Phocéa Rocks. 5,6,12,13 et 19 juillet 2013.

 Dans Mémoires de musicien

Six jours séparaient la date de la Machine de celle la Rue du Rock, prévue le cinq juillet 2013. Le spectacle promettait d’être pantagruélique : dix-huit groupes, rue Consolat, se succédaient du milieu d’après-midi au début de la soirée, puis la fête se déplaçait aux Arnavaux, à Sud Side, pour une soirée jusqu’au bout de la nuit, avec en guise de hors d’œuvre deux formations supplémentaires. C’était moi, j’avoue, qui fit l’hideuse affiche.

 

Autant dire que dans ce laps de temps, j’étais au taquet. Au travail, je laissais des flyers, correspondais par courriel avec les baladins, l’association, fignolais les derniers détails des shows, planifiait pour dans la semaine, les interviews avec le journal Ventilo et l’émission l’Oreille Cassée sur Radio Grenouille. Il y en eut même une avec des petits jeunes avant un concert de Nitwits, un remplacement de dernière minute à la Salle Gueule. Kodjobi, à fait venir un mec d’un label, pour qu’il nous voit. Forcément, on n’était pas au top, vu les circonstances. Le regard complaisant de ce quidam, avec sa chemise violette qui jurait au milieu des punks, cet air de me dire, en souriant, « z’etes pas au niveau les cocos » … Bah… Revenons à nos reporters diy. A l’instar de Fugazi, qui n’acceptait que les discussions avec les fanzines, je préférais parler avec eux plutôt que des professionnels du dossier de presse. Le gars qui me posa les questions était encore plein d’idéaux et s’il y a quelque chose qui me plaisait, c’etait de ne pas saboter les rêves des autres, afin qu’ils n’en viennent pas à croire, sans y plus jamais démordre, que le genre humain est fourbe et décevant quoiqu’il arrive. C’est ainsi que l’on fait des sagouins.

Au boulot, la musique tournait en boucle dans mes oreilles : Ugly Duckling, The Dead Milkmen, Blood Duster, Iam, Naughty by Nature, Devo, Sun Arraw, M O O N, Moon Duo, etc, etc, etc etc. L’album « Real Emotional Trash, de Stephen Malkmus & the Jicks, je le buvais jusqu’à la lie. J’étai amoureux d’un soldat de Baltimor, Baltimore, Baltimore, et je fredonnais le nom de la ville sous les regards soucieux de mes collègues. Je passais plus de temps sur mon écran tactile, qu’à rentrer des données sur mon logiciel. Ma production se ratatina. Les cadres me convoquèrent. « Attention, Vinzo, tu te relâches. » Telle la larve servile que j’étais, je me courbais humblement en signe d’excuse. Je venais d’arriver, j’étais encore à l’essai, je ne voulais pas me planter, après tant de concessions pour cette niche de tranquillité, c’était ma seule source de revenus, et puis je n’aimais pas décevoir. J’expliquais que là, ce week-end, j’organisais quelque chose qui me demandais beaucoup de concentration, mais que sitôt fini, je mettrai les bouchées double

 

76 ou 48 heures avant, on organisa une réunion avec tous les participants, afin de leur expliquer le déroulement des événements. À quel horaire étaient-ils attendus, à quel endroit de la rue devaient-ils jouer, dans quel ordre, quel matériel était disponible, qui pouvait apporter quoi, etc.

 

Sur ce, il fallait aussi s’occuper du montage de la scène à Sud Side. Le patron de Dushow eut la bonté de venir à mon secours. Comme il était ami avec mon père, que j’étais venu m’entretenir avec lui dans les loges d’un Marsatac, et que j’avais montré ma bonne volonté en déménageant ses entrepôts, il accepta de me prêter ce dont j’avais besoin. Et ce dont j’avais besoin c’était de retours, de haut-parleurs, d’une console, de micros, et d’un nombre conséquent de jacks, le tout de la meilleure qualité, il va sans dire. Sud Side était un volume aux proportions cyclopéennes, à la surface d’un stade de foot et au plafond métallique d’une dizaine de mètres de hauteur. Cela revenait à sonoriser une boîte de conserve géante. Nous avions donc besoin d’un matos top banane pour pouvoir dresser les alizées soniques qui se déchaineraient sitôt qu’on enverrait les watts. Il y en avait pour fort cher, mais le grand manitou fut magnanime, et me preta ses gris-gris pour rien, à condition qu’on les lui rende le lendemain de l’événement.

 

Ritchie, Vincent Fraschina, et moi, nous rendîmes dans l’arène deux jours avant le moment M. Ritchie m’y emmena sitôt ma journée de travail achevée. VF y était depuis le matin. Le montage avait déjà commencé. Les ouvriers de Sud Side avaient non seulement monté la scène, mais tandis que nous arrivions, ils installaient une carlingue d’avion dessus ! Un petit monomoteur blanc, à carreaux rouge, le nez planté dans les planches, qui donnait un air de croix de Saint Pierre à l’endroit. Du rock et un crucifix géant renversé, on ne pouvait pas dire qu’on ne respectait pas le décorum associé au genre. Ajouté à l’ambiance générale des lieux, avec sa station-service vintage, les petits plats étaient dans les grands.

