Un petit bijou

 Dans Nouvelles
Ce diamant est presque parfait.

A ma table de travail, sous la lumière chirurgicale, je m’affaire à tailler la pierre. Un intrus qui entrerait dans la pièce verrait mon dos courbé à l’intérieur du halo du projecteur, au milieu des ténèbres. Je n’ai pas vu la nuit tomber. Cette pierre précieuse diffuse de l’obsession à qui veut bien la regarder. Une exceptionnelle pureté qui m’a valu bien des intrigues et des complots pour me l’accaparer. Mais désormais, elle est à moi, rien qu’a moi, là, entre mes doigts, comme une superbe femme soumise, sensuelle, hypnotique…

Je transpire à grosses gouttes. Est-ce la transpiration, ou le souvenir de l’Afrique du sud ? Je revois la mine , près de Pretoria… L’excitation et les cris soudain qui se bousculent et convergent. Le découvreur, ses pas traumatisés en sortant du tunnel. Ses yeux écarquillés, ronds comme des balles de golf. Ses contours qui disparaissent sous les corps noirs des mineurs, attirés par la lueur inhabituelle de la pierre comme des mouches par du miel, et qui se jettent sur lui, sur l’étoile vivante au creux de ses mains, en adoration. Les noms de dieux et d’esprits s’évoquent entre brames et murmures. Je m’approche à toute allure, empoignant les carcasses mal nourries des sous-fifres excités. je la vois, encore salie de terre, dans les paumes calleuses.

L’ouvrier me regarde, tétanisé. « Elle… Elle est belle monsieur !» Je m’en empare sans répondre. Pendant de longues minutes, portée vers le soleil, je la scrute sous tout les angles, je m’en délecte en expert… Les chuchotements cèdent la place au silence le plus solennel. Elle est magnifique. Au moins cinq cents carats. Brute, grossière et magnifique comme une statuette préhistorique… Mystérieuse… Il y a une minuscule ombre à l’intérieur… La silhouette… D’une femme… Des mois plus tard, je peux enfin passer au clivage. Lorsque j’entaille le diamant, un petit pincement me tord les tripes. La culpabilité à l’idée de brutaliser cette demoiselle… Je place une lame dans la fente, la tape d’un coup sec. Elle se scinde comme un cœur brisé. Je choisis la partie où l’on voit l’ étrange chimère.

Quand on regarde de très près, on peut voir le minuscule corps noir d’une femme aux larges hanches, à la taille étroite, à la chevelure en savane. Si on regarde plus longtemps, le corps s’anime et danse. Aux rythmes de tambours invisibles. Une danse lente, rituelle et narcotique. Ensorcelante… « La sorcière », les mineurs l’appellent déjà comme ça. Le diamant repose dans le coffre de la compagnie, dans un préfabriqué morose. Depuis une semaine, je tourne autour de l’endroit, repérant des lieux que je connais par cœur, chaque fenêtre, chaque porte, chaque pièce. J’ai l’impression d’avoir préparé ce coup avant même que l’on ne découvre la pierre, comme si, inconsciemment, j’avais senti qu’un jour viendrait où j’aurais à m’introduire discrètement ici…

A chacune de mes venues, elle est systématiquement là. Cette fille. Une porteuse du coin. La fille d’un contremaitre, je crois… Une africaine de quinze ou seize ans, noire et brillante, ferme, maigre, avec d’immense globes oculaires qui transpercent le jour comme la nuit. Elle n’est probablement au courant de rien, pourtant la coïncidence fait qu’elle semble toujours croiser mon chemin, et toujours son regard intense m’agrippe quelques instants, lourds et accusateurs, comme si ces yeux d’obsidiennes connaissaient mes intentions illégales… Je pèse le joyau à la balance. Un peu plus de trois cent carats. Il est encore énorme. De la taille et de la forme d’un œil de bœuf.

Parfait. Je l’attache solidement au banc de sciage. Je règle minutieusement l’appareil, afin que la tension du laser ne le fasse pas exploser. Ça va prendre des mois… L’attente est devenue trop longue, la sorcière harcèle mes pensées depuis que je l’ai vue, le temps passe et mon envie d’en faire un parangon que je serais le seul à pouvoir admirer augmente sans cesse, elle sera mon astre personnel…

