tranquille. La boursouflure diffusait quelque chose de maléfique. Le terme n’était pas trop fort : premièrement, c’était le mot qu’il lui était venu tout de suite à l’esprit, deuxièmement, il n’arrivait pas à en trouver d’autre. Ce bouton était maléfique. Point. L’alarme de son instinct lui hurlait ce fait. Ca n’était pas une plaie ordinaire. Il passa un doigt dessus : il lui sembla qu’elle avait grossi, pendant ces quelques minutes d’observation. Qu’elle était devenu dure, comme si un corps étranger tendait la peau, par en dessous.
Sa femme l’appela. Il remonta son pyjama en vitesse. Elle l’attendait dans le lit, son Kafka entre les mains, l’air souriant et intrigué. Il était resté longtemps dans la salle de bain, après que le bruit de la brosse à dent se fut arrêté. Elle lui demanda si tout allait bien. Il bredouilla un « oui », se glissa sous la couette douillette. Il sombra, oubliant tout, ensuqué par le confort du lit, et par le rassurant corps chaud à coté de lui.
Il ne rêva pas. En tout cas, il n’eu pas l’impression de rêver. Deux ou trois fois dans la nuit, il se réveilla. La jambe le titillait. Il grattouilla l’endroit dans une demi-conscience, la demi-conscience du sommeil enquiquiné, et se rendormit à chaque fois, en mâchouillant sa langue sèche. Il avait déjà oublié cette histoire de piqûre quand la lumière du matin lui ouvrit les yeux. Il entendait sa femme fredonner au loin, depuis la cuisine. La mélodie arrivait jusqu’à ses oreilles, et une odeur de café jusqu’à son nez. Très habituel. En se levant, sa jambe gauche était un peu raidie. Rien de surprenant, tout racorni de sommeil qu’il était. Il s’étira.
Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il constata, sous la douche dans laquelle il s’était jeté, que le boursouflure avait grandi. Pire, une petite crevasse s’était formée au sommet de la chair gonflée. C’était ouvert, carminé. L’eau de la pomme coulait à l’intérieur. Mais il ne pouvait pas vraiment voir, à cause de sa posture et de la vapeur chaude qui envahissait la cabine. Il sortit après s’être frotté de savon à la hâte. Quand la serviette eu fini de le sécher, il s’assit par terre, ses fesses nues sur le tapis de bain. Ainsi pouvait-il mieux observer.
Ca n’avait pas vraiment grossi, mais maintenant, cette ouverture était apparue. Et quand il courba son dos pour voir de plus près, il vit la chair à vif, qui descendait à pic, comme des falaises. Peut-être était-ce dû à la position, car soudain, Vladimirovitch sentit un étourdissement, celui qui arrive juste avant de s’évanouir. Mais il ne tombait pas inconscient. Ce qu’il lui arrivait était inédit. Il ne se souvenait pas s’être blessé, ou cogné, ou quoi que se soit, pourtant cette chose étrange était apparue, sans raison, comme ça… La tête lui tourna un peu plus. Il toucha le rebord de la plaie… Ce n’était pas douloureux. Elle courait sur environ cinq centimètres, et ressemblait à une coupure profonde. La bosse aussi ne lui faisait pas mal, il sentait juste une dureté sous-jacente, quand il pressait cet endroit de l’index.
« Où tu es ? »
La voix de sa femme avait fusé sans prévenir. Il sursauta, se releva d’un bond. Tout en se dépêchant d’enfiler son pantalon, les pensées voltigeaient dans son crâne. Je ne peux pas lui montrer ça, se disait-il. Immédiatement, elle va s’étonner, voire s’effrayer, et me poser un millier de questions auxquelles je ne pourrais pas répondre… Pire, elle va s’affoler, et appeler tout de suite les secours, je la connais. Ses cours de secourisme l’ont rendu prompte à faire intervenir une ambulance, et la dernière chose que je veux, c’est bien d’aller à l’hôpital, cet endroit sinistre. Non, pas ça, pas l’hôpital. Alors qu’on pourrait rester tranquille ici, sans paniquer.
Il finit de s’habiller en vitesse, en se disant que ça ne devait être qu’une blessure, oui, rien de grave. Il avait du se faire ça en grattant. C’est ça ! Il se souvenait d’avoir gratté comme un fou, depuis ces démangeaisons… Ca allait cicatriser, oui. Il y verserait de l’alcool désinfectant à la première occasion, se convainc-t’il. Ca piquera, mais ça tuera les éventuelles saletés…`
« Bonjour ma chérie !» glapit-il presque en entrant dans la cuisine. Il voulait son ton calme, inconsciemment rassurant. Au contraire, sa voix parut inhabituelle au sortir de sa bouche, la cause en étant les réflexions teintées d’angoisse qui le hantaient depuis la salle de bain. Jamais il n’avait prononcé un « bonjour ma chérie » si peu naturel, si maladroit, si mal à l’aise. Sa femme le remarqua.
