Confusion inquiétante

 Dans Nouvelles

Il gèle à pierre fendre, et la route est en pente. À chaque virage, l’auto manque de verser. La nuit est toute blanche, seule la lueur des phares montre l’obscurité.

Ses coups d’œil dans le rétroviseur donnent sur un noir de café moulu. À tout moment, la chose semble prête à en jaillir. Il accélère. Les pneus crissent sans arrêt, à l’agonie. L’habitacle tressaille avec furie.

Le revolver patine de droite à gauche sur le tableau de bord, le barillet vide. Un vent glacial s’engouffre par la lunette arrière brisée. Le ruban de bitume n’en finit pas. Plus il accélère, plus il se déroule.

Il pense à la lune. Où est-elle passée ? Tout à l’heure elle était là, haute dans le ciel, grosse et brillante comme une tête de fou. Il pense à la lune, et il pense à fuir, fuir à toute vitesse. Les deux idées se succèdent avec frénésie, se superposent. Le satellite devient la lumière au bout du tunnel.

Le froid lui déchire la peau, lui perce les os, engourdit ses muscles et son cerveau. Il ne sent plus ses doigts, ses bras craquent dès qu’il tourne le volant. Pas le choix, sinon entre les arbres et le vide…

Le palais à l’air d’une folie dans le brouillard givrant. Les colonnes doriques de la terrasse soutiennent un balcon dont le garde-corps est planté de cratères de pierres à intervalles réguliers, en forme de cloches inversées avec deux anses annelées, et présentent une surface entièrement sculptée en bas-relief, que la lueur de la lune peine à découvrir. Du bord du petit lac, il n’y aperçoit que des silhouettes humanoïdes nues, prises dans des contorsions inquiétantes. Le balcon donne sur le bâtiment style renaissance, flanqué de supports cylindriques corinthiens, surplombé d’un dôme, lui-même surmonté d’un belvédère gardé par des statues. Hommes et femmes vêtus de toges ou de chlamydes sévères, posant avec des manières cafardeuses et réprobatrices. La bâtisse est isolée, abandonnée dans la forêt, bercée par les stridulations d’un million d’insectes nocturnes.

L’eau cristallisée reflète le disque d’argent, et pare la bâtisse d’une teinte mercurielle, aux allures de mauvais augure.  Noir à toutes les fenêtres sauf une, au dernier étage, où l’aura d’un chandelier palpite faiblement. Il y a quelqu’un ici.

La lourde double porte grince sur ses gonds. Il allume sa lampe de poche, entre à pas de loup. Hall d’entrée aux dimensions intimidantes. Tapis tentaculaire grimpant sur un escalier monumental, se séparant en deux branches vers l’étage supérieur. Un lustre colossal flotte dans l’espace, intouchable et dangereux. Les entrées au sommet semblent contenir des atrocités.

Il promène son bâton électrique. Sol de marbre froid. Sentiment frigide dans la gorge. Envie d’explorer inexistante. Mais derrière l’escalier, il y a un passage. Un instinct inconnu l’y emmène.

Dans le couloir, un long, lugubre et obscènement humide cordon de pierre, sa main se porte à sa poche, en extirpe le revolver. Sous les chandeliers vacillent des images impies, des violences et des tortures, semblant avoir été peintes par le subconscient d’un fou sadique. Un homme est équarri vivant, on ouvre le ventre d’une femme enceinte, et son rejeton est poignardé avec un tesson de verre, toutes les turpitudes de l’âme humaine semblent être lentement répertoriées. Sous les cadres, la même inscription : « l’esprit n’a pas de sexe ». Le catalogue continue, et avec une étrange fascination, il s’arrête pour les regarder toutes, comme s’il était prêt à plonger dedans : un homme est empalé sur un arbre, des femmes danse une ronde hystérique. Une jeune fille est pendue par les pieds, la tête coupée, plantée sur une pique tenue par un soldat. Des groupes de personnages sont embrochés par des hallebardes. Viols, éventrations, mutilations, écorchés, brûlés vifs, avortements au crochet, énucléations, estrapades, coutures, ignominies. Tourmenteurs et persécutrices aux visages défigurés par la cruauté. Cadavres aux corps et aux visages difformes, impossibles à genrer. Et toujours : « l’esprit n’a pas de sexe ». « L’esprit n’a pas de sexe ». Le bout du chemin n’arrive jamais, et la carpette sans fin sur laquelle ses semelles raclent ressemble à la paroi usée d’un intestin pourri. Le conduit tourne, retourne, descends, s’enfonce…

Finalement, une porte. Un seul battant de bois, sculpté des pentagrammes de Venus et de Saturne, une lourde poignée métallique en forme de patte de lion. Il lui faut toute la force de son épaule pour la pousser.