Ils ne vont plus tarder à l’envoyer à la taille. Mais je serais le tailleur. Le seul. Ce diamant, cette pierre, est largement au dessus des autres verroteries : émeraude, rubis, lapis-lazuli sont devenus du gravier, ce jour où le mineur est revenu avec elle… C’est comme si elle m’avait sélectionnée parmi tout les diamantaires du monde, cette femme à l’intérieur, semblant dire, « je suis venue pour que toi seul me manipule. » En dix ans que je suis ici, dans la chaleur et l’humidité, je n’avais rien vu d’aussi fantastique. Lorsque je la fixe à la machine de débrutage, il s’est passé deux long mois. Soixante longs jours. Mille quatre cent quarante quatre heures. Quatre vingt six mille quatre cent minutes. Cinq million cent quatre-vingt quatre mille secondes, que j’ai toutes comptées une à une, dans l’angoisse étouffante de briser ma matière première chérie. Assis devant le tour, les yeux rivés sur la pierre comme un missile sol-air sur une source de chaleur, je sertis avec habileté le diamant sur son bâton. En appuyant pour le faire prendre au ciment, une sorte d’ardeur s’en propage…

De mes doigts jusqu’à l’épaule, je ressens une canicule interne. De celle qui me transperçait en Afsud. Ce sera pour cette nuit. Mes repérage sont suffisamment satisfaisants, et il faut que je passe d’urgence à l’action. Ils emmènent la sorcière après demain, je l’ai entendu dire dans le bureau. Il est temps et cette fois-ci même la présence réprobatrice de la petite porteuse d’eau ne m’empêchera pas de m’emparer d’elle…

A onze heure, tapis dans la végétation, en lisière de la mine, je me rapproche du préfabriqué avec mille précautions. Ce serait stupide de se faire attraper par une bête sauvage, en voulant éviter des hommes. Heureusement, il n’y pratiquement personne, et dans le pire des cas, je peux prétexter une excuse banale… Je me glisse jusqu’à l’arrière du bâtiment. La porte de devant n’est pas fermée, mais un instinct prudent me force à pénétrer par une fenêtre hors du champ de vision des gardiens. J’ai laissé levé le loquet d’une d’entre elles, hier. Je n’ai qu’a la soulever sans bruit et à me faufiler comme un fantôme. Le coffre est là. Combien de fois l’ai-je ouvert et refermé sous le nez des patrons, à chaque fois qu’ils me demandaient d’apporter ce qu’ils pensaient être à eux. Les imbéciles. Le cadran tourne en hoquetant d’agréables petit cliquetis qui s’émiettent comme autant de grains de sables dans le silence…

La pierre est enfin prête à être taillé. Les arrêtes sont suffisamment arrondies pour le facettage. Je la pèse à nouveau. Trois cent carats pile. Formidable. J’éteins toute les lampes inutiles, pour être seul avec elle. Le travail se poursuit. Par dessus le tailleur en croix, je vise la femme qui danse… Elle balance doucement ces hanches nonchalantes. Je pourrais me servir de l’ordinateur, il m’a couté bien assez cher, mais je veux la manipuler, la palper, la sentir de ma peau, réfléchir à quelle partie ôter en premier, puis en second, puis en troisième, ainsi de suite, sans jamais la quitter des yeux. La sorcière… Même dans le creux de l’obscurité, elle émet de puissants rayonnements alors que je la sors de la bourse en velours qui repose dans le coffre. La faible lueur lunaire se catalyse dans la pierre. Le satellite culbute par dessus la mine avant que je ne me décide à l’empocher, fasciné par son aura surnaturelle.

La femme danse… Je vais lui confectionner une robe de verre parfaite, oui, des dessous parfaits. Une lingerie si arachnéenne, avec tant de facettes, qu’on la verra danser du fin fond du désert ! D’un coup sec, je l’envoie rencontrer le disque acéré. La morsure de l’hyper-rotation fait éclater la masse indestructible. Je contemple la minuscule touche plate qui vient d’être crée, et la médiocrité de la partie non taillé me saute au visage. La nature à fait une erreur que je dois corriger, me dis-je, dans un moment d’égarement. Je me concentre sur les entrailles du bijou. Les ondulations des hanches se font plus amples et plus chaloupées, sur un rythme plus appuyé.

Encore une fois. Nouveaux éclats. Encore une fois. Encore une fois. Encore… C’est bien… Ça devient un splendide petit bijou. Un bijou est toujours petit. Une émeraude de cent vingt kilo, ce serait totalement inutile. D’une grande valeur, mais ça ne pourrait pas se porter, ou être admiré, ou être caché dans une cassette à l’abri des regards, juste pour son bon plaisir. Le plaisir sophistiqué de posséder une chose rare et exclusive, d’en avoir l’usage privilégié, comme un grand seigneur… La satisfaction de penser qu’aucune main malpropre ne pourra souiller cette chose unique et pure comme une vie. Tout ce qui est petit est mignon, disait Napoléon. C’était pour justifier sa taille, c’est sûr, mais il avait raison,. Oui, ce qui est petit est mignon. Chérissable. Raffiné. Adorable. L’attraction de la sorcière devient moins forte, comme si quelque chose venait troubler son sortilège. Je la cache au fond de ma poche, et je m’en vais.