– Qu’est-qu’il y a ? dit-elle
– Rien.
– Tu es sur? Elle se méfiait.
– Oui oui.
Il n’arrivait pas à contenir la gène qui le révélait. Elle eu une certaine ardeur dans le regard, comme si elle avait été prête à bondir, mais elle ne dit rien. Elle lui accordait le bénéfice du doute, même si elle savait que Vladimirovitch avait la déplaisante habitude de mentir souvent. Pas pour des choses graves. Pour des petites, bénignes, qui rendaient encore plus irritant le fait qu’il déformât la vérité.
Vladimirovitch ne prononça plus un mot, car il avait bien compris. Elle lui tomberait dessus à bras-raccourcis si elle découvrait le pot-aux-roses. Plein de circonspection, il se dirigea vers le percolateur, et se fit un café. Sa jambe le démangeait. Il avait l’impression qu’une main griffue creusait de l’intérieur vers l’extérieur de la cuisse. La vision était tellement horrifique qu’il engloutit une grande rasade d’espresso fumant. Le stoïcisme était à l’ordre du jour, hors de question de se gratter devant sa femme. Au prix d’immenses efforts, il se retint, malgré le fait que la sensation fut insupportable, jusqu’à ce qu’elle s’en aille. Impossible de se retirer dans une cachette, il du rester présent auprès de son épouse. Cela aurait été un crime de lèse-majesté, que de s’esquiver avant son départ au travail. Elle avait besoin de la présence de son petit mari chéri, qu’elle préférait voir dans ses parages quand elle était là, plutôt que de le laisser paresser sous la couette. Beaucoup de célibataires endurcis seraient partis en claquant la porte, mais pas lui. Aussi absurde que cela puisse paraître, il l’aimait sincèrement, et ne se plaignait pas de ces coutumes strictes. Ce qu’il craignait par dessus tout, c’était qu’elle s’en aille, aussi pouvait-il supporter ce que d’autres auraient considéré comme de l’inquisition. C’est ce qui faisait toute sa problématique actuelle : régler cette histoire, probablement médicale, sans qu’elle ne s’en aperçoive, afin de ne pas la charger du fardeau de l’inquiétude. Elle s’inquiétait vite, souvent très vite, jusqu’à des paroxysmes d’angoisse, dûs à sa nature généreuse. Elle reportait sur elle-même toute les fautes, et s’en flagellait avec. Vladimirovitch ne savait jamais quoi vraiment faire dans ces cas là, se sentant inutile, idiot, superflu. Il devait donc cacher ça.
Heureusement, elle pris son sac à main, et claqua la porte d’entrée. Vladimirovitch se lança aussitôt dans le canapé. La scène dans la cuisine n’avait duré qu’une dizaine de minutes, mais il n’en pouvait déjà plus de se retenir. Il se gratta à grandes pelletées d’ongles, qui lui procurèrent un soulagement si intense qu’il se crut en train de jouir. Le pantalon était un peu plus clair à l’endroit de la cuisse où il s’était acharné. La démangeaison finit par s’éloigner. Pendant qu’il reprenait ses esprits, il se demanda, par une curiosité morbide, s’il aurait le temps de jeter un coup d’oeil à sa blessure (il l’appelait comme ça depuis qu’il avait vu la chair ouverte) avant de partir au travail. Il n’avait pas hésité une seconde sur ce dernier point : il irait travailler. Il avait mis dans la balance les deux faits suivant : soit il allait au travail, et personne ne se rendait compte de rien, soit il restait à la maison, prétextant un ennui, et dans ce cas, il devrait justifier cela à sa femme, qui le confronterait à son mensonge du matin, ayant dit qu’il allait bien, alors que c’était faux. Dispute, inquiétude, peur, rupture, etc. etc.
Toujours allongé sur le canapé, il défit donc sa ceinture, leva ses jambes, et retira jusqu’aux genoux sont pantalon. Ce n’était plus la première fois qu’il la voyait, mais il ne put s’empêcher de frémir. La plaie n’avait pas changé de place. Il avait l’irrépressible impression que la crevasse s’était sensiblement agrandie depuis l’épisode de la douche, mais il n’en n’était pas certain. Elle répandait un sentiment d’irréalité bizarre, prophétisant dieu sait quel bouleversement futur. Ce sentiment s’accrochait de plus en plus profondément en lui, alors qu’il regardait de plus en plus profondément dans cette abysse. Une sorte de réflexe pavlovien, mélange d’habitude et de peur de la précarité, sortit Vladimirovitch de son songe : le travail ne pouvait plus l’attendre. Sa braguette refermée, il enfila son uniforme, et partit.
