Texte à l’arrache 126

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La fête bat son plein chez les Burroughs. Tout le monde est déjà bien écrémé à l’héroïne, lorsque prend place cette scène : Du free jazz hystérique piaule dans tout l’appartement. Plusieurs cadavres de drogués jonchent le lino poisseux. Jack, complètement défoncé, discute avec William. Les deux hommes, avachis dans un canapé, se regardent mutuellement l’entrejambe, par les vitres embuées de leurs yeux louchants d’alcools.
-Haha, William, hé, William.
-Qu’est… Qu’est qu’il y a ?
-William, William, mon ami. Tu n’a rien à manger ?
-Tu peux prendre cette pomme sur la table basse. Je voudrais couper une pomme en deux, et les accoupler avec des moitiés de melon. Ce serait une pommon, ou un melomme.
-Merci.
Jack prend la pomme, l’essuie dans le brouhaha général. Eclats de rire et de verre, lumière chaloupante. Est-ce que le free jazz est vraiment en train de passer, où est-ce le charivari dans le cerveau de Burroughs qui produit cet effet sonore ? Alors qu’il s’apprête à croquer, Jack suspend son geste.
-William, une pomme à William, haha.
-Quoi, haha ?
-William. La pomme. William Tell. Tu t’appelles Guillaume, comme Guillaume Tell. La pomme de Guillaume Tell.
-J’avais saisi.
Burroughs reste prostré dans son coin, l’air intense et blasé.
-Mais Guillaume Tell, tu connais ?
-J’ai cet honneur en effet. Guillaume Tell le suisse suceur de suc gastrique. Le rebelle qui a tué Hermann Gessler, parce qu’il ne se prosternait pas devant le mat où le bailli avait mis son chapeau.
-Moi je te parlais du gars qui ti…
-Tire sur son fils avec la pomme sur sa tête. C’était sa condamnation, pour se n’être pas courbé. Tout le monde sait ça.
-Ooooh, mes mains, elles deviennent molles…
William, excité par on ne sait quoi dans son ciboulot, mets son masque d’exterminateur de cafard sur le visage.
-Je pense qu’il a réussi grâce au pouvoir de l’amour.
-Qui ça ?
-Guillaume Tell .
-Toi ? L’amour ? Suceur ? Je préférerais que tu me suces. Pourquoi l’amour ?
-Parce que son fils, il l’aimait. Il l’aimait comme un père aime son enfant. Réaction chimique de la dopamine éjaculée sur le lobe pariétal. Puissant contracteur de muscles. Concentration maximisée. Surhomme de la tête à la queue. Impossible de rater, même un fion dans un couloir.
-Non.
-Quoi non ?
-Je n’y crois pas. Il a réussi, parce que c’était un tireur hors-pair. C’était le robin des bois helvète.
-Conneries. N’importe quel quidam fusionné avec l’amour aurait pu faire le tir. L’amour véritable, le soucis pour, le soin pour, c’est une force physique qui téléguide. Comme un puissant robot. J’ai justement un flingue dans le placard. Je vais te montrer.
-Ok.
Burroughs se lève péniblement, dégnapé, zingué, oblitéré du conscient. Il part dans la cuisine, puis revient avec Joan et le groupe d’invités avec qui elle discutait. Apparemment, il lui expliqué le truc, car elle se plante au milieu du salon. L’ecrivain disparaît dans la chambre, puis revient avec un colt .45 à barillet.
-Jack, passe-nous une pomme veux-tu ?
L’ami s’exécute, en lance une au mari, qui l’attrape avec élégance, malgré les oscillations aléatoires de sa carcasse.
-Hum, hum. Messieurs-dames, une minute d’attention, s’il vous plait.
Les têtes se retournent. La musique s’arrête. Le free jazz hurle.
-Mesdames et messieurs, Nous avons l’honneur devant vous ce soir, de reconstituer un événement majeur de l’histoire de la Suisse. Reconstitution qui sera l’occasion de prouver l’incroyable pouvoir de l’amour sur la volonté, le corps, et par conséquent, la visée. Joan, ma chère, si vous le voulez bien.
Pendant quelques minutes, William tente de faire tenir le fruit sur le chef de sa femme. Plusieurs fois la pomme se renverse, et à chaque essai, Joan émet un gloussement fatigué qui fait remuer les plis de sa robe. La boule finit par tenir.
-Très bien, ne bouge plus.
Le pistolet dans la main, il s’éloigne à reculons jusqu’au mur.
-Attention…
Roulement de tambour inexistant. L’audience se tait. Le free jazz tonitrue de plus belle. Le junkie tend son bras, arme le chien. Clic métallique. Il vise, les yeux ouverts. Tire.
Sursauts.
Joan s’effondre, lâchée par la main invisible qui la tenait. Le silence s’exhale du trou béant dans son front. Personne ne bouge. Burroughs pose le revolver sur la table basse. Il renifle, se frotte l’avant-bras, renifle encore. L’assistance est subjugué. Un sourire ironique semble se dessiner sur la complexion de Jack. L’héro le maintien dans une autre dimension. La machine molle qu’est son corps sombre dans le canapé. Celui de Joan flotte sur un trou de sang.
-Je crois qu’il va falloir que j’appelle la police, dit Burroughs.

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