 

Le camion de Dushow était arrivé à l’heure convenue, en début d’après-midi. VF avait débarqué les flycases à roulettes, et avait commencé d’installer. Nous nous mîmes au travail. Il y avait deux groupes à sonoriser, Thee Atom Brain et Mick Wigfall and the Toxics. Grâce aux plans de scènes, et à notre expérience, qui, du Sporting, qui, du Molodoï, et qui, de tonnes de concerts, nous disposâmes et câblâmes tout assez vite. Ritchie se mit aux commandes de la machine à pistes. On l’avait engagé comme ingénieur, avec un guso (un cachet) officiel. Entre temps, les groupes arrivèrent. Les balances commencèrent. Mick et sa bande, qui jouait les derniers, les entamèrent. On procèdait ainsi, à rebours de l’ordre de passage. Ritchie s’en sorti sans trop de problème, le groupe jouant seulement avec une guitare amplifiée, pas trop distordue, et une contrebasse qui ne nécessitait pas, vu sa puissance originelle d’instruments à grand coffre, de monter trop le gain. Quant à la batterie, le jeu très jazz et tout en souplesse de John Kuriac la rendait nette et peu tonitruante. Le rockabilly se mariait bien avec l’environnement. Même si Ritchie tâtonna un peu sur son nouvel engin, et que la réverbération gigantesque de l’intérieur de Sud Side ne pouvait pas être biaisée, il s’en tira avec un son décent.

Thee Atom Brain, ce fut une autre paire de manche. Une gratte, une basse, une batterie, toutes ensemble, jouant très fort, et avec moult pédales d’effets et voix supra-réverbérée. Il en sorti d’abord une bouillie sonore qui tenait plus du troupeau de lions de mer aboyant par centaines sur une plage, que de l‘orchestre de chambre dont on entend toutes les subtilités. L’exercice tint de la capture au lasso invisible de mustangs excités. Baisser un peu l’ampli par ci, monter un peu la tranche par-là, éliminer le larsen de tel retour, untel qui ne s’entend pas, untel qui s’entend trop, il fallut beaucoup d’essais et d’erreurs, de tests et de réflexion avant que le résultat soit à peu près audible dans sa globalité. Même avec l’équipement de pointe, Ritchie n’était pas très content du résultat, mais malgré tous ses efforts, il ne put obtenir qu’un rendu très bruyant. On ne pouvait conformer disto violente avec un espace où le moindre bruit ricochait vingt fois sur toutes les surfaces, c’était les lois de la physique. On se contenta du moins pire. Tout était prêt, c’est ce qui comptait. Je rentrai le soir, complètement vidé.

 

Le lendemain, Gina s’en allait pour les Eurockéenes de Belfort. Par malchance, son pèlerinage de l’année tombait en même temps que la Rue… Deux bras de moins pour Armageddon. Avec pour seule compagnie dans l’appartement que les rats, qui bien affectueux, ne pouvait pas m’aider, devant les rongeurs je me rongeais les sangs.

 

J’étais dans un état de concentration et de trouille maximum, chaque seconde était remplie d’inquiétudes, de questions, de réponses, d’anxiété. C’était ma trente-troisième année, une bonne période pour se faire crucifier. Compulsif, je passais mentalement tout en revue, comme du temps des tournées, espérant que la calamité imprévue n’arriverait pas si je les imaginais toutes. L’autorisation de fermer le tronçon de rue à la circulation n’était pas encore arrivé. Heureusement, l’équipe du Pole Info Musique avait eu la bonne initiative de coller des affichettes prévenant de l’enlèvement de voitures, et du bouzin qui durerait de 16 à 20h. Je me couchais bien que je n’eusse pas sommeil, toute la liste des choses à ne pas oublier ou à faire remugleait dans la purée chaude qui me servait d’organe à penser. Il fallait que je pense à faire un chèque au service de sécurité que Jord avait pu trouver. Des baraqués qui préviendraient des éventuelles échauffourées. Je voyais des éméchés épris de bagarre partout. Il fallait que le camion que j’avais réservé près de Castellane soit disponible à l’heure, pour que Vincent F puisse le récupérer et foncer à la régie municipale. Grace à Pascal, des Rescue Rangers, qui y travaillait, on avait pu y louer du matériel, de quoi sonoriser les cinq locations pour un prix modique. Les cinq lieux… À force de récurer et de sonder la rue, nous avions pu sécuriser le garage de Marsatac, avec le concours de Dro, le Pôle Info Musique, le quartier général de l’association, le Resto du Midi, la Casa Consolat, et le garage de notre plombier, Thomas, qui habitait la rue, et nous avait prêté cet espace. Chaque endroit avait un référent et un sondier attitrés. Il fallait qu’avec Ritchie et la Nitwitsmobile, nous récupérions mes drumkits pour les installer dans la matinée. Pourvu que tout se passe bien, pourvu que la mairie nous donne la damné autorisation, pourvu qu’aucun automobiliste fou, dans un élan d’impulsivité, ne se mette à rouler à toute vitesse sur les passants, pourvu qu’il y ait du monde, mon Dieu, pourvu qu’il y ait du monde. Demain, ce serait Armageddon… Le lieu du combat final

… Entre le bien et le mal… Entre Josias et Pharaon… Avant la destruction totale…  Il fallait que Godzilla soit détourné du centre-ville, sinon Joseph Staline allait converger vers lui… Non, pas Staline… Et il y aurait un combat entre les deux… Et les dégâts seraient immenses… Surtout s’ils utilisaient… Leurs yeux… Lasers… Et… ZZZZzzzzz…

