Texte à l’arrache 241

 Dans Textes à l'arrache

Les arpenteurs de scènes ne manquent pas. Chacun va de sa petite phrase, sa petite impression, sa petite critique. Rares sont ceux qui vont plus loin que le simple résumé comparatif.
Mais il y a des hommes et des femmes qui montent plus haut sur l’échelle des lettres: eux, ils racontent. Pendant le spectacle, ils prennent des notes, mentales ou écrites, pour faire vivre à d’autres un moment passé, bon ou mauvais, mis en dépôt dans leurs banques à souvenirs. Une télépathie différée, en quelque sorte.
Cela ne servirait à rien, s’il n’était pas vital que des éclaireurs de la vie puisse faire le rapport d’une excitation qui mérite d’être transmise. Nous tendons tous vers de nouvelles expériences sensorielles, et nous ne pouvons pas, par notre seule personne physique, partir à la recherche de toute l’infinité des événements humains, handicapé qui plus est par une porte spirituelle plus ou moins coincée. De surcroît, une telle démarche de leur part démontre la pulsion d’écriture qui grignote le bout de leur doigt. Qu’importe le thème, le sujet, ce qui compte le plus dans la rédaction, c’est l’acte de rédiger lui-même. Rédiger, pour être lu. Philippe Boeglin est de ceux-là

Gonzo-journaliste entré en musique comme en mission secrète : dans l’obscure clarté des boui-bouis, le géant discret absorbe les informations, pèse, contre-pèse, estime, compare, ressent. Mauvais goût éprouvé, génie insoupçonné, bon moment spontané, fiasco achevé, happening calculé. Entre deux punks bourrés, deux bobos blasés, deux rockers lookés, deux jeunettes éméchées, costaud comme un troll, mais rusé comme un gobelin, Philippe observe le Mordor marseillais : mémorialiste du royaume, il répertorie les actes des baladins, les gestes et les chansons, à l’intention des seigneurs de salons, qui daigneront parfois, au milieu de leur oisiveté, constater la brillance de sa plume, et s’offusquer de ses paroles.
Oui, car en dépit du consensus mou généralisé, Philippe n’hésite pas à piquer là où ça gratte, à faire tomber les statues pompeuses de leurs piédestal. Un autre signe de son authentique honnêteté littéraire. Ses éditoriaux hebdomadaires, dans le bulletin d’information Liveinmarseille, le prouvent, et renvoient à l’affirmation plus haut griffonnée : ils sont fait pour être lu. Et ils le méritent.

Toute phrase adressée à un lecteur est un message dans une bouteille, encore plus maintenant qu’elles se noient dans l’océan du Réseau. Hier, les reflux de la mer en ont laissé une sur ma plage informatique : elle venait de Philippe. La missive me demandait une faveur, celle de publier un de ses fragments sous forme de texte à l’arrache, en omettant de dire qu’il en était l’auteur. Pas besoin d’être expert pour comprendre qu’il voulait voir si celui-ci passerait inaperçu ou non. En lisant la petite oeuvre, il m’est apparu clairement que ce serait un crime de ne pas rendre à Philippe ce qui appartient à Philippe. Même si nous révélions la blague quelques jours plus tard, la surprise aurait émoussé la valeur intrinsèque de l’objet.
Les textes à l’arrache dérivent dans l’oubli moderne, et sont un bien pâle écrin pour le travail de Fixie Phil.  Je remarque que notre époque n’est pas faite pour les littérateurs du jour, terme pédant mais juste. Si les plus veinards d’entre nous parviennent, à force d’efforts, à être accueilli dans une structure « académique », la grande majorité vit comme des manchots empereurs dans la tempête : pour survivre, on doit se serrer les coudes. Voila pourquoi je préfère agir comme H.P Lovecraft que comme Maxime Ducamp. Les amis doués n’ont pas à souffrir l’indifférence dont souvent je ressens la semelle, et j’oriente avec plaisir les projos vers leurs feuillets. Par ici, on ne met pas une lampe allumée sous le lit. Philou, tu n’as pas à rougir, ton implication active dans la stimulation culturelle de l’Humanité est une preuve supplémentaire de ton âme artistique. Ne crains pas de publier publiquement autre chose que des articles. Quand tu écris, tu as du style, et comme dirait Mallarmé « là où il y a style, il y a versification « . Tu es donc un poète qui s’ignore, un poète qui devrait se connaître, se reconnaître. Mon introduction n’est qu’une débile tentative d’épandage, plus toxique qu’utile, indigne, ringarde, ridicule et insignifiante, dont le seul mérite est de faire plus de deux cents mots. Il est temps maintenant d’ouvrir les guillemets, et d’y laisser passer ta prose. Fi des aléas du destin. Les mots sont invincibles. Le support change, mais l’Art est éternel. Amis, lisez sans crainte. Regardez cet écho dans la montagne :

« Quand je t’ai vu, j’ai eu ce sentiment bizarre que tu m’attendais… Il était, je ne sais plus, 6.30 AM à tout casser. Le soleil n’était encore levé que sur les sommets  alentours, rosis par l’aurore. On marchait depuis bien avant l’aube, partis à la frontale. Alourdis du barda réglementaire d’une course en haute montagne. Alourdis aussi par la montée au refuge, la veille, déjà fatigante, et par une nuit courte et insomniaque. Allégés au contraire, par la présence d’amis anciens mais chers, devant et derrière, crapahutant tous ensemble dans la caillasse.