Vladimirovitch était gardien de parking dans un hôpital. Pendant une demi-journée, il devait faire en sorte que le minuscule parc de stationnement ne déborde pas. Autrement, le dépose-minute de l’entrée se retrouvait irrémédiablement bouché, et les ambulances ne pouvait plus passer. Pour son malheur, il habitait une ville où l’incivilité était la norme. Quotidiennement, il se retrouvait à lutter contre les conducteurs égoïstes, qui tous, rechignaient à stationner ailleurs. Tous les argument, tous les geignements, toutes les menaces prenaient corps dans ces personnes. Lui était l’homme le moins adapté à ce métier : timide et peureux, il détestait le conflit, cherchant à l’éviter par tout les moyens. Malgré tout intègre, il ne se dérobait pas à ses responsabilités, ce qui transformait sa tâche en véritable purgatoire. Méprisé, conspué, trompé, il continuait vaille que vaille à prévenir les automobilistes, et à leur interdire l’accès au parking tant convoité le besoin échéant. L’avantage de sa condition, c’était le total anonymat dans lequel il était plongé. Dans cette enceinte, il n’était rien. Un laquais. Un figurant. Un remplaçable. Se dissimulant dès que les gratouillements reprenaient, il fut presque étonné de la facilité avec laquelle personne ne se rendait compte de ses disparitions.
-Hé, Vladimirovitch, tu marches bizarrement, camarade ! C’était Boris Petrovsk; gardien lui aussi, curieux et fouineur par nature. Hypocondriaque à force de travailler ici, il racontait tous les jours à Vladimirovitch la consistance de ses selles, insistant sur les détails, la forme, l’odeur. Si il y avait des gouttes de sang dedans ou non, si elles étaient trop grosses ou trop petites. Quand il en avait fini de ses descriptions par le menu, il s’immisçait dans la vie des gens, parfois avec plus d’insistance qu’un commissaire, les bombardant de questions gênantes. Le pauvre Vladimirovitch était bien trop doux pour l’envoyer paitre, aussi devait il sortir des trésors de diplomatie pour lui répondre. Un jour, excédé par les rapports fécaux du bonhomme, il lui avait demandé malicieusement si ses excréments avait un goût d’amande, signe indiscutable de maladie grave. A sa grande surprise, Petrovsk pris cela très sérieusement. Il eu l’air de réfléchir avec intensité sur le sujet, et lança un regard inquiet à Vladimirovitch. « Cela est-il vrai ? » lui avait il demandé. Le gentil gardien ne put s’empêcher de hocher la tête affirmativement, par farce. Il ne doutait pas, vu l’angoisse qui se peignait sur le visage de Boris, que ce dernier aller effectivement gouter ses crottes. Mais ce fut son seul acte de malice, et encore, non vérifié.
-Alors, camarade, tu ne me réponds pas ? Tu as perdu ta langue ?
-Non, non, non, bredouilla t’il. Euh… Tu as raison, Boris Petrovsk, tu as bien observé. Euh… En effet, j’ai fait une mauvaise chute hier soir, voilà pourquoi je marche bizarrement… Je boite une peu.
-Une mauvaise chute ? En quoi faisant ?
Ces questions l’agaçaient prodigieusement, mais il aurait été plus que suspect d’envoyer paitre Boris. Les gardiens s’ennuyaient ferme à cent kopecks de l’heure, obligés de rester dehors, qu’il vente ou qu’il neige, aussi les bavardages constituaient une manière d’accélérer le temps. A toute vitesse, il chercha un mensonge à donner.
-Un mauvais coup contre le rebord du lit.
-Ouch ! Ca fait mal ! Mais attends. En général, on se cogne les doigts de pieds contre le rebord du lit. Tu marches différemment que si c’était ça. Et excuse-moi camarade, mais tu m’as dit que tu était tombé tout d’abord, pas que tu t’étais cogné.
Cela aurait pu etre une conversation somme toute conventionnelle, hélas, ce fut également le moment où une nouvelle crise de démangeaisons accabla l’infortuné Vladimirovitch. Pire que tout, l’attaque arrivait pile à l’instant où il devait rendre son mensonge crédible. Une goutte de sueur invisible perla sur le front de Vladimirovitch, dont toute la volonté se rassemblait pour résister face aux doubles assauts. Comme pour sa femme, il ne pouvait pas se permettre de laisser transpirer le mal hors du commun dont il était victime. La révélation deviendrait publique, et il serait la risée du monde.
-Emm…Oui, tu vois… Je me suis cogné et après, je suis tombé.
-Où ça alors ?
-Et ben… A la cuisse. Oui, c’est ça. A la cuisse. Le mensonge se rapprochait plus de la réalité, ce qui eu pour effet de détendre les rides suspicieuses sur le front de son collègue.