 

À 7h du mat, le réveil sonna. Mes yeux, encore plein de sable, se désengluèrent avec une tasse de quadruple ristretto. Un prince maché sous la douche de trois minutes. Habillage. Un raclement d’ongle sur la truffe d’un rat qui dépassait de ma cage. Je vérifiais les mails. Ça y est, nous avions l’autorisation de bloquer ! Assis sur la canapé, dans le frisson du matin, malgré l’été, mes jambes piétinaient d’impatience. Le téléphone sonna. Ritchie décollait, il serait là dans dix minutes. Je sortais, sac au dos, fermais la porte à double tour, dévalais les quatre étages. Je me précipitais à la cave. J’extrayais dans le capharnaüm l’énorme batterie Yamaha sous étui, qui y stagnait depuis des années. Un cadeau abscons que mon père m’avait fait livrer, du temps où j’habitais le phare. Une créature superbe dont je ne m’étais jamais servi. Son rôle avait été d’attendre aujourd’hui, pour enfin être assemblée et subir des coups. Pas les mien. Bref. On a chargé la bestiole comme un chargement de poupées russes, puis on a tracé à l’Hôtel de la Musique. La Pearl démontée, un maximum de pieds de micros et de xlrs récupérés, on a tout fourré dans le monte-charge, puis dans le camion. Une fois tout sanglé, on a pris la poudre d’escampette jusqu’à la rue Consolat.