« Te voilà. »

La voix appartient à une femme. Placée au centre de la pièce démeublée, elle se tient avec un port de tête royal. Robe fendue faite d’une étoffe luxueusement exorbitante. Derrière son épaule droite se tient un homme brun et pâle, au regard d’oiseau de proie, dans un costume de soirée distingué. Un cône de lumière venue du plafond fait pleurer les ombres de leurs traits, souligne leur présence comme des pièces de musée mises en évidence. Le reste de la salle est plongé dans les plus épaisses ténèbres. Seule une ouverture est visible au fond de la pièce, une fenêtre d’où transparaît un rayon de lune et les doigts malades de la forêt. Il est au dernier étage. Sous les nébuleuses ogives primitives, les hôtes le scrutent avec des sourires de rasoirs. Les lèvres rouges de la femme bruissent comme des vaguelettes acides. Elle lui montre l’objet rond qui est apparu.

« Va voir. »

Il s’approche du globe de cristal, prit entre deux cerceaux sur un support en bois. La chaleur de la sphère lui rougit les joues. Ses yeux plongent dans l’orbite transparent. Un liquide se répand à l’intérieur, blanc comme de la laitance, devient un écran. Des images se diffusent…

Au fur et à mesure que ses yeux s’écarquillent, la boule de verre se fendille et craquèle. Soudain, la boule explose en mille morceaux. Les éclats lui griffent le visage. Alors que des flots de sanglots suintent comme du pu de ses orifices froncés, il tombe à genoux pour tenter de récolter les bribes de l’orbe, mais ne fait que s’écorcher les mains.

« Tu ne devrais pas te donner en spectacle. » dit la déesse d’un ton guttural et accusateur. Ce ne sont que des images, n’est-ce pas ? Des images… tristes tentatives pour garder le passé plus longtemps. Elles pourrissent dans les disques durs qui pourrissent à leur tour, et personne ne s’en rappelle plus jamais, pas plus que les défunts des générations précédentes. Il n’y a que du vide. Même entre les cellules qui forment nos corps, il n’y a que le vide. Et tout le reste est douleur. Tu n’en as pas conscience, tant que ton système nerveux t’en cache la vue… tout est vide et douleur. » Son rictus est horrible.

Dents serrées, il pointe le canon de son arme sur le ventre de la gorgone haute-couture, qui continue de parler. Il fait feu une première fois.

« Nous sommes blasés par le soi-disant miracle de la femme enceinte. »

Une deuxième fois. Sur l’homme.

« Continuer le cycle de la vie mortelle ne nous intéresse pas. »

Une troisième fois.

« Nous désirons le triomphe de la mort, équilibre suprême, conducteur de l’harmonie perpétuelle.»

Il tire encore.

« Julius. La victime. »

L’homme s’écarte, et en tirant la corde qu’il tient, fait venir le bouc.

Et encore.

La femme élégante lui attrape une corne, et de son autre main,tenant une dague en obsidienne, l’égorge. La langue de l’animal protrude et se tortille hors de sa gueule béante et muette, le sang déborde en bouillonnant par la plaie. L’hommeen smoking procède à l’éviscération de la bête. Au moment de donner les entrailles du sacrifice à sa maîtresse, elles lui échappent des mains. Le couple s’observe. Ils sont visiblement très contrariés. Beaucoup plus que par les blessures béantes que les balles ont ouverte dans leurs corps. S’ils gardent leur contenance, de leurs regards jaillissent des éclairs. La femme se retourne vers lui avec une moue méprisante.

