Texte à l’arrache 131

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L’application était apparue sans explication sur l’écran de son téléphone. Peut-être s’était-elle installée pendant qu’il en téléchargeait une autre. Rien de surprenant: Internet débordait de programmes indésirables, qui allaient et venaient à l’insu de tous, pour bombarder l’internaute de publicités et de virus divers. Le carré symbolisant le programme représentait un antique téléphone à cadran, en dessous duquel était écrit, en majuscule, le mot « COM ». Ça ne servait à rien : quand il appuyait dessus, la fonction classique d’appel apparaissait, avec son pavé numérique digital. Sa mono-maniaquerie ne tolérant pas les redondances, il s’était empressé de faire disparaitre la chose. En vain. Il avait beau sélectionner la touche de suppression, l’application refusait de disparaitre. Il se résigna donc à laisser l’icone disgracieuse enlaidir son moniteur. Encore un spyware, malware, merdware, où je ne sais quoi, se dit-il en haussant les épaules mentalement. Il n’y pensa plus. La nuit suivante, le téléphone se mit à sonner de toutes ses forces. Embrumé, déboussolé, il envoya une main à l’aveuglette pour décrocher. -A…Allo ? -Tu m’as laisser tomber, regarde ou j’en suis. Sais-tu ce que c’est de vivre cette vie ? Oh , je suis si malheureuse. Ce monde idiot me désespère. Tous ces gens… -Qui est à l’appareil ? -Tous ces gens. Des idiots sans éducation. Les bonnes manières ont disparues. J’ai bien essayé de te faire ouvrir les yeux, mais… Il raccrocha, regarda l’heure : trois heures dix du matin. Ce genre de blague l’horripilait, car s’en était assurément une. Il avait reconnu la voix au bout du fil, mais pour l’instant, il ne se rappelait plus à qui elle appartenait. C’était un timbre féminin, monotone, un peu geignard. Trop englué de sommeil pour réfléchir, il se retourna dans le lit, en enfonçant sa tête dans le coussin le plus moelleux, et ferma les yeux. Le téléphone se remit à brailler. -C’est quoi ce bordel, qui est… -Mais tu n’as pas voulu voir, alors qu’ils étaient là, à comploter dans l’ombre, les salauds. Ah, les parvenus, les nouveaux riches. Aucune classe. Ils m’ont toujours considérée comme une sous-merde…*clac* Il raccrocha, et mis l’appareil en mode silencieux. L’agacement commençait à le réveiller, il s’enterra sous la couette, bien caché. A peine quelques secondes plus tard, le téléphone se mit à vibrer furieusement. La table de nuit, comme une caisse de résonnance, amplifiait le bruit, qui était pire que la sonnerie. Tous ses efforts mentaux pour ignorer le machin ne lui permirent pas de trouver le sommeil. Ca ne s’arrêtait pas. Il se releva, refusa l’appel. L’application avait quelques options, qu’il désactiva toutes. Il enleva le mode vibreur, la sonnerie, tout ce qui pourrait le déranger, puis, bien décidé à se rendormir, s’enfonça le traversin sur les oreilles. Son esprit recommença de sombrer dans les premières volutes de l’assoupissement. Le téléphone vibra de plus belle. -Non, non, non ! Ivre de rage, il éteignit violemment la machine. Tant pis pour le réveil, il ferait confiance à son horloge biologique. Depuis l’invention de ces objets polyvalents, il n’avait pas songé à s’acheter un réveille-matin classique. Pendant une poignée de minutes, il fut enfin seul dans la chambre. Plus rien, même un assemblage de plastique et de composants électroniques, ne pouvait maintenant troubler sa tranquilité. C’est alors que la voix résonna de nouveau dans la pièce, surprenante comme un coup de poignard à travers un rideau. -Et ces gonzesses qui ne pensent qu’avec leur derrière. Ah, elles peuvent réussir, elles. Moi je n’ai plus d’argent, tous ces vautours me l’ont, pris, tous ces voleurs ne pensent qu’au fric… La peur lui serra les intestins. Il prit le mobile, qui déblatérait encore, retira la puce… La voix sortait toujours. Pris de terreur, il courut jusqu’à l’autre bout du logis, et enterra l’objet hanté sous une pile de linge sale. Puis, revenant dans la chambre, il calfeutra la porte, avant de se cacher sous les couvertures. Son esprit marchait à plein régime, essayant de trouver une explication rationnelle pour se calmer. Ce programme était assurément un de ces virus-blague, que certains trouvait très drôle. Ça allait loin dans le perfectionnement : même éteint, le téléphone vérolé ne pouvait plus s’empêcher de fonctionner. Saloperie… Il se résolu à ne plus trainer sur des sites louches, et à changer de portable dès le jour levé. Malgré le pragmatisme de ses explications, un frisson parcouru son échine. A l’autre bout