La synchronisation était parfaite. À 10h30, nous y étions, ainsi que Vincent Fraschina, au volant du van loué, rempli de consoles, de hps, de cables, et de tapis. Nous nous sommes mis à installer les scènes l’une après l’autre, de la plus éloignée, le local de Marsatac, à l’entrée de la rue, la Casa Consolat. Backliner et fier de l’avoir été, j’installais tous les corps de batterie, en les fixant grâce à la méthode Pia. La Yamaha était magnifique, une grosse caisse de 24 pouce, en bois, longue et profonde. Elle pesait une tonne, mais elle avait un son d’enfer. Si j’avais su, j’aurais fait mumuse avec, mais tel un casanova de supermarché, je n’avais même pas daigné la regarder. De me dire que vingt groupes allaient en partie passer sur mon matos de Nitwits, ça m’emplissait d’une certaine fierté. Nous avions été des petits futés, à part une troisième batterie, prêtée par un groupe (que son nom, dont je ne me souviens, là, plus tout de suite, resonne pour toujours dans les couloirs de la gratitude), nous n’avions pas besoin de plus d’encombrants homards à pulsations. Elle était calée par des bidets dans le garage de Tom le plombier, gaguesque. Des drapeaux noirs Phocea Rocks indiquaient les emplacements où il y aurait des filets de bruits.  Sur les cinq scènes, deux étaient prévues pour des groupes à boite à rythme, à petite percussion, ou sans. À 11h et quart, tout était posé, les micros étaient branchés. Les ingés sons-guérilleros que nous avions engagés arrivaient, Mika et Samy de la Salle Gueule, respectivement au Resto du Midi et au garage de Thomas, Vincent de la Machine à Coudre au PIM, Dimitri au garage Marsatac , et encore une fois Ritchie, à la Casa Consolat. Les musiciens vinrent à leur suite. Il faut saluer tous ces pros, zicos et sonorisateurs. Avec une cohésion de prétoriens, ils se rendaient sur leur scène respective, faisaient leur balance, totalement autonomes. Bien sûr, il y avait toujours des petites questions, qui me parvenait par messagers alors que je parcourais sans fin la rue de haut en bas. J’étais facile à repérer, avec ma dégaine de lévrier afghan, mon t-shirt de Bela Lugosi, et mon sac à dos à tartan bleus. Les requêtes étaient des bagatelles, il n’y avait aucun problème gravissime, « est ce qu’on peut me prêter une cymbale », « mon ampli ne marche pas », « j’ai oublié ma pédale de grosse caisse », des petits trucs. Chacun voulait que ça se passe bien, comme à un mariage. Dans ces circonstances, on ne veut pas pourrir la fête des époux, ou alors il faut être un sacré salaud, ce qui n’était le cas de personne ce jour-là. Tout le monde s’aida et se géra bien. En vérité, ce qu’on me demandait le plus, c’était des invitations pour la soirée à Sud Side. J’en avais pour chaque musicien, et quelques supplémentaires, je passais le plus clair de mon temps à dézipper la fermeture éclair de mon sac pour en distribuer, ou expliquer d’un air navré qu’elles étaient réservées en priorité aux acteurs de l’événement. Régulièrement je croisais la route de ce loup de coulisses de Vincent Fraschina, qui comme moi régissait l’opération. On s’arrêtait sur un coin de trottoir pour faire le point. Il assurait grave. A midi, La Casa Consolat nous avait nourri, et c’est le ventre rebondi par la digestion que nous fîmes démarrer les premiers concerts, à 16h. je me sers de la précieuse chronique de Pirlouiiiit pour situer le déroulé des concerts. Blah-Blah à entamé les hostilités dans les locaux du Pôle Info Musique. Un peu partout, sur les murs et les vitrines, des pancartes indiquaient les heures et les lieux où passaient les groupes. Des facétieux ingénieux de l’asso (il me semble Pirlouiiiit, Isa, Cyril, et MPP) avaient recouvert les plaques de rue d’imitation en papier, où on pouvait lire « Rue du Rock », dans le cadre blanc à fond bleu réglementaire.  À moins que ce ne soit qu’à partir de l’année suivante, je ne sais plus, en tout cas c’était une super idée. On avait repris le système chinois, expérimenté à l’Espace Julien. Chaque groupe avait une heure pour se brancher, jouer et replier, ce qui faisait des sets d’environ quarante minutes, ni trop court, ni trop long. Il y avait un décalage entre chaque scène, afin que tout le monde puisse passer avant 20h, et que les badauds aient la possibilité se déplacer avec toujours un spectacle à écouter. En moyenne, il y avait deux concerts toutes les demi-heures. Comme j’aimais me mettre des fardeaux supplémentaires sur les épaules, j’avais également programmé les Nitwits. On jouait à la Casa Consolat, la scène ou j’avais installé ma batterie, la Pearl bordeaux. Le premier groupe qui joua là était Street Wanderer, le groupe de Tom, futur ingé du Leda Atomica Musique. C’était son tout premier show, et son père, Phil Spectrum, était venu spécialement faire le son. J’ai déjà raconté cela auparavant. Les jeunots s’en sont très bien sortis. C’est non sans émotions que je me remémore un père soutenant son fils, pour lui apprendre à voler de ses propres ailes. Il y avait un peu d’affluence, la rue n’était pas inondée d’une marée humaine, mais il y avait de gros paquets de curieux qui déambulaient tout de même. Comment résister au