-A la cuisse. A bon. C’est pas courant ça.
-Non.
-Et tu n’as pas mal au coccyx. Maudit Boris Petrovsk.
-Euuuuh non, non. Je tombé moins fort que je ne me suis cogné, voilà.
-Hahaha, quelle brutale tête-en-l’air ! Tu ne devrais pas foncer sur les objets comme ça ! Il faut rester concentré. Ha ! Quel balluchon tu fais !
Voici que le collègue commençait à se moquer de lui. Vladimirovitch profita de l’hilarité stupide de l’autre gardien pour feindre de voir une voiture mal garée, là-bas, au loin. Il s’excusa avec délicatesse auprès de Boris, et s’en alla, sa jambe hantée de spasmes, qu’il tentait de son mieux de contenir. Il lutta de toute ses forces, avec tout ce que son âme possédait de caractère, pour empêcher l’atroce sensation de le clouer par terre. L’exemple des héros qu’il avait admiré, les vengeurs masqués, les supers-guerrier, les maitres d’armes, il se le rabâchait sans cesse jusqu’à ce que les images se transforment en bouillie neurodépressive. La vision de Colossus restant de marbre sous la torture, imprima une rémanence si forte dans ses rétines qu’il se senti défaillir, plus à cause d’elle que de l’irritation de sa cuisse. A la hauteur d’un grand buisson, il fit un pas de coté, et pu enfin donner libre cours à sa pulsion. Le géant d’acier l’avait sauvé. C’est ainsi que se déroula la demi-journée de travail. Les appels de sa jambe se firent de plus en plus fréquents, de plus en plus insistants. Vladimirovitch se révéla être un grand stratège. Personne ne remarqua sa démarche, même pas Boris Petrovsk, qu’il évita avec soins le reste de son temps. Sous le grand portail de fer de l’hôpital, il soupira de soulagement, et rentra chez lui en boitillant, curieux de voir comment la blessure avait évolué.
Il enleva son pantalon dans le salon vide. Sa surprise le fit tomber à la renverse dans les coussins : la crevasse s’élargissait maintenant sur un bonne quarantaine de centimètres, et il pouvait voir ce qui se cachait au fond. Les fantasmes de films d’horreurs prenait pied dans le réel, une sensation si nouvelle qu’il en vomit presque de stupeur Sa peau humaine devenait insensible à cet endroit, et ressemblait à un costume en latex perfectionné. Les deux cotés de cette combinaison se retournant en plis flasques. Sous cette écorce, il y avait un autre membre, encore engoncé dans la viande. Vladimirovitch voyait une chose brune, luisante, gracile. Le petit bout de la patte d’une sauterelle, songea t’il, avant de faire une moue répugnée.
Il resta plusieurs longues minutes a regarder, hébété. Ce n’était pas compliqué d’imaginer ce qui allait se passer, il l’avait lu et vu dans pléthore de pages et de pellicules. Une transformation s’opérait, et le temps était compté avant qu’il ne changeasse complétement. L’idée d’une possible cure ne lui effleura même pas l’esprit. Sa mécanique cardiaque savait qu’il était condamné, et l’issue fatale qui se profilait le fit grelotter. Combien de temps ? Oh, combien de temps ? Avant qu’il ne soit plus possible de cacher la monstruosité ? Il en pleura presque de panique. Mais il ne faisait plus aucun doute à Vladimirovitch qu’il fallait affronter cet évènement terrible, quoiqu’il advienne. Il avait trop peur de la mort pour se tuer avant, alors…
Il se redressa, digne, en slip. Une brise fraiche passa sur ses jambes nues. De sa cuisse ouverte commença à couler des gouttes d’une substance transparente. Elle tombèrent sur le plancher avec un son pâteux. De grosses éclaboussures s’éparpillèrent par terre, grasses, collantes. Il s’alarma, courut à toute vitesse à la cuisine, revint avec un seau et une serpillère, nettoya en hâte ses saloperies, à moitié nu. Le liquide, vraisemblablement acide, laissait des auréoles. Il eu beau frotter, il resta toujours la trace fantôme de ces giclées sorties de lui. « Pourvu qu’elle ne s’aperçoive de rien », s’agitait-il, en arpentant le salon de part en part. En marchant, il s’aperçut que la démangéaison, qui depuis ce matin le harcelait, semblait avoir laissé la place à une certaine douleur qui le piquait, l’ankylosait. Il remarqua aussi la raideur qui s’était emparé du membre. La jambe se tétanisait à chaque pas, refusait de se replier. Son angoisse conjugale se diluait dans ce constat, mais restait vivace. Il croisa les doigts, adressa une prière mentale à un dieu de passage, et se rhabilla, la mort dans l’âme…
Plusieurs heures plus tard, pendant lesquelles Vladimirovitch se rongea les sangs, les clefs de sa femme tournèrent dans la serrure.

