La Machine à Coudre

 Dans Mémoires de musicien

(EXTRAIT DE MES MÉMOIRES : MOI, JE, PERSONNELLEMENT, SORTIE PRÉVUE LE 23 FÉVRIER 2021, AUX ÉDITIONS MASTURBARD, QUI SERONT DISPONIBLES DANS LA POCHE INTÉRIEURE GAUCHE DE MON COSTUME DE MACCHABÉE. PASSAGE ISSU DU TOME 9, LIVRE 18 : MES ANNÉES ROCK.)

Le concert à la Machine à Coudre, ça devait être le troisième. Les deux précédents avaient eut lieu aux Red Lion d’Aubagne et de Marseille, et on sait comment cela s’était terminé. Grâce à Ritchie et une premiere démo, on a eu une date à la M.A.C. Le potard montait d’un cran. De petit groupe du dimanche, on passait à formation en quête de reconnaissance communale.

Jouer à la Machine signifiait entrer dans la cour des grands. C’était se produire non pas devant quelques étudiants sans couleur et des buveurs d’un soir, mais devant des connaisseurs. Des personnes qui venaient volontairement dans des salles pour écouter et apprécier de la musique. Autrement dit, là, il fallait montrer qu’on n’était pas des rigolos. Mon slip faisait de l’accordéon, et je suppose que le reste du gang, Ritchie, Juan Lucas et Matwis, sous leurs airs plus désinvoltes, ne devaient pas moins avoir un trac d’enfer.
La Machine à Coudre, quoi, oh ! La Mecque du son alternatif de l’époque à Marseille. Il y passait non seulement les combos locaux, mais aussi des groupes venus du monde entier, des sérieux, signés sur des label et tout et tout. De l’indépendant, du vrai, du beau, du voilà-comment-les-choses-devraient-être.

On partageait l’affiche avec deux autres groupes, d’obédience anarcho-punk, des purs, des durs, avec des croûtes et des clébards, enfants libertaires du collectif Crass, les iconoclastes de l’avant-garde qui avait fourré pêle-mêle dans leur besace Dada, John Cage, Baudelaire et esprit de flibuste. Le nom des groupes, impossible de l’oublier. L’un s’appelait Ravaltakich, l’autre Zbeb. Dans Zbeb, il y avait Tchoupi qui chantait, mais je ne le connaissais pas encore. C’est un des artistes les plus délicats dans son art, aussi capable de dessiner dans le style d’Albrecht Dürer que de Jano, et encore, je limite son rayon d’action, car Tchoupi à son propre style, ses propres visions. Pour ce concert, j’avais bricolé une affiche : la photo d’un canard qui jouait d’une pédale de grosse caisse, et les noms des groupes, les infos diverses, lieux, date, prix, etc, incrustés dessus. C’était moche. D’ailleurs, une amie de Tchoupi vint me dire, dans les couloirs de l’université de Provence : « elle est moche ton affiche. J’ai un copain qui en fera une beaucoup plus belle. » Elle parlait de lui. Je ravalais ma fierté et acceptait. Elle ne mentait pas. Comme on était en décembre, il dessina une affiche de circonstance : un père noël dévoré par ses elfes. Il y avait du Goya là dedans, rien de moins. Une sorte de Saturne mangeant ses enfants, sauce Xmas de ricains décadents. À la fois choquant et gaguesque. Réussi. Excellent.