« Quant à toi, ton futur sera d’attendre dans la solitude la visite tardive de la fin. Maintenant, je vais prononcer les mots qui n’ont jamais été écrit… »

Les aiguilles osseuses commencent à poindre sous leurs peaux, leurs têtes se fendent en d’immenses mâchoires remplies de dents. L’arme n’émet plus que des cliquetis inoffensifs…

Une odeur de bouquetier, caractéristique des funérariums. Il reprend connaissance. Aucune plante dans le mausolée. Les mouches tracent des angles droits en survolant le cercueil ouvert, seul au milieu de cette vaste pièce qui doit bien faire une dizaine de mètres de côté, et bien plus de hauteur.

Impossible de savoir qui est à l’intérieur de la boîte. Appuyé sur les coudes, il ne voit rien que la pointe d’un nez émerger de la caisse. Il se relève et s’avance. Les Caryatides et les Atlantes qui soutiennent les angles de corniches lui jettent des regards de souffrances. Il se penche comme pour regarder par-dessus la margelle d’un puits. Mais pas le temps de voir le corps. En un millième de seconde, le fond du cercueil plonge dans un abysse insondable, et alors qu’accroché au rebord, il passe sa tête au-dessus du trou, rentre un courant d’air d’une froidure effroyable, créant une force de succion gelée presque irrésistible. Un coup de tonnerre jaillit du nadir, devient un grognement sourd, puis une forme confusément humaine, qui escalade la paroi avec des mouvements hachés et supersoniques. Il tire mais il est impuissant. Cela fait déjà longtemps qu’il n’a plus aucune balle. Une crise soudaine de survie furibonde lui fait tourner les talons et s’enfuir du tombeau. Ses jambes trouvent la sortie.

Présence de la chose derrière lui. Dehors, une tempête de neige s’est levée, rendant le frimas encore plus mordant. L’homme et la femme chargent le cercueil dans un corbillard et partent. Sur leurs talons, ill se précipite dans son véhicule, démarre. Quelque chose de puissant pousse la voiture en avant, comme la charge d’un dinosaure. La vitre arrière explose en flocons…

À la sortie d’un virage en épingle à cheveux, le corbillard dévale la pente avec vitesse et précision. A travers la vitre, il voit le cercueil, ouvert, et le corps transporté en train d’osciller de droite à gauche, comme un tronc dans un canal de flottage.

Ça zigue et ça zague jusqu’au confins de l’enfer blanc, ça descend, ça descend et jamais la route n’atteint le niveau de la mer. La limousine de la mort ondule de plus en plus, jusqu’à ce que, éblouie par la réapparition subite de la lune, elle sorte de la route et tombe. Son véhicule lui emboîte l’élan, se propulse dans le trou noir, par-delà la cime des arbres blafards comme des fantômes.

La porte arrière du corbillard s’ouvre en grand, laissant glisser à l’extérieur sa cargaison. Seconde suspendue, d’où il peut sentir l’apesanteur et le corps déployer ses membres pour voler. Sur le tempo infernal d’une frénétique trépidation cardiaque, il reconnaît le cadavre.

« Elle était si jolie, et pourtant, elle n’était qu’un homme à tes yeux, alors tu l’as puni avec la brutalité la plus excessive dont tu étais capable. T’en souviens-tu ? Oui tu t’en souviens, ton cœur qui explose dans ta poitrine s’en souvient. Regarde-la, regarde-la. L’esprit n’a pas de sexe. L’esprit n’a pas de sexe. L’esprit n’a pas de sexe. »

Décrocher l’automobile de l’étau de branches brisées dans lequel elle s’est incrustée nécessite le déploiement funambulesque d’une technologie de pointe. A une vingtaine de mètres de hauteur, à flanc de falaise, ni les hommes, ni l’hélicoptère n’ont pu ne serait-ce que la toucher. Même la grue robotisée, fermement campée sur la route, s’y est cassée les mâchoires. Sans compter la neige et le froid polaire qui ont rendu encore un peu plus impraticable l’impensable casse-tête. Les secours ont dû se résoudre, à l’aide d’un long bélier de fortune, à faire tomber l’engin de son perchoir, qui une fois délogé, est allé, avec de grand cris de tôle, s’abîmer au fond du précipice. En bas, il ne reste plus qu’une carrosserie complètement compressée, émasculée de ses roues, d’où suinte les chairs déchiquetées d’un corps.  Goutte à goutte, avec un bruit d’horloge, une flaque de sang s’étend sous la ferraille. Ultime mouvement de la mort.

« Tu verras que c’était un suicide » s’exclame une gendarme d’un air narquois.

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