spectacle incongru de types posés a même l’asphalte, devant l’entrée d’un garage, tous instruments dehors et en train d’envoyer le steak comme des possédés ? C’étaient RedLight. Ou une grosse formation dans la salle d’un restaurant ? C’était Mascaraa. Ou une personne seule avec sa guitare, en train de chanter sa complainte à l’angle d’une rue ? C’était Black Relics, l’année suivante. Un peu partout des cercles se formaient, et si des concours de danse un peu partout ne s’improvisait pas, ça sautillait, hochait la tête et applaudissait. Voir une mémé marseillaise regarder le concert plutôt hardcore des Sicilian Disasters, et dire à la fin d’un titre, « ils sont énergiques ces jeunes ! » avec un franc sourire, puis rester là a regarder, un crapuleux mimer en se mordant la lèvre, le sourcil froncé, une rythmique qui tapait, que voulez-vous, moi, ça me mettait le cœur en joie. Car l’ambiance était a la concorde et la bonne humeur partagée. Les gonzes ont besoin d’excitation. Sens commun. Simple sens commun. C’est la voix des rues. On a interverti nos créneaux avec Crumb. J’ai appelé Matwis pour lui dire de venir plus tôt. Mais il n’arrivait pas, VF me signalait qu’on était à la bourre. La honte, le responsable qui met tout en retard. On ne pouvait pas se permettre ça, les concerts devaient finir a 20h tapantes, qu’on remballe tout dans les camions, qu’on ramène ça au local, puis qu’on parte pour les Arnavaux, où on attendait Ritchie pour opérer les manettes. J’ai dû l’appeler soixante fois. Heureusement, il a fini par arriver, une minute avant le début du set, on a sanglé nos guitares, et on a envoyé la sauce. Nous étions de drôles d’animaux, à essayer de se faire jouir en transant. Mais quand on parvenait à s’oublier, l’orgasme valait autant qu’une bonne baise. C’était consolant de se dire qu’à défaut d’affection et d’amour, on pouvait avoir ça. Après le show, la patronne m’a dit d’un air de surprise « mais c’est bien, en fait ! ». Ne connaissant pas la scène, peut-être être s’était-elle attendue a une atmosphère de kermesse paroissiale. Mais, haha ! le plan fonctionnait, aujourd’hui, il n’y avait que de la qualité, et les citadins allaient constater, non, constataient déjà, comme j’avais dit au mec de la mairie, que leurs voisins et voisines savaient faire du culturellement valable. Et l’œcuménisme continuait, il y avait du folk, de la pop, du punk, de la noise, du psyché, du hardcore, de l’indie, du grunge, du metal, du rock, du stoner, et surtout du bon son. Crumb est passé après nous. Il y avait Roland au synthé, ajout récent. Avec leur musique hors du temps, et donc éternelle, ils enfoncèrent le clou dans le cercueil de l’incrédulité. Quelques visions pendant mes déplacements.  Mechanical Breed sous un soleil de plomb faisaient fondre le goudron et le plastique des jacks, portes de Marsatac ouvertes en grand. 2014, formé de membres du off, jouaient, timides sous les projecteurs oculaires de passants, Le trio Memento Mori assurait, en particulier la batteuse, et nous rappellait, par son nom, que nous étions mortels.J’ai entendu des bribes de Panda Mojo et d’Eden Crash, la country gothique de Partisan. Ils ont débité les paroles de de la Vigerie, obligé. Quand ils ont chanté « ils m’ont dit resigne toi, mais je n’ai pas pu », des sueurs froides me coulèrent dans le dos. Est-ce que j’aurais pu ? Je ne sais pas. On ne sait pas quelle face on aura en temps de guerre. Une de lâche, pour ma part, je crois. Il y a eu Frozen Yellow Spot, le punk débauché des Sobers, la pop folk glacée des Larsen Autist, et Mascaraa. Le chanteur avait été batteur de Tripod, pour l’occasion, ils avaient opté pour un set acoustique. Ha, et Belphegorz. Le couple était carrément sorti du Resto, et se regardait en plein milieu de la rue, lui avec sa casquette de facteur, elle avec ses allures de Svetlana Zombierella. Quel dommage que le décès de l’ami Pixxxo ait fait disparaître d’Internet la superbe photo, où les kamehamehas émis par leurs prunelles entraient en collisions. Le cadre était assez incroyable. Par facilité, on a comparé ça à une simple fête de la musique supplémentaire, mais ce n’était qu’une impression de surface. Il n’y avait pas de sound système, ni de groupe de reprise, uniquement des entités qui avaient des compositions originales, pensées, taillées, lithographiées, répétées, et réimprimées dans des pièces à travail, par des gens qui hormis leurs labeurs et occupations quotidiennes, prenaient encore le temps de réfléchir à autre chose qu’à faire raccourcir leur attente du trépas, qu’à s’entraîner à etre mort avant d’être mort, puis à donner leurs tripes en spectacle. Fencies une des manigances de Fabien Malin, était un super groupe de powerpop. Pendant mes longues périodes d’auditions des skeuds régionaux, j’étais tombé sur Son of the beach, de Malin, un album concept sur le thème de la plage, absolument parfait. Bon marché, basse définition, les compos avaient la naïveté pince sans rire de la pop bretonne, le tout étant d’une homogénéité à toute épreuve. C’était un album à prendre plus qu’au sérieux, c’est à dire avec respect. Mais je m’égare. Dans la rue, ils ont été impériaux.