de l’appartement, il entendait la voix qui n’arrêtait pas de se plaindre. Parfois, il saisissait un mot, voir un bout de phrase. Quelque chose dans ces paroles lui rappelait quelqu’un, mais impossible de trouver qui. Il avait un nom sur le bout de la langue qui ne parvenait pas à sortir. Qui que ce soit, ça allait être sa fête quand il aurait découvert son identité. Le sommeil ne revint pas. Quand les premières lueurs de l’aube, et le pépiement des oiseaux passèrent à travers les persiennes, il se leva, dégouté qu’on ait gâché sa nuit. Le téléphone s’était tu. La journée au boulot fut une torture. Ses yeux se fermaient tous seul, son esprit n’arrivait pas à se fixer sur quoi que ce soit, l’insomnie l’avait rendu grincheux, irritable. Il surprit plusieurs collègue en leur criant dessus. La journée terminée, il se traina jusqu’au magasin de son operateur. Sans explication, il demanda à changer son téléphone contre un modèle concurrent. Après la corvée de paperasserie, d’arnaques obligatoires, et de discours publicitaire, il s’en retourna chez lui, bien décidé à se coucher tôt. Mais à trois heures du matin, le cirque recommença : la voix monocorde discourait dans le vide, se lamentant de tout et n’importe quoi, l’accusant presque d’être la source de ses maux. Aussi excédé que paniqué, il tenta, en vain, de bâillonner l’engin, en l’enveloppant de gros scotch, avant de l’enfoncer au fin fond du tiroir de son congélateur. Rien à faire. Il entendait toujours, étouffé mais présent, le monologue déprimant du mystérieux interlocuteur. La puce. C’était certainement la puce. Le logiciel plaisantin avait dû se cacher à l’intérieur. Voilà pourquoi ça continuait. Cette pensée rationnelle le rassura. Oui, bien sûr. Il se prendrait un vieux modèle. Avec un pauvre petit écran monochrome, où le jeu du serpent serait la fonctionnalité la plus sophistiqué. Maintenant, il devait supporter les heures qui le séparaient du matin. La voix, bien que lointaine, était toujours présente, comme si l’indéfinissable personne qui parlait se trouvait juste derrière sa porte. Rongé d’angoisse, embrouillé de pensées, de fantasmes, d’inepties,il ne parvenait plus à se rendormir, et en fut quitte pour une autre nuit blanche. Nouvelle journée de travail, encore plus pénible que la précédente. Les cernes sous les yeux, son teint pale et son regard fatigué, suggérait au reste du monde qu’il avait fait une nouba de tous les diables, en pleine semaine. Tenter d’expliquer ce qui lui arrivait lui demandait tellement d’efforts, qu’il était incapable de trouver ses mots. De toute façon, qui aurait cru à cette histoire ? Un soulagement détendit les traits de son visage quand il récupéra le téléphone vieillot que le vendeur étonné lui tendait. Sitôt chez lui, il se laissa tomber sur le matelas. A minuit, la voix se fit entendre à nouveau. Cette fois-ci, il perdit sa contenance, saisit l’appareil, ouvrit la fenêtre, et le lança le plus loin possible dans la rue. Un sourire satisfait sur le visage, il s’étendit sur son lit, et réussi enfin à dormir. Ses rêves furent agités. Bien, qu’il rêvasse de plages et de filles en bikini, un bruit de fond déplaisant venait tout gâcher : ce n’était pas le fracas des vagues, mais celui des paroles qui continuaient de sortir du mobile agonisant sur la route. Quand il se réveilla, le soleil était haut dans le ciel. Sans réveil, exténué, il avait dépassé depuis longtemps le retard acceptable pour arriver a son travail. Affolé, il fila sans même prendre un café. En bas de chez lui, il n’y avait pas de téléphone. Ce fut le début de sa chute. Sans moyen d’être joignable, rapidement considéré comme inopérant, inefficace, inutile, inadapté, il perdit son emploi, ses collègues, ses amis. Impossible d’en trouver un nouveau sans. C’était comme s’il avait perdu un organe vital pour pouvoir vivre en société. Au moins, il pouvait dormir à nouveau. Arriva un jour où il ne put plus payer son loyer, ni ses impôts, ni ses factures. Il partit vivre à la campagne, où immédiatement, il trouva un job de journalier, et une maisonnette en ruine où s’abriter. Mais la première nuit, alors qu’il sentait ses paupières s’alourdir, la terreur le gagna. Dans le vent qui soufflait dehors, il l’entendait de nouveau. La voix qui se plaignait sans cesse ! Epouvanté, il sortit. La voix, toujours la voix, qui sanglotait, piaillait, pleurnichait, partout et nulle part à la fois dans l’obscurité. Cherchant à la semer, fou de frayeur, il disparut dans la forêt avoisinante. Personne ne le revit jamais.

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