Quelques minutes auparavant, nous avions aperçu un bouquetin nous observant, à distance mais sans crainte, curieux de ces passants inhabituels… Déjà un spectacle inédit et touchant ! L’instant d’avant je marchais donc dans la file approximative, à moitié réveillé, concentré à ne pas me tordre une patte dans ces lourdes chaussures qu’on nous avait louées, les atroces que tout le monde déteste, les seules qui peuvent cramponner sur de la glace. Et l’instant d’après, tu étais là. Juste là ! Quand je t’ai vu, j’ai fait quelques pas divagants en ta direction, oubliant le chemin, les autres. Nous étions seuls face à face. Je pense que j’en ai sans doute eu la gueule béante.

Quand je t’ai vu, j’ai eu le sentiment bizarre que tu m’attendais. Massif. Blanc. Gris. Bleu. Enorme. Puissant. Mille bon mètres de large à vue de nez. Face à mes quelques litres de sang tiède agité, tes millions de mètres cubes d’eau, sereinement figés, et certains depuis des milliers d’année. Figées… en apparence car vous êtes physiquement très actifs. Chaque jour d’été, votre surface fond, des rivières bleutées s’y forment qui tombent dans des moulins, précipices azuréens et menaçants, qui tentent d’attirer le promeneur imprudent. En profondeur, vous craquez, vous étirez, vous compressez sans retenue. Espiègles, vous ouvrez et refermez sans prévenir des crevasses de 20 centimètres ou de 50 mètres de profondeur. Vous êtes vivants, bien sûr…

Mais là, ça ne se voyait pas encore. Tu étais juste, là. Majestueux. Alangui entre deux sommets inaccessibles. Doté d’un front marmoréen d’au moins douze mètres de haut et d’un lac à tes pieds, chargé d’icebergs coupants et brillants, fraîchement détachés. Tu étais là, anthologique de tous tes congénères, et comme indifférent à leur recul. A n’en pas douter, le plus beau des quelques uns d’entre vous que j’aie pu parcourir dans ma vie. Je ne ressens rien devant les photos que j’ai prises de cet instant magique. Elles sont juste grisâtres, tristounettes, terriblement insuffisantes. Ce n’est pas vraiment toi. Par là même, impossible de « montrer » ce que j’ai pu ressentir à qui que ce soit. Je n’ai que mes mots. Quand je t’ai vu, j’ai eu le sentiment bizarre que tu m’attendais.

Et soudain j’ai pleuré, à chaudes larmes, j’ai débordé. Oui, un grand garçon comme moi, j’ai chialé comme un gosse, pendant une bonne minute, sans doute deux… J’en suis encore étonné. Pourquoi ?

Peut-être à cause du manque de sommeil. Ou de l’air qui n’est quand même déjà plus tout à fait aussi dense à cette altitude proche de 3 000 mètres. Ou de l’eau – comme on est ému par la Mer, matrice d’origine qui nous rappelle à elle, notre corps réagit magnétiquement, animalement, à une si grande masse d’eau, c’est sûr ! L’émotion devant la beauté ? Devant tout ce temps perdu, là en bas chez les hommes, à ne pas être remonté vous revoir ? La tristesse aussi peut-être, déjà. Surtout à cause des satanés « deux fois dix ans ». Je n’étais pas monté si haut depuis environ 10 ans. Et le guide nous avait averti que dans 10 ans, il ne resterait sans doute plus grand chose de toi hélas, tant tu as déjà reculé depuis le siècle dernier. Quand tu n’avais pas encore de lac et que tu fermais ta petite vallée à clef. Eh oui, toi aussi.

Cerné par ces deux fois dix ans, j’ai peut-être bien pleuré d’une double frustration… Je me souviens, dans ces larmes, d’avoir pensé à mon fils, à qui j’aimerais tant montrer un tel spectacle un jour, mais qui aura besoin d’avoir au moins 10 ans de plus pour, précisément, pouvoir faire cette ascension avec moi – quand il sera peut-être trop tard. Quand je t’ai vu, j’ai eu le sentiment bizarre que tu m’attendais. Oui mais seulement ce jour-là, seulement pour cette fois, et sans rien me promettre pour l’avenir. Car en l’absence d’un séisme majeur refroidissant toute la planète (Tambora – 1815, Pinatubo – 1991, et autres chutes de météorites dans le Yucatan), des choses qu’on ne peut pas décemment souhaiter, je sais que même si je remonte te voir un jour, ce 16 août sera sûrement la seule fois où je t’aurai vu aussi grand, aussi beau, aussi bouleversant.

Ensuite j’ai séché mes larmes, et toute la fatigue m’a instantanément quitté, en laissant la place à une grande joie. Nous avons cramponné nos godasses, saisi nos piolets, nous nous sommes encordés et – c’était bien le but ! – nous t’avons gravi avec circonspection, avec respect. Le ciel, les montagnes et toi, vous avez changé trois mille fois de couleur dans la matinée. Au sommet de ta traversée, nous avons retouché terre sur un pic sommital vertigineux et qui était déjà presque, à quelques mètres près, l’Italie – une mer de nuages crevés de seulement quelques pics sombres, ce jour-là. D’une beauté foudroyante. Comme une vue d’avion, mais en étant monté à pied… Tu m’as offert une des plus belles randonnées de ma vie, assurément.

Je reviendrai, j’espère, dans dix ans tout au plus… Et si dieu veut, s’il n’est pas trop tard pour toi, mon fils sera là, au bout de la corde, avec moi. Adesias et longo maï, glacier du Grand Méan. Je te laisse, car rien que d’y penser, je sens des larmes qui perlent à nouveau… »

 

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