Dans le Resto du Midi, Benoit Dettori d’Ed Mudshi, guitariste extraordinaire, jouait sur une minuscule batterie jouet, une Pierrot. Il était tellement loin dans son art, qu’il cherchait à transcender même la plus incertaine camelote, comme les jazzeux virtuoses, Bird, Coltrane, Coleman, Davis, ou les Schonberg du classique, voulaient aller toujours plus loin dans l’exploration, quitte à revenir à l’état fœtal de la recherche des sens et des émotions, à repartir du début pour prendre d’autres sentiers. Plus tard, il a formé Cul-Cultura, avec Pippo à la batterie, et Tonio, qui pour l’occasion, se mit avec brio à la basse. Je suis méga-fan.L’important monsieur Scotto a remonté la rue d’un pas lent et solennel, le nez en l’air, accompagné de sa suite. Devant le PIM, il a marqué un temps d’arrêt, pivoté sur l’axe de son col, constaté la présence de son ampli et de la banderole « Scotto Musique », le mécanisme vertébral est revenu à sa position initiale, puis il a repris sa marche. Je lui ai fait un signe de main. Il ne m’a pas vu. Qui se soucie d’un hurluberlu parmi tant d’autres. Garces Kelly achevèrent l’après-midi. Son chanteur habité comme un Iggy Pop lacanien, torse nu, cathartique, se roulant par terre dans le caniveau. Une grande performance, intense et magnifique. La nuit tombait. Au fur et à mesure de la fermeture des scènes, on démontait aussitôt, afin d’être sur les starting-blocks pour le départ, et la deuxième partie de l’assaut. Dans la rue Consolat, les deux fourgons avançaient lentement, comme une colonne de tanks, sécurisant chaque point. On repliait tout et on mettait à l’arrière du van. Juan Lucas, les Crumb et d’autres aidaient. L’ampli de Scotto a été récupéré, rangé dans ce qu’il restait de place dans le véhicule, bondé d’éléments de batterie et de pied. A la dernière halte, Casa Consolat, quand Juan a ouvert la porte du camion, l’amplificateur prêté a basculé, tombant la tête la première sur le sol, avec un bruit de vaisselle brisée. Les lampes. Je ne pu contenir un cri de rage, et mitrailler le ciel de jurons « p de b de m !!! » Casser le matos maintenant, alors que tout s’était passé le mieux du monde, j’enrageais. J’enrageais de perdre la face, comme un yakuza devant son patron, et de renforcer l’a priori rock=rigolos pas fiables, que je m’étais juré de mettre en pièce. Ça ne servait à rien de piquer une crise, on a fini de remballer, et en se frayant un chemin parmi la foule qui quittait les lieux, nous sommes retournés à la Capelette. Avec l’aide de Pippo, Roland, Olive et Romain, nous remontâmes tout au troisième étage, posant en vrac dans le local. A la fin, le sol était recouvert de pieds de batterie, alignés tel un tableau de chasse. Le temps d’une cigarette, et on abandonna les lieux pour rejoindre le quinzième arrondissement. Deuxième acte. À Sud Side, Mymy et Steve, de Shun and his Happy Family, qui avait rejoint l’asso, s’activaient de la douchette, le bidule en plastoc servant à scanner le code barre des billets. Aah les douchettes. Le Off nous avait demandé de mettre les entrées en vente sur Tigidick, un site de billetterie en ligne, c’était tout neuf à l’époque. Par chance, je connaissais Marvin, qui y travaillait. C’était un excellent pianiste, avec qui j’avais fait le coup de feu sur des dates d’Akram Sedkaoui, au Sporting, durant mon expérience de mercenaire. Grâce à lui, je pu mettre les places en vente, et il me confia les précieux ustensiles. Anecdote : pendant que je cherchais du travail, mon père et M le Maudit m’avaient arrangé un entretien d’embauche avec le patron de Tigidick. Je l’ai foiré dans les grandes largeurs. C’était pour faire chef de projet. Chef de projet, je veux bien, mais de quoi ? De quel projet ? Le chef fut évasif sur sa réponse. Mon autisme primaire se heurta à ce qu’il considérait comme une proposition illogique. Simplement, je n’y comprenais rien. C’est sans surprise que le boss refusa ma candidature, me trouvant apathique et peu motivé. Je savais qu’il était fan de rock indie, je l’avais branché sur Pavement, mais ça n’avait pas suffi. Dans la foulée, M m’appella. Pour me motiver, il me dit que j’étais un con, et que je devais arrêter ma musique de merde. J’ai dit oui, oui, j’ai rampé le long du combiné. Une fois raccroché, je me fis le serment de TOUT faire par moi-même dorénavant, de ne JAMAIS sucer le moindre morceau de testicule ou de clitoris pour parvenir, et de ne plus adresser la parole à ce monsieur. La mort devant le déshonneur. Finalement, c’est Marvin qui eut le job. Ce qui tombait à pic pour cette opération. Fin de l’anecdote. Tout allait bien, on suivi la piste jusqu’à la prochaine mission. Il y avait du peuple, d’indénombrables gobelets au bout des mains, de la musique bondissante dans le vaste hangar, dont les grandes portes coulissantes, ouvertes, dégorgeaient des grappes de convives. A l’intérieur, on se serait cru dans une église, ne serait-ce qu’à cause de l’écho produit par la bande son. Son chant résonnait comme un orgue, et les lumières rouges, bleues et violettes semblaient être des lueurs de vitraux. Bavardages, salutations, trinités de bières saisies au zinc, esquisses de pas de danse, public en majorité composée de trentenaires habillés décontractés-chic, une soirée qui se déroulait bien. Soyons optimistes, pour une fois, je ne m’ennuyais pas, pas du tout, en fait, j’aurais préféré m’ennuyer un peu. La journée était loin d’être terminé, et je n’avais qu’une envie, que ce pesant festival s’achève. Aucune envie d’avoir du houblon sur les papilles, nul droit de m’abandonner, impossibilité de trouver un pétard à fumer. Déjà que je n’étais pas très spontané, ni spirituel, je me sentais complètement grippé par la rouille du stress. Les visages passaient, je les saluais sans savoir à qui je m’adressais, je bafouillais des platitudes.  Je ne sentais que l’inquiétude, l’appréhension du ratage, la pression de la responsabilité, me picoter l’épiderme. Je ne m’amusais pas du tout. De surcroît, les minutes coulaient avec lenteur dans les tuyaux entartrés du temps. Je restais à blaguer avec Ritchie. Vers 22h30, vint l’heure du premier concert, enfin. Thee Atom Brain comportait Alex Cyprine dans ses rangs. On avait joué ensemble lors d’un plateau à l’Entropy, avec Ultrateckel et son groupe, Johnny Division. Excellent, leur visuel représentait un Johnny Hallyday coupé en deux. Ah, c’était avant la mort de l’androïde Hallyday, on riait bien, il nous manque. L’homme tirait son pseudonyme juteux d’une de ses premières formations, Vaginal Liquid. Ancien membre de Quetzal Snake, il avait transféré son garage des cavernes, ses écailles et ses plumes irisées dedans. Le volume sonore, nom d’un ornithorynque hydrocéphale, le volume. Ils ont joué fort, très fort. Et ça a plu, les gens jouissaient du sang par les oreilles. Ritchie haussa les épaules. Ça le faisait, que demander de plus ? Le son du trio s’est développé comme un Tezcatlipoca venus des pores de la terre, s’est amplifié, s’est épaissi en fumée mauve chargée d’une force électrostatique. Quand le concert s’est terminé, il y avait plus de monde qu’au début. Bon. Mick et les Toxics ont pris le relais. La puissance primitive du rockabilly faucha les chevilles de tout l’auditoire, et au bout de quatre mesures, le peuple twistait comme au bon vieux temps du rock’n roll. Avec son imposante contrebasse, Mick attirait sans problème les regards, mais les deux toxiques tenaient la baraque avec brio. Seb, malgré sa dégaine chevelue de metalleux, était loin d’être un intégriste, et on aurait eu tort, comme c’est le cas toujours, de juger le livre à sa couverture. Son jeu mesuré se taillait en harmonie sur les notes de basse, et il maîtrisait les arcanes du rythm’n blues sans contrefaçon, ou manière artificielle. Quant à John Kuriac, avec son masque de lucha, son costume blanc, et son jeu habile, il était beau comme Blue Demon un soir de gala. Le succès fut considérable, et le public complètement conquis. Fin du dernier concert, place au disc-jockey. Avant de replier la scène, je fis signe à Ritchie que j’allais me chercher un coin tranquille ou dormir quelques minutes. À l’extérieur de Sud Side, je trouvais un bureau en préfabriqué, je m’y glissais, et m’affalais sur une chaise. Je n’en pouvais plus, et il fallait encore attendre la fin de la fête, qui n’était pas partie pour s’arrêter bientôt.  A peine eu-je le temps de fermer les paupières, que la porte s’ouvrit. C’était Pippo et Manu, sa copine. Il me congratula sur la soirée, je le remerciais. Lorsqu’il me demanda si je ne voulais pas venir avec eux faire la teuf, je lui répondis d’une voix lasse que j’étais kaput. « Tu veux taper une trace ? » me demanda t’il. La coke, ce n’était pas du tout mon truc. Ce n’était pas psychédélique comme la weed. Je n’en prenais jamais, je trouvais que c’était tricher sur son endurance. Mais là, j’avoue que je n’ai vu que le côté dopant de la chose. « Ok ».

