Texte à l’arrache 188

 Dans Mémoires de musicien, Textes à l'arrache
(Extrait de mes mémoires : Moi, Je, Personnellement, sortie prévue le 23 février 2021, aux éditions Masturbard, qui seront disponibles dans la poche intérieure gauche de mon costume de macchabée. Passage issu du tome 25, livre 57: mes années rock.)

Quand on est Marseillais depuis longtemps, on sait que la ville n’est pas la cité nonchalante qu’elle prétend être, plus d’un écrivain de polar vous le confirmera. Même les fusillades et les festivités footballières cachent autre chose. Les deux milles six cents ans de cadavres qui s’amoncellent sous son bitume en témoignent : les polythéismes obscurs, venus des quatre coins du globe, se sont synthétisés en une sorte de culte invisible et innommable, comme dirait Howard Phillips Lovecraft. Sa Nouvelle-Angleterre fait figure d’adolescente fraîchement déflorée, à coté d’elle. Tous les poissonniers, les éboueurs, les employés municipaux locaux, avec leurs tête de muges défoncés, semblent adorer une sorte de trilobite moisi, cloporte géant vivant dans les égouts. Gare à vous si vous les surprenez. Mais pas la peine de s’attarder sur ces rituels oubliés des phéniciens ou des grecs primitifs. Ici, le bitume diffuse quelque chose d’irrémédiablement noir et funeste, qu’on le veuille ou non. Il n’y a que les touristes qui ne s’en rendent pas compte. Même les plus ignorants des indigènes le ressentent de façon inconsciente. Marseille est ancienne, pernicieusement ancienne, pleine de résidus de sortilèges, et de maléfices tombés par terre. Il était normal que Supertimor voit le jour dans ses ruelles.
Ce groupe maudit d’avance était le fruit des amours interdites de mon copain Belzémouk (nda : voir texte à l’arrache 42) pour les musiques extrêmes. Par extrêmes, entendez brutales, dérangeantes, violentes, psychotiques. Techniques, mais jamais pour la frime. Une telle entité ne pouvait sortir que d’un esprit délicat, sophistiqué, et totalement torturé. Génialement torturé. Comme le sien.
Tout de suite après ma crise mystique de batteur, j’avais plus ou moins coupé les ponts avec lui et d’autres potes. Pas que je ne m’entendisse plus avec eux, mais la honte que j’éprouvais en tant que mauvais musicien me rendait leur fréquentation intolérable. Eux s’en fichaient, c’était certain, mais moi, pauvre débile, j’avais toujours cette désagréable impression d’être un usurpateur. Mais là n’est pas le sujet.
Depuis, j’avais commencé à jouer avec les Nitwits, la confiance me revenait peu à peu, et le hasard fit que je le recroisais quelques années plus tard dans les couloirs de l’Hôtel de la Musique, à la Capelette. On s’est salué comme si on s’était dit au revoir la veille.
A cette époque, il jouait dans un groupe qui s’appelait Working-Through. Je vous invite à aller voir ce qu’est le genre émo, ou screamo, mais ca n’avait rien à voir avec la musique pour pleureuse égotiste qu’il est devenu aujourd’hui. Ici, on aurait dit les efforts d’un schizophrène-paranoïaque en pleine crise de démence, qui hurle à s’en péter les cordes vocales, et qui se fracasse le crane contre les murs. Hyper-nerveux, hyper-en colère, hyper-violent. C’était sympa.
Mais Bélzemouk reniflait déjà les odeurs nauséabondes sous les aisselles de ce style musical, qui n’allait pas tarder en effet à sombrer dans les affres du mercantilico-abject. Rien de tel pour tuer une rébellion que de la rendre commercialement viable…Il voulait faire un nouveau groupe, et profita de l’occasion pour me demander si j’accepterai de jouer dedans. Comme il avait entendu les Nitwits, et qu’il trouvait ça cool, ça lui semblait la bonne occase pour qu’on se remette à jouer ensemble. On se connaissait depuis le collège, et on s’était toujours bien entendu musicalement. J’ai dit ok, ça c’est vite mis en place.
Au début, on était quatre,S.A.S 2 Belzémouk, Guignol, Gazpard et moi. On jouait du stoner très énergique (nda : Stoner : genre de metal psychédélique, à consommer avec de gros pétards.) Après deux répétitions, S.A.S s’est pointé avec cette proposition de nom pour le groupe: Supertimor, à cause de la pub pour l’insecticide Ivoirien. C’était trop poilant. Et on avait un slogan parfait : avec Supertimor, tu perds tout tes morts… Il n’y a eu que deux-trois concerts avec cette formation, dans un festival de hardcore qu’un type organisait chez lui, à la Bédoule, sur son boulodrome (!), et au bar de l’hôtel de la musique. C’était une époque bizarre, où le célèbre groupe Mastodon avait joué dans ce même endroit. Pour ceux qui connaissent, un bistrot en plâtre au premier étage d’un immeuble en ruine, imaginez la claque !
Ça, ça n’a pas trop changé notre façon de jouer. Mais quand Gazpard a déménagé, et qu’on s’est retrouvé à trois, il y a eu un truc. Belzémouk a proposé que nous passions à un style plus confidentiel, mais plus audacieux : le sludge.
Sludge : boue biliaire, vase, bourbe, slime. La traduction du terme évoque déjà les sonorités recherchées. Sans rentrer dans les détails techniques, c’est un genre musical qui se joue lentement, trrèèès lentement, et accordé bas, trrrèèès bas. Les thèmes évoqués : la maladie, l’absence, le désespoir, la mort. Les pétards sont encore plus gros. Parfait.
Ca a fait tilt. Belzémouk et Guignol m’ont rebaptisé Vinnie Smegma, et on a plongé la dedans comme dans une piscine de sang corrompu.
Bien sur, c’était de l’humour au vingtième degré, la déchéance, le décés, tout ça. Mais de cet humour particulier , qui ne se comprend qu’ entre amis d’enfance, celui qui gratté, revele une authentique tristesse. Comme Marseille.
Car Belzémouk était littéralement possédé par la ville. Dès qu’il posait le pied hors du lit, sur le carrelage de son appart cacochyme, ou sur l’asphalte antique du cours Franklin Roosevelt, les ondes morbides générées par des strates et des strates de charogne s’immisçaient de ses voûtes plantaires jusqu’à son cerveau. Elles envahissaient son corps frêle, consumant son âme délicate de poète timide. Ce malaise le bouffait du soir au matin. Ça se voyait dans son regard quand il jouait. Et c’était excellent. Belzémouk, avec notre aide, a concrétisé le mistral satanique qui hante Marseille. Qu’il soit béni.

(à suivre)

(renseignez vous sur la bibliothèque d’Internet pour en savoir plus sur cette musique)

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