-Mon amour.

Elle ne le regarda pas, enleva ses chaussures, laissa tomber son sac dans le couloir, et commença à lui raconter sa journée.

-Encore obligée de travailler avec des incapables.
Elle était comme ça. A peine avait-elle posé le pied dans l’appartement, qu’elle se mettait à raconter tous les soucis qu’elle avait eu au boulot. Il y en avait des centaines, dont beaucoup était de réels fléaux du quotidien : incompétence, inconsistance, oisiveté . Son discours était une oraison du monde , un labyrinthe de rats où les panneaux de directions n’indiquaient que des sigles incompréhensibles, S.E.P, D.A.Q, L.G.PT. Son collègue n’avait pas rempli le F.K.I.S obligatoire pour valider la fin du parcours des V.E.O, par pur paresse. La majorité de ses collègues erraient là, sans but. Il semblait à Vladimirovitch que toute l’entreprise ne survivait que sur ses épaules et celle de rares collaborateurs consciencieux. La longue diatribe ne le lassait jamais, car, jusqu’au plus profond de son âme, il l’aimait. Il aimait sa verve, son combat, ses idées. Il l’aimait comme on aime son meilleur ami, sa meilleure soeur : avec tendresse, avec patience, avec les oreilles, et le coeur. Ce coeur qu’il avait déshabillé devant elle. Quand il seraient mort tout les deux, il ferait enchainer son cercueil au sien. De fait, il lui passait tout.
Elle faisait des allers-retours de la cuisine au salon, se servait un verre, grignotait un morceau de pain, rebondissait ses fesses sur le canapés, prête à reprendre sa lecture de Kafka. Vladimirovitch souffla. Elle ne s’apercevait pas des taches. Lui s’assit près d’elle, bien décidé à faire le moins de mouvements possibles. Il ne lui parla pas de sa demi-journée. Il n’éprouvait jamais aucune envie de le faire. Raconter ces mornes plages d’heures lui paraissait sans intérêt, le battement des pages du livre ne l’y encourageait pas.
Il pensait. Il pensait si fort qu’il en oubliait qu’il était là. Que faire ? Que faire ? La jambe l’attirait.Le trou le happait. Que se passait-il, en ce moment, sous la toile ? La peau devait être en train de s’ouvrir un petit peu plus, et le nouveau membre… Et bien, le nouveau membre (il rit en dedans de lui, en pensant au phallus que ce mot désignait), il était surement en train de grossir, de gonfler, de remplacer son ancienne cuisse. Mais ça ne va pas s’arrêter là, dériva-t’il sur le cours de son raisonnement. Après la cuisse, ca va forcément s’étendre au reste ! Que vais-je devenir ? Est-ce que je vais devenir un monstre ? Est-ce que ma conscience actuelle va s’en aller ? Je serais une sorte de créature carnivore, et au moment ou je serais complétement changé, j’attaquerais ma femme, impuissante contre mes griffes, je la tuerais, la mangerais !!! Quelle horreur… Quelle douleur. La jambe lui faisait mal. Son visage se crispait, ses dents se serrait. Le processus d’interversion lui brulait la chair. C’était la pire bonne excuse pour aller contempler ce mystère. Il se leva, et s’en alla l’air de rien dans les toilettes, en tentant de boiter le moins possible.
Ses prédictions se réalisaient. La progression était imperceptible, mais la fissure avait bel et bien grandie de quelques millimètres. La nouvelle partie semblait aussi avoir émergée . Pour la première fois, il osa toucher la chose. Elle était dure et rigide comme une branche d’arbre, d’une matière qui lui rappelait quelque chose dont il avait déjà lu le nom quelque part, sans se souvenir. Elle était noueuse et faite de plis qui s’enchâssaient les uns dans les autres. Elle n’avait pas l’air de pulser. Elle brillait à cause de la substance translucide, celle dont le parquet conservait les traces. Il venait de s’en mettre sur le doigt. Il se dépêcha de l’essuyer avec du papier toilettes, car déjà elle lui rongeait le dermatoglyphe. Il se remballa, traversa le salon d’un pas lourd jusqu’à la bibliothèque, saisit un gros volume, et alla s’assoir dans un fauteuil, d’où il ne bougea plus.
Le soir, dans le cabinet médical qu’était devenu sa salle de bain, il procéda à son auscultation : la peau extérieure se racornissait. Inutile à l’avenir, le derme et la chair se nécrosaient. Vladimirovitch pouvait voir les vaisseaux sanguins morts dans la coupe en tranche de sa cuisse. Un spasme tendit sa jambe. Il avait remarquait que s’il luttait à plier sa jambe normalement, celle-ci devenait plus flexible dans l’autre sens. Le mal gagnait l’articulation.