Il m’a préparé un trait, que j’ai schnouffé avec un billet. Ça n’a pas fait l’effet d’une boite d’épinard sur Popeye, mais j’ai senti que je pourrais rester éveillé. Nous sommes allés vers le hangar. Afin de gagner du temps, on a commencé à ranger la scène, à débrancher et rouler les câbles. L’un dans l’autre, pendant ce temps, la soirée s’est finie, les gens sont partis. Le soleil se levait alors que je jetais le dernier jack dans sa caisse. Comme convenu, le camion de Dushow est arrivé, on y a tout chargé. On a récupéré le chanteur de Garces Kelly, qui était passablement saoul. Ritchie l’a convaincu de rentrer avec nous en voiture, alors qu’il essayait vainement de tenir en équilibre sur sa mobylette. Sur le toboggan de la Joliette, le matin argentait la mer, la ville se réveillait, je m’endormais. Je descendis sur la Plaine, il était sept heure du matin. J’achetais deux croissants à la boulangerie, au début de la rue des Trois Mages, que je mangeai en chemin vers la maison. Hagard, je somnolais quelques heures. Dans mes tympans, mes veines pulsaient encore des fréquences de la nuit. Le soulagement m’empêchait de dormir : j’avais survécu à l’Armageddon.

 

Dans l’après-midi, Ritchie et repassé me chercher. On a rangé le local, embarqué la Yamaha, que je remis dans la cave. On est passé par le magasin Scotto, rendre l’ampli cassé. Pierrot, le vendeur du rayon guitare, ne me fit payer que le prix de la lampe à changer. Pas grand chose. J’ai préparé mon sac, rempli de compils, pris un carton de t-shirts, et me suis rendu au Molotov, Le Mystic Punk Pinguin, qui avait été chargé d’organiser la date, m’y attendait. C’est Cédric Trolux qui avait fait l’affiche, elle reprenait les codes des affiches de combats de boxe d’antan. Deux photos de pratiquants du noble art, leurs noms remplacés par ceux des groupes qui jouaient ce soir : Eastern Committee et The Dirteez. Deux genres (apparemment) aux antipodes. Se confrontait l’indie pop mélodique et le punk rock caustique. Qui gagnerait ? On s’en fichait, l’intérêt était de montrer l’harmonie de l’hétéroclisme.

 

Ça ne faisait pas longtemps qu’Hazem avait ressuscité le Balthazar, tel Lazare croupissant dans la tombe, il était resté fermé un bon moment. Puis il avait rouvert, sous le nom de Molotov. Résolument antifasciste, Hazem annonçait la ligne politique de son établissement dès la devanture.

 

C’est ce jour-là que je rencontrai Pat et Wild Cat Lou. Ils n’avaient pas encore ouvert le Cat’s Commodities. Badsanta était le batteur, mais lui, je le connaissais déjà, comme Tchoupi. J’avais préparé des têtes de beu pour offrir aux musiciens, mais je découvrais que les Dirteez ne fumaient pas, ils apprécièrent néanmoins la politesse. Les Eastern acceptèrent mon don. Vous voulez vous faire des amis, les enfants ? Briser la glace ? Montrer que vous êtes avenant et amical ? Rien ne vaut le partage.

 

Les concerts se passaient bien, mais pour ma part, je me putréfiais derrière l’étal près de l’entrée, ou l’on vendait nos sempiternels t-shirts et compils. Les heures de sommeil me manquaient. Un type avec une tronche à la Dominique Pinon s’approcha, pris un cd, zieuta le dos de la jaquette, puis me regarda d’un air bovin

« Beuh, je connais aucun groupe. »

 

« Ben si t’écoutes pas le disque, tu risques pas de connaître », retorquai je en me retenant de ne pas poivrer la phrase d’un nom d’oiseau.

Avec le même regard vide, il reposa le cd sur la table et s’en alla. A l’instar du vicomte de Chateaubriand qui voyait le Vice appuyé au bras du Crime, je venais de voir passer l’incarnation de l’Indifférence Collective. Avant la fin du concert des Dirteez, je suis rentré, laissant le Pingouin Mystique gérer. Il ne me restait plus que le dimanche pour recharger mes piles, ensuite, il y avait une semaine de boulot, puis deux dates du festival, les vendredi et samedi suivant. Fallait que je remonte les chaines de mon coucou interne. Le lundi, Gina rentrait des Eurocks. Belle programmation cette année, entre autres JAMIROQUAI – WAX TAILOR – BOYS NOIZE – MAJOR LAZER — LA FEMME – THE SMASHING PUMPKINS – ARCHIVE -AIRBOURNE –
DINOSAUR JR. – BLACK REBEL MOTORCYCLE CLUB
BLUR – MY BLOODY VALENTINE – KENY ARKANA – TAME IMPALA – MASS HYSTERIA – NEUROSIS – THE BLACK ANGELS – RED FANG.


