Texte à l’arrache 354

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La terre est haute, l’horizon n’est qu’une fine bande, où un souvenir de ciel bleu dans le coin droit, fini d’être englouti par la fumée de l’incendie qui fait rage derrière les montagnes, dans l’angle opposé. Ces flammes semblent éternelles, et progressent, implacables, sur la terre. L’œil essaye de fuir la menace, mais devant lui, le spectacle est impossible à comprendre. Avec effroi il découvre le chaos de formes emmêlées, au pied de son poste d’observation. Tout n’est que bataille, désordre, cris et cliquetis du fer contre le fer. Il a des visions de silhouettes, mais il lui faut se concentrer pour délimiter le contour des formes qui s’agglutinent au premier plan. Aux abords de la mêlée, un homme en armure lève un brand d’arçon au dessus de sa tête. Hélas, le geste est déjà contré par son adversaire, qui bloque le mouvement en appuyant sur l’élan désespéré du combattant. De l’autre main, le vainqueur annoncé tient une cordelette, enroulée autour de la cuisse de celui qui va perdre. Une simple traction fera basculer l’infortuné. Ce maître en art martial n’est autre qu’un cadavre desséché, encore encapuchonné de son linceul, son sexe tanné entre ses fémurs. L’humain bientôt tombé n’est qu’un dernier rempart. Car c’est toute l’armée des morts qui est en train d’avancer, et la colonne écrase la piteuse résistance offerte en face d’elle, avec une aisance de rouleau-compresseur. Ce qui n’était qu’un amas désordonnés de membres se décortique autour de cette passe d’arme bientôt fatale : soldats et guerriers de fortune tombent sous l’effet du choc, les cavaliers basculent cul par dessus tête, des squelettes riants percent dans la bousculade, armés de lances et de faux. Un capitaine gît face contre terre, à moitié piétiné. Il était pourtant protégé d’une carapace de métal. A sa gauche, au même niveau, un jouvenceau rampe à reculons, parant avec l’énergie du désespoir la serpe géante qui s’apprête à fondre. Devant lui, une goule habillée d’une côte de maille égorge un personnage dépouillé, aux poignets liés, dont les yeux s’exhorbitent de terreur. Ses affaires sont éparpillées autour de lui, ses chaussures, son manteau, son havresac, son chapeau décoré, sa gourde et son bâton. Il ne lui reste plus que sa bourse autour du cou, mais le monstre va la saisir. Son métacarpe glisse le long de l’épaule de sa proie. Les victimes alentours meurent toutes avec le même regard épouvanté. Deux cadavres en linceuls, prêts pour l’inhumation, semblent dormir paisiblement, au milieu du fracas épouvantable. L’un est un adulte allongé dans un cercueil à roulettes, accompagné d’une momie d’enfant. L’autre est également un adulte, la nuque posée sur une botte de foin moelleuse. Ceux-là ont eu la chance de trépasser juste avant la catastrophe. Celle-ci se poursuit de part en part. A droite, c’est une table qui est prise d’assaut. Le backgammon a été renversé avec les jetons et le jeu de cartes. Le bouffon se cache sous la nappe, sur laquelle reposent les restes d’un repas, des serviettes brodées de motifs raffinés, et un saladier d’où dépasse le haut d’un crâne. Un spectre en costume de cabotin apporte un autre plat macabre. Les convives sont à la merci des sacs d’os, qui enlèvent les femmes. L’une pleure à l’avance sur le sort qui lui est réservé. Le gentilhomme qui porte la main à la garde de son épée sait qu’il ne va pas tenir longtemps. Les morts aiment s’amuser. En voici un qui joue du violon, pour accompagner un couple en train de faire de la musique. La femme indique à l’homme où poser ses doigts sur son luth, par rapport à la partition. C’est le seul endroit où les mœurs sont adoucis. Meme le crincrin d’outre-tombe semble y trouver son compte. Près du festin, un semblable lémure
à revêtu des nippes et un masque de vivant.
Il verse le contenu d’une bassine, deux vases d’argent semblables à des créatures vomissantes. Maintenant, c’est un lévrier rachitique, aux cotes apparentes. Ses mâchoires empoisonnées de miasmes se referment sur la gorge d’un nourrisson, encore dans les bras de sa mère assassinée. C’est le seuil de nouvelles exactions : un corps de religieux est transporté vers des filets : On y jette et capture les poissons bipèdes. Tout est bon à prendre, et qu’importe la couleur de la peau, les squelettes ramassent sans distinctions. Avec une carne famélique, un duo de cochers de l’au-delà écrase sans vergogne ceux qui tentent de leur barrer le chemin. Les postillons désinvoltes se promènent sur leur charrette remplie d’ossements. Ils jouent, l’un de la viole, l’autre du sablier. Se moquant du martyr le plus mérité : celui du roi. Il a beau être porteur de son hermine, de son sceptre et d’une puissante cuirasse, ce sont des accessoires futiles. Impuissant, plaqué dans un coin par un cadavéreux venu lui rappeler l’impermanence des choses temporelles, son trésor est à la merci d’un troupier du dernier jour, qui plonge avidement ses phalanges dans les pièces d’or. Un grand tumulte rappelle le regard sur l’accrochage principal. Un cavalier blême sur sa maigre monture va faucher un grand nombre d’âmes effrayées. Celles-ci, dans un mouvement de panique, essayent d’embarquer à bord d’un wagon. Mais il est trop tard, le mort à cheval n’est que le coup de grâce, car la boite où ils s’entassent est déja cernée de nécrosés. Ce sont même eux qui leur ouvrent les portes de ce faux salut. Une cohorte d’archers zombies, à l’abri de grands boucliers, se tient prêt, en rang serré, comme des renforts superflus qui n’ont plus qu’a constater le succès écrasant des leurs. Dans tous le pays, c’est le triomphe des macchabées. Par ici, on précipite dans le vide, là, on décapite, plus loin, le gibet fonctionne pour le plus grand plaisir des petits squelettes. Un corps transpercé d’un pieu peut bien se carapater dans le tronc d’un arbre creux : il est condamné, à l’instar de la dépouille étripée qui boucane au sommet du végétal dévitalisé. Au son du tocsin, la tuerie se répand. Les échafauds et les fourches parsèment le décor désolé, comme des fleurs fanées à grandes tiges. Pendant ce temps, les morts délivrent leurs frères de leurs sépultures. Autour d’une mare souillée de noyés, des grandgousiers géants se joignent à la légion invincible, chars de guerre biologique. Les tours brûlent, et sur les chemins, la victoire infernale avance, en annihilant la féroce mais futile résistance des mortels. Voici ce que l’observateur contemple de sa vigie éloignée, mais combien de temps reste-t’il avant que ces forces irrésistible l’atteigne à son tour ?

(Le triomphe de la mort, Pieter Bruhegel l’Ancien, 1562)

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