Mais revenons à nos keupons. Quand nous sommes arrivés, le jour J, devant la double porte grise et noire, avec nos voitures pleines d’amplis, on a sonné. Par la fente de la boite aux lettres, une sonnerie est sortie, puis la menuiserie de l’huis à râlé, et les battant se sont ouvert sur Claire et J2P, qui nous ont fait la place libre pour que nous puissions vite rentrer le matos. On fit la chaîne humaine tel des pompiers du rock, se faisant passer les instruments comme d’autres les seaux d’eau.
Apres le sas/billetterie, c’était le bar, une civette tout en longueur, le comptoir à gauche, parallèle au mur d’en face, ou étaient placées d’antiques machines à coudre Singer en guise de table. Elles fonctionnaient encore. En actionnant la pédale du pied, la tête bougeait encore. On pouvait pratiquer ses toc dessus, en buvant un verre de vin. Les parois étaient peintes, je me rappelle de deux beaux luchadores en pleine lutte, d’affiches de concert, et d’une pénombre perpétuelle.
Au fond du bar, il y avait quatre marches qui menaient à la salle de concert, encore plus obscure. À côté de ce passage, le portrait de Philippe, le fondateur de ce saint lieu, enlevé trop tôt à ce monde, scrutait son estaminet d’un regard calme. Le lieu de sacrifice en soi était un petit volume bas de plafond. Quelques bancs contre les murs. Un pilier en plein milieu du public semblait être le seul soutien de tout le bâtiment. Une petite zone en face de l’estrade à orchestres faisait office de cabine pour l’ingénieur du son, qui gérait à la fois les retours et la façade. Derrière lui, c’était la porte des toilettes. On a tout monté sur la scène, et puis, par une porte encore au fond de la salle, on est on est allé attendre backstage.
Ils étaient supers, grands avec de quoi s’assoir. Alors qu’on planifiait je ne sais quoi, on devait sûrement réviser des morceaux, la sonnerie de l’entrée a de nouveau retenti, et une lumière s’est allumée en même temps. C’est là que je m’aperçus que la cloche du buzzer était installée dans les loges, et que la loupiote était réglée dessus. C’était pratique. À chaque fois que quelqu’un actionnait le bouton, on pouvait en déduire une nouvelle arrivée d’acheteurs de billets d’entrée. Et puis ça donnait à l’endroit un côté planque de résistants qui n’était pas sans charme. « Dring ! La Gestapo est là ! Vite ! Planquez vous les braves ! » Heureusement, cette époque opaque n’existait plus, et en l’occurrence ceux qui sonnaient, c’était les membres de Zbeb et Ravaltakich.
Quand la bande de joyeux loufoques nous vit, on s’est senti un peu condescendus en flammes. C’est qu’avec notre absence totale de dégaine (jeans et t-shirts) et nos vingts ans à peine passés, on devait avoir l’air mal dégrossi, fils à papa-maman, et gentillets. Eux étaient bien plus conscient, en noir, antifa, cuir et petit fedora, pas tous bien sûr, ce n’était pas des uniformes, mais bref, ils étaient bien plus définis que nous. Donc, bon, au début, on se jaugeait un peu les uns les autres, ça s’est detendu quand on fait la balance avec le bassiste de Zbeb (pas tout le groupe était arrivé, et le temps commençait à presser avant l’ouverture des portes). Il a commencé à jouer « California Uber Alles » des Deadké, et on l’a suivi, nature-peinture. Il était agréablement surpris que nous fussions au courant du morceau. À l’époque , c’était encore relativement souterrain de connaître les Dead Kennedys, quoique je ne suis pas sûr que ce soit plus connu de nos jours (il y a bien eu leur présence sur Guitar Hero 3, mais hum-hum). Maintenant que la maladie m’a déclassé du système, je trouve que ce reniflage de fesses était vain, mais que voulez-vous, les plus vieux se méfient des plus jeunes, et vice-versa, il y a une jalousie entre les groupes qui ne se dit pas, mais se ressent. Tout le monde veux se persuader qu’il est meilleur que l’autre, ce qui peut être la source d’une saine compétition qui bénéficie à la qualité de la musique, mais dans le fond, quand même, ça ne mène à rien. Ça fait un peu résidu de comportement pré-préhistorique, quand on se grattait les fesses en sautant de branches en branches. La Rochefoucauld, tout deprimant qu’il soit sur la nature humaine, n’a pas tout a fait tort : l’amour propre, ca a tendance a rendre naze. Tout ça pour dire : j’aurais pu être copain avec Tchoupi bien avant, que de temps perdu à cause de paranoïa cretinoïde.

Sur ces digressions, le soir était venu, on est parti chercher à manger sur le Cours Lieutaud, sandwichkebabmerguezsaladetomateharissasauceblanche et tout le tralala. Les néons voulaient savoir s’ils brillaient plus que les lampadaires. La route explosait de moteurs. Les klaxons chantaient la fin du soleil. On mâchait nos sandwichs sous la brise de co2. Tout semblait tranquille. Le petit rat qui galopait dans la rue Jean Roque ne savait pas ce qui se tramait derrière ces portes closes. En fait si, le petit rat devait passer par le sous-sol pour pogoter avec ses potes, mais le passant, en tout cas, lui ne savait rien. Le public rentrait discretos, au compte goutte, cela ressemblait fort à un speakeasy americain des années 20. Tant mieux pour nous, la prohibition était finie.