Pendant son étape dans le fauteuil, il s’était renseigné du mieux qu’il pu. L’épais tome qu’il avait pris, était un dictionnaire. Il chercha à « métamorphose », à « sorcellerie », à « insecte », à « mutation », à « centrale nucléaire », à « fatalité »… Tout ce qu’il en tira était que la matière dure de son nouveau membre était probablement ce qui s’appelait de la chitine… La molécule qui forme l’exosquelette des blattes et consorts. Rien, strictement rien, n’avait pu l’aiguiller. Ca venait de nulle part, comme dans une nouvelle fantastique. La sensation était inédite. Peut-être avait-il glissé sans le savoir dans une dimension parallèle, où ce genre d’inconvénient existait. La seule chose qu’il pouvait dire, c’est que la métamorphose prendrait du temps. Il se demanda s’il allait mourir, au moment où sa tête serait prise par le phénomène…
-Qu’est ce que tu fais ? Demanda sa femme, une pointe de perquisition dans la voix. Enroulée dans la couette, elle n’attendait plus que lui.
-J’arrive, j’arrive !
Il jeta un ultime coup d’oeil à son secret, serra bien la cordelette de son pyjama. Avant même de passer le seuil de la chambre, il éteignit la lumière. Un petit rire traversa les couvertures douillette. Il se glissa sous les draps, doux de chaleur humaine. En quelques tortillements, sa femme et lui se serrèrent de près. Leur contact narcotique le faisait sombrer dans un abysse de sommeil, quand une main féminine s’infiltra sous ses sous-vêtements, pour attraper son sexe. Il failli glapir d’effroi.
-Ca ne va pas ?
-Non, non, ça va, ca va… Tu… Tu… Tu m’a surprise. Elle imita un rire sardonique de petite bestiole, rattrapa la verge.
-la larve est molle ce soir.
Il savait qu’elle se sentait d’humeur fruitée, qu’elle avait envie. Mais l’idée qu’elle découvrit sa monstruosité en faisant l’amour (même dans le noir, ses caresses découvrirait bien vite l’aberration) lui coupait toutes formes de désir.
-Pardon, ma belle, je ne suis pas très en forme ce soir. Elle agita un petit peu le macaroni, puis laissa tomber. Elle s’enlaça très fort contre lui, amoureuse. Le sexe dans leur couple se vivait dans l’épanouissement d’une belle relation. Ils vieillissaient, et leurs accès de bestialité se changeaient doucement en tendresse permanente. Elle avait beau être autoritaire, et parfois cassante, envers Vladimirovitch, elle ne lui tenait jamais rigueur d’une petite panne. Les câlins, finalement, leur importait plus que la pénétration. Ils s’endormirent l’un contre l’autre.
La nuit de Vladimirovitch fut houleuse, entrecoupées de phase de réveil comateux, où il ne savait plus où il était, et de phase de rêves étranges. Il se rappela surtout d’un. Il voyait une petit fille, dans une salle carrelé de blanc. Etait-ce une morgue ? Il le pensait bien. Assise sur une table d’autopsie, sage, le visage banal. Deux tresses et un uniforme d’écolière tout ce qu’il y a de plus commun, le modèle d’enfant qu’il croisait tout les jours par centaine, en passant devant l’école. Soudain, se déversaient sur elle des millions de fourmis rouges, comme tombé d’un seau venu de nulle part. La fillette pliait la tête sous le poids des insectes, puis se mettait à hurler. Elles la dévoraient, en commençant par le sommet. Les dents serrées de douleur se fixèrent, et elle n’eue plus l’air que d’une statue de sucre, sur laquelle ruisselait un abondant coulis rouge. Progressivement, toute sa tête disparut, et Vladimirovitch se réveilla en sueur, dans l’obscurité de sa chambre et contre le corps endormi de sa femme, avant de se rendormir pour une nouvelle salve de cauchemar, horribles, mais dont il ne se souvint plus.