La fille est là. Entre les bureaux plein de piles de paperasse et de fax. La lune tire le voile de la pièce, mettant à nu son volume sans âme. Nous sommes face à face, et moi, je suis pris la main dans le sac. La perfection est atteinte, non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retirer, disait Saint-Ex… Il y a encore beaucoup à retirer… Je pèse. Cent quatre vingt-huit carats. Elle commence à prendre la forme que je veux. Encore une fois, une nouvelle facette. La silhouette qui s’agite se multiplie dans le kaléidoscope infini que je suis en train de lui fabriquer. Il faut que le diamant épouse au plus près cette petit forme magique. Ce sera le bijou le plus délicat jamais crée. De la dentelle de carbone tout à moi, que j’aurai la jouissance de ne montrer qu’a de rares élus, peut-être même à juste une personne, une seule, qui sera tellement impressionnée par la beauté de ce minéral aux formes féminines, qu’elle ne pourra qu’aduler ma maitrise technique. Oui, je serais le maitre… Encore une fois… J’aurais le contrôle…

Ses larges yeux inquiets ont une autorité de tribunal. Elle reste là, sans bouger, droite comme une justice en haillon, son jerrican en plastique à la main. La porte ouverte derrière elle allonge son ombre. Elle me recouvre, me saisit. Gardienne de prison future qui vient braquer son projecteur lunaire sur moi. Encore une fois… Cent dix carats. Je me rapproche, je me rapproche. J’ai trouvé ma voie : Ce diamant sera une seconde peau pour la sorcière. Une fine pellicule sur le corps de cette femme qui danse, qui danse, qui danse…

La belle ensorceleuse. Je vais capturer la magie, et la mettre en valeur, et quand je la montrerai, je serais comme le prestidigitateur qui fait s’envoler une nuée de colombes de son mouchoir. Encore une fois… En quoi vais-je la monter, en collier, en boucle d’oreille, en bague ? Quel sera le promontoire assez digne pour cette prouesse ? Une bague…. Oui, une bague. … Un bijou qu’on s’échange pour tout sceller, parce que l’industrie des diamantaires nous a vendu que les diamants étaient éternels. Un anneau d’or qui ornera mon doigt dans le secret, comme un gri-gri puissant qui doit resté caché… une œuvre d’art qui n’aura pas besoin d’être vue pour être comparée, tant elle sera parfaite. Oui. Encore une fois…

Après un silence qui se prolonge sur des secondes interminables, je me jette sur la fille, tête baissée. Je l’embroche de l’épaule, et vais pour la plaquer au sol, mais dans le mouvement, sa tête heurte le coin pointu d’un des bureaux. Il y a un bruit de ferraille creuse et comme une vibration de diapason… Quand je me relève, la fille gigote à terre, dans une sorte de danse. Ses hanches se lèvent, frétillent de gauche à droite avec la frénésie d’un poisson sur le pont d’une pirogue. Je contemple la touche plate sur sa tempe. Il en suinte un épais jus de rooibos chaud. C’est si grossier… Si médiocre…

J’ai commis une erreur. Une erreur que je dois corriger… Pour toi j’ai tant sacrifié… Je me concentre sur ses yeux, grands ouverts et brillants. Comme des diamants. Les ondulations des hanches se font plus amples et plus chaloupées, sur un rythme plus appuyé. Je lui donne un coup sec. Nouveaux éclats. Encore une foi. Encore une fois… Encore une fois. La sorcière s’agite de plus en plus, rendant la taille de plus en plus ardue… Cinquante carats… Maintenant, le moindre faux mouvement pourrait transpercer sa peau d’ébène… Mais je suis si près du but…Encore une fois… Vingt-quatre carats… La fille danse toujours… Encore une fois… Rester concentré… Encore une fois… La sueur me trempe… Grosse chaleur… Encore une fois… Douze carats… Encore une fois… J’y suis presque… cinq carats…C’est comme si le diamant bougeait tout seul… Encore une fois… Trois… Elle est à moi… Encore une fois… Deux… Je suis son maitre… Encore une f… « Aïe ! » Je secoue mon poignet, brulé par la vive douleur. Mon index s’est méchamment éraflé contre le tour. Et sur mon empreinte digitale ensanglantée, ne reste plus que quelques miettes de poussière de diamant… La sorcière s’est envolée. La fille a disparu. Je suis seul dans la pièce.

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monsieur Artaud
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