Quand on est revenus, il y avait du monde qui était arrivé entre temps. Plutôt pas mal de monde en fait. Mon courage tomba en flaque à mes pieds. La première chose que je venais de voir dans la foule, c’était deux redskins assis devant le zinc. Il se mettaient de grand coups de fronts en disant « un skin, c’est bête et méchant !!! » devant un J2P imperturbable comme un consul romain. Ouahfandepied, qu’elle était soudain très loin, ma petite chambre douillette chez môman.
En fait, je n’étais pas habitué à cette faune, ma vie n’était qu’une ritournelle infinie de rituels inoffensifs. Je n’étais qu’un bourgeois après tout, je n’avais aucun poil, à force de rester bien au chaud dans mon trou, à regarder l’existence par l’écran de la télévision. Là, c’était le vrai monde, celui qui ne se voit pas, celui qu’on arrive pas à concevoir quand on est jeune et naïf comme un chiot. Désormais, ce que je nomme du terme méprisant de « faune » juste quelques lignes au dessus, ce sont simplement des humains, potentiellement sympas, potentiellement nocifs, mais des humains, des frères, des sœurs, des moi.
Cool, il y avait aussi des copains : Johan, le norvégien, le Neal Cassady de ma petite route, Jadran, le serbe, à eux deux quatre mètres de haut, et Élise, qui n’était pas encore avec Jadran. Tous les trois des copains de fac. Ça leur faisait super plaisir d’être là, ils avaient hâte de nous entendre. Moi je m’excusais d’avance, en insistant sur notre médiocre talent, même si, par devers moi, je savais que je leur mentais par minimisation (on avait quand même un bon niveau, mais vous connaissez l’exercice : on jouit plus quand on part faux perdant). Cependant, le doute persistait véritablement en moi. Avec ma grand-mère qui placardait du Lizst sur son piano, mon niveau d’exigence en terme de qualité, je le plaçais juste un peu au dessus de l’himalaya, voyez-vous ? C’est elle qui m’avait fait entendre et voir en premier une interprétation professionnelle. Sur son piano droit, elle jouait du Lizst, du Gershwin, du Debussy. Elle avait des mains très belles, aux doigts longs, fins, sculptés par la pratique. Quand elle jouait, on aurait dit des araignées faisant des claquettes à toute vitesse. Mais je m’egare dans les images idiotes et les couloirs du temps. Retournons dans le corridor. Je me suis esquivé, et suis allé fumer un joint dans les loges.

C’est Ravaltakich qui ouvrit les hostilités. Si je me souviens bien, il y avait un guitariste, une boîte à rythme, une chanteuse qui déclamait des textes revendicatifs, le tout brodé de noir, de colère et de squatt. Le parterre les écouta avec politesse. Bien trop vite, ce fut notre tour. On s’installa à nos postes la gorge nouée, des papillons dans le ventre, et des chenilles dans le cul. Bruissement de cris, de bières renversées, de murmures dubitatifs, d’encouragement des chers amis.
Alors on a envoyé la purée, et le courant est passé tout de suite. La musique qu’on faisait live, elle était quand même pas mal beaucoup vachement violente, tout à fond sans se retourner, avec toute l’énergie qu’il y a dans de jeunes adultes prêts à mourir plutôt que de se taper la honte. Tout le monde s’est pris une claque, nous compris, qui ne nous attendions pas à ce que notre truc plaise. Dans le public, ça c’est mis à tanguer comme dans la cale d’un bateau pirate en pleine tempête. Tout le monde s’agitait, se débattait, slammait, imprimait ses semelles au plafond, se prenait nos intentions en plein cœur. Un chaos qui me donnait l’impression d’être dans une scène de bagarre dans un saloon de Lucky Luke : C’est la foire d’empoigne tandis que le pianiste continue de jouer, imperturbable. Et là, c’était nous les pianistes. Gé-nial.