Le lendemain matin, Vladimirovitch entama sa nouvelle routine : vérifier dans le secret la progression de cette maladie incongrue, verser de l’alcool dessus (ca n’avait strictement aucun effet, mais la douleur piquante le persuadait d’une hypothétique action désinfectante) , puis s’habiller, toujours d’un pantalon (jamais de bermuda ni de short), avant de partir au travail. Le trajet devenait chaque jour un peu plus pénible, à cause de la transformation. La gangrène fantastique avait prit le genou, qui s’articulait de plus en plus dans l’autre sens. Il souffrait des heures à s’entrainer en cachette pour maquiller cette tare, surtout que Boris Petrovsk n’arrêtait pas de l’enquiquiner avec sa curiosité de pipelette. Il le trouvait toujours un tantinet bizarre, et s’informait continuellement de sa santé, et Vladimirovitch passait son temps de travail à parer les suspicions de son collègue. Le pire, c’est que Boris Petrovsk avait raison de se douter de quelque chose, puisqu’il y avait effectivement quelque chose ! Si le gardien benêt avait pu voir à travers le pantalon, il aurait vu une partie de jambe monstrueuse, de la cuisse au genou, une partie visqueuse et sombre, entortillée, gracile et maladive, tordue comme une patte d’insecte, positivement inhumaine. Le genre d’immondice en latex qu’on recouvre de bave dans les films d’horreurs censurés. Le plus douloureux, ce n’était pas les douleurs avec lesquelles la jambe le taraudait, mais les altérations de sa personnalité, qui s’effaçait pour être recouverte d’une autre, plus bougonne, taciturne et brutale. Il s’enorgueillissait presque de sa capacité à la contrôler. Il aurait pu égorger cent fois Boris Petrovsk…
Quand son épreuve était terminé, Vladimirovitch rentrait chez lui, en claudiquant, en trébuchant de façon pathétique, tout les jours davantage, retirait son pantalon, toujours plus baveux (la jambe suintait à cause du fluide qui avait éclaboussé le parquet), en mettait un propre, retirait le sale, le nettoyait en frottant les taches comme un meurtrier sur une scène de crime, puis le séchait au sèche cheveux, avant de le ranger ni vu, ni connu. Il faisait ça à toute vitesse, implorant tout les jours le ciel pour que sa femme n’arrivât pas à l’improviste. Pendant longtemps, un long temps de souffrances abominables causé par la jambe, le changement de caractère, et l’angoisse permanente, il arriva à donner le change. Des milliers d’évènements où il gardait un contrôle de soi à rendre jaloux un bonze. Lui, il se demandait quand la fatalité daignerait en finir une bonne fois pour toute. Il préférait presque le coup de grâce au sursis.
Toute les nuits, le cauchemar de la petite fille, mourant inlassablement comme un mannequin de supermarché, puis une foule d’autres songes désagréables, irritants, qui lui mettait dans la bouche, au réveil, un goût de sinistre désespoir. Dans son combat mental, il sentait disparaître le Vladimirovitch en uniforme de gardien de parking, se voyait lui même se faire tancer par les automobilistes grincheux. Un matin, il sentit qu’il n’y arriverait plus. Il se mit à tousser.
-Ca ne va pas ?
-Kof kof, je ne me sens pas très bien…. Je crois que j’ai la grippe.
Elle fronça les sourcils avec une contrariété compatissante . Il avait l’air si sombre depuis quelque temps… Ses yeux s’était creusés, sa face aboyait presque. La voilà, la raison. Il était malade, le pauvre, d’où sa pale figure. Elle tata son front, et cru y sentir une fièvre.
-Mon pauvre chouchou…
Il ne répondit pas, il attendait son aval pour qu’il puisse rester à la maison.
-… Tu devrais te mettre en arrêt aujourd’hui.
-Oui…
-Repose toi mon chéri.
Il ne pipa mot. Un baiser se posa dans son cou, puis un courant d’air sous la couette lui indiqua qu’elle se levait. Toujours dans le nid, il fit le cadavre, pour crédibiliser sa prestation. Dressant l’oreille, il entendait le gargouillement métallique des robinets, les coups dans le berceau acrylique de la baignoire, enfin les bruits poudrés d’une femme qui se pomponne… La porte d’entrée s’ouvrit, se ferma, des chaussures claquèrent dans les escaliers. Quand il n’y eu plus que le bruit des voitures, à l’extérieur, Vladimirovitch se dressa sur son lit. Et se recroquevilla immédiatement. La douleur était intolérable.