Le concert continua sur ce rythme. À la fin, on a placé notre reprise de Boy’s don’t cry. Une fille complètement saoule est monté sur scène avec un tabouret, l’a posé devant ma batterie, et s’est assise. Elle a goûté tout le morceau en hochant sa tête recouverte de cheveux noir, comme une Sadako conquise. Je mourrais de reconnaissance. Ensuite Johan, Jadran et Élise sont venus me féliciter, ils avaient trouvé ça vraiment bon, vraiment bon, vraiment bon, c’était fou ! Qu’est-ce que je leur en était reconnaissant. Ce genre d’expérience, ça fait des amis pour la vie. Mon inadaptation sociale me fit valser d’un compliment à l’autre jusqu’au backstage. J’étais heureux. Eu, air, eu. Enfin, j’avais le sentiment d’appartenir. Tout les transylvaniens, les familles Addams, les bizarros, les déglinguos, j’étais pétri dans la même farine, et je les aimais. Les radasses du Red Lion pouvaient bien aller se faire manucurer chez lee Aztèques.

Zbeb a clôturé la soirée, ca a été derechef la folie, ça valdinguait partout dans la joie. Ma mémoire se brouille, on a fumé plein de pétards, et je me suis accroché à la meilleure des drogues, la plus cruelle à obtenir : les compliments.

Depuis, on a joué plus d’une fois, mais ce concert là a la saveur inoubliable du dépucelage exécuté avec tendresse . Au début ça fait peur, mais ensuite on prend son pied. Ce fut ma première expérimentation de la fièvre du musicien. On sent la flamme s’allumer dans nos yeux, et l’irrépressible besoin de déverser sa puissance débarque. Quand je vois un super show, c’est cette meme ferveur qui me fait songer dire au batteur « pousse toi de la que je m’y mette », à tel point l’enthousiasme me donne envie de jouer.

À la Machine à Coudre, j’y ai joué et vu plein de concert, c’était un refuge. J’y ai vécu de grand moments d’hallucinations au chanvre. Comme lorsque j’ai vu le visage d’Eloïse, la petite amie de Pippo à l’époque, qu’on appelait miss France tellement elle était charmante, sous une lumière verte du bar. J’ai cru voir la Mort personnifiée. Ça lui creusait tant les traits, cette lueur d’outre-tombe… À ce moment là elle avait un regard si implacable (elle devait être plongée dans ses pensées)… Je me suis dit : c’est la Mort, la Faucheuse, La Grande Gagneuse, le Crâne, la Caterina. J’en ai conçu beaucoup de crainte. Pauvre Eloïse.

Hélas, le 5 novembre 2018, les immeubles se sont effondrés rue d’Aubagne. La salle faisait partie du même bloc, elle a été condamnée, Claire ne s’est pas senti de continuer, c’était trop harassant. La machine est morte, donc, mais pas l’âme de Philippe, ni Claire, ni J2P. Encore mieux, son esprit s’est multiplié, s’en est allé s’éparpiller au quatre coin du quartier. Il y a toujours des salles avec un son génial pour accueillir encore plus de groupes : le LAM, La Salle Gueule, Le Molotov, L’Intermédiaire, Lollipop, C4, Dar, 9 Salopards, (il y en a d’autres qui ne me viennent pas tout de suite en tête, mais que je mettrais dans l’édition augmentée de luxe chez La Pléiade). On peut dire que les graines ne sont pas tombées loin de l’arbre, et qu’elles ont toutes germées . Pour le défunt Philippe, on peut parler de métempsycose maximisée. Ce n’est que justice. C’est lui qui a lancé l’impulsion à la fin des années 90, et son javelot de culture n’a plus jamais quitté le ciel. Il continue de voler au dessus de nos têtes blanchissantes. Respect mec.

Articles récents

Laisser un commentaire

Me contacter

Je vous recontacterai si je veux !

Non lisible? Changez le texte. captcha txt

Warning: Undefined array key "quick_contact_gdpr_consent" in /home/clients/1e145a7d46f765c8738e0100b393cc07/130decuy/wp-content/themes/jupiter/views/footer/quick-contact.php on line 50
%d