La jambe brulait d’une vie qui lui était propre. Elle était prise de spasmes qui lui faisaient suivre l’articulation inversée. L’effroi le plus glacé saisit Vladimirovitch. La vision grotesque s’animait comme par magie, telle un spectacle de marionnette. C’était le risible de la situation qui la rendait si terrifiante. Sans aucune raison, presque pour se moquer de lui, le narguer, le menacer, la jambe s’animait. C’était même si exagérément stupide, qu’il fut soudain envahi d’un grand vague à l’âme. Il regardait sa jambe possédée, allongé sur les coudes. L’excès de peur avait annulé celle-ci, la remplaçant par une grande lassitude, qui lui donnait envie de mourir très vite. Au bout d’un quart d’heure de guignoleries, le membre cessa sa vie propre, et lui redonna les commandes. Il resta allongé sur le lit, les yeux au plafond. Il savait qu’il ne lui restait plus longtemps… Sa journée solitaire dans l’appartement fut gaguesque, émaillée par les facéties de la jambe. Elle semblait dire « je ne t’appartiens plus, laisse-moi vivre ma vie ! » Sans aucun respect pour son propriétaire, elle le baladait de ci-de là dans l’appartement, cherchant souvent à s’accrocher au mur, comme une mouche. La garce, elle y arrivait ! Elle adhérait au parois avec aisance, faisant perdre toute notion de l’espace au pauvre Vladimirovitch. Profitant d’une période d’accalmie, il se lança dans une odyssée épique jusqu’à la cafetière. Maintenant, elle pesait une tonne. Il traina si péniblement ce vrai sac de ciment, qu’il en sua du sang, du moins un liquide cuivré, sur tout son trajet dans le salon. La cuisine, ouf ! Il l’avait tant espérée qu’il embrassa le plan de travail, providentiel point d’appui, comme s’il avait été une terre promise. Les derniers mètres furent les plus dur. Son énergie avait déjà été drainée par le parcours du combattant imposé par le poids maudit. La mesure de café dans la cuillère était bien tassée, prête à se vider dans le perco, quand badaboum ! La jambe ressuscita, et se mit a trépigner si fort que la vibration fit s’éparpiller le café partout dans la pièce. Vladimirovitch jura des imprécations si malpolies qu’il s’étonna lui-même de sa colère. Il abandonna l’idée de l’espresso. Vautré dans le canapé, il attendit que sa femme rentre, priant pour ne pas connaître de nouvelle crise. Il s’était révélé étrangement croyant. Plus le sort s’acharnait, plus sa foi grandissait. Pas une foi pour un dogme, une foi pour quelque chose de supérieur. Son aventure lui semblait si extraordinaire, qu’elle induisait qu’une puissance inconcevable, ordonnatrice du cosmos, était à son origine. Alors il pria, il pria, il pria. Il pria jusqu’à l’écoeurement. Et la jambe resta tranquille. Du moins, elle fut contenue.
-Chéri ?
Vladimirovitch regarda sous les draps. Son arrêt de travail se terminait aujourd’hui, sa mascarade aussi. Il soupira profondément : la jambe était infectée jusqu’au pied. Une paire de chaussette n’aurait pas suffit, pour camoufler l’espèce de sabot noir qui avait fusionné ses orteils.
Il avait anticipé ce moment, imaginé toutes les réactions possibles. La plus plausible était qu’après la stupeur, sa femme se mettrais à parler sans fin, appellerait une ambulance, l’amènerait à l’hôpital, où sa vie pantouflarde, qu’il avait essayé de conserver jusqu’aux limites de l’absurde, se finirait. Tel était le programme de son destin de bête de foire.
Il retira les draps du lit, exposant son corps allongé, afin que quand elle revienne, elle tombât sur l’évidence. Les bruits de plomberie dans la salle de bain cessèrent…
-Chéri ?
Elle entra. Elle vit. Son visage s’allongea, sa bouche tomba, ses yeux s’écarquillèrent. Elle s’attrapa au cadre de la porte, fixant la fascinante monstruosité. Pas un son, pas un cri, ne s’échappait d’elle. Vladimirovitch cherchait en vain à capter son regard, mais elle ne lui offrait plus. La jambe l’hypnotisait, et elle l’analysait de ses prunelles fébriles, passait en revue tout les détours, toute les aspérité de cette chose immonde. Elle ne le voyait plus, lui. Elle resta ainsi figée, pendant de longue minutes, où Vladimirovitch sentit le malaise assoir ses fesses sur lui, puis elle ferma la porte, en la claquant.
Il se dit qu’il ferait mieux de se lever, et de tenter d’expliquer, mais a peine eu t’il esquissé un mouvement, qu’il entendit le son d’un marteau Elle condamnait la porte. Ca devait être encore pire à voir qu’il ne l’imaginait, songea t’il. Il ne s’était pas attendu à ça. Une foule de raisonnements tentaient de rassurer son cerveau. Mais à quoi bon, se disait-il. C’était le bout du chemin, la fin de l’histoire. De son histoire. Le début d’une nouvelle, pour la créature qui allait prendre sa place. La porte s’était fermé sur son existence. Il pensa au livre de Kafka qu’elle lisait, et rit avec amertume. Au moins, il avait plus de veine que Gregor Samsa : il avait vu la chose arriver. Vladimirovitch reposa sa tête sur l’oreiller, ferma les yeux, et se concentra sur la jambe, essayant de sentir le mouvement de la métamorphose dans son corps. Une sève brulante coulaient le long de ses veines, distordant les parois, s’emparant des nerfs, remontant jusqu’au cortex. Levant son regard rouvert au plafond, il y vit une grande fissure qui s’effritait. Des croutes de peintures commençaient à tomber. Il s’abandonna, et se sentit partir. Quelques heures ou quelques jours ne faisait plus de différence. Dans la prison que sa femme avait improvisé, Vladimirovitch n’existait déjà plus.

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La femme sans tête
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