Entre le molotov et la suite du festival, les dernières dates, il y avait six jours de battement. Le plus dur était passé, je reprenais le travail, la conscience en paix. De temps en temps, je fumais une clope sur l’immense balcon qui entourait l’étage de mon service, le panorama était splendide, on y voyait la mer, la ville, l’antenne au sommet du massif de l’étoile. Un jour, pendant cette période, que je tapotais sur mon clavier, j’entendis des cris horrifiés, en provenance de la terrasse. Aussitôt, comme plusieurs de mes collègues, je me précipitais à l’extérieur. Un type venait de sauter. Il travaillait pour la sécu, un peintre, je crois.

 

Il était étendu au milieu de la rue, son saut et sa chute lui avait fait dépasser le large trottoir qui bordait le bâtiment Kleber. Les pompiers sont arrivés dans la minute. Lui sur le dos, fixait les nuages, la tête posée sur un coussin de sang. Les secouristes se sont penchés sur lui, ont tenté le massage cardiaque. Des spasmes ont parcouru son corps, ses jambes ont tressauté. Les pompiers se sont relevés. Il regardait le ciel, sans bouger. Des pleurs saturaient la terrasse.

 

C’était comme d’avoir vu comment s’était passé le suicide Yann. Je n’avais pas observé la chute, mais j’avais contemplé le résultat. Yann était monté au sommet de l’immeuble où il travaillait. Il s’était approché du bord, avait retiré sa bague du seigneur des anneaux, l’avait posé au sol, bien aligné avec son téléphone, ses lunettes, et son portefeuille. La vue était magnifique. Tout Paris s’étendait à ses pieds, et venait frapper la tour, comme les vagues frappaient le rocher au sommet duquel l’apprenti sorcier commandait à la mer. Combien de sorts avait-il appris à maîtriser ? Combien de temps perdu en traduction d’arcanes ? Las, Yann décida que c’était le bon moment pour utiliser la plus belle formule, celle qui faisait s’envoler. Il prit une grande inspiration. Sauta. Et s’envola.

 

Ma semaine se termina dans une sorte de torpeur mentale. Pour penser à autre chose que le drame qui venait d’arriver, se concentrer sur les trois dernières dates était une solution.

 

Pour les soirées du 12 et 13 juillet, Jonathan Laval avait de nouveau produit deux nouvelles œuvres d’art. Pour celle du vendredi, à l’Intermédiaire, avec the Loving Dead et Bird in Shell, il avait détourné la Naissance de Venus. Mais mon Boticcelli avait remplacé la tête d’Aphrodite par une de dindon. Nous avions donc un oiseau dans une coquille, a bird in shell.  Quand j’ai voulu promouvoir le concert sur l’avorton dépravé de Marc Sucremontagne, le site m’a censuré l’affiche, sous prétexte qu’elle contenait de la nudité. Ce n’est pas la première, ni la dernière fois qu’un usager se voit refuser le partage d’une œuvre d’art sur ce gourbi, on doit même être des millions à faire les frais de cette inquisition de l’imbécilité. Je remercie cette daube numérique : s’il y a eu moins de participants à cette date, c’est grâce à elle. La prochaine fois, on mettra un bikini moulant à Venus.

 

Pour le samedi, John avait dessiné un écran qui ressemblait à la téloche dans le Manoir Maniaque, mon jeux vidéo préféré. Frisson de voir un clin d’œil personnalisé. Il ne m’avait pas prévenu, la surprise était encore plus agréable.  La friandise de monter des événements, c’est qu’on peut avoir en douce des choses qu’on aurait voulu pour soi-même. Étaient programmé Shun and his Happy Family, the Coyotes Dessert, et Belphegorz. L’entrée était de cinq euros chaque soir, comme le voulait la pratique.

 

The Loving Dead avait sorti un super single, Plastic Love, qui me restait dans les oreilles, et me revient aujourd’hui, alors que j’écris ce passage. Looping Murdock, le chanteur guitariste, animait une petite émission de radio, où il avait dit du bien du projet. Vu que sa musique était cool, il aurait été cavalier de ne pas leur réserver un gig. Mon regret reste de ne pas les avoir mis sur une des compils, je ne les ai découverts qu’après. Bird in Shell quant à eux, étaient plus âgés, dans leur fin de quarantaine, mais leur musique était super et bien exécutée. N’oublions pas qu’un des buts du festival était de faire basculer les insupportables barrières de l’âge, je vous renvoie à plus haut dans cette histoire. C’est l’esprit qui fait la musique, et un esprit musicien ne vieillit pas.

 

La sauce a bien pris entre les deux formations, j’ai aboyé les paroles du morceau des Ramones que les Loving Dead ont repris en rappel. Nous n’avions pas réussi à remplir le bar, mais nous avons quand même pu payer les deux gangs avec les entrées.

 

Le Samedi, ça jouait au Lounge. Honte sur moi, je me suis éclipsé pour aller voir Sunsick qui jouait à la Maison Hantée, quelques rues plus loin. Besoin de me retrouver simple receveur de décibels. Le nom du groupe me parlait, j’étais malade du soleil, depuis que je l’avais vu se refléter dans la cornée éteinte du suicidé. Cette énergie du désespoir, le bonheur d’être mal dans ses baskets qu’ils dégageaient en jouant, ça m’a fait du bien. Je suis retourné voir du côté de ma soirée. Les Coyotes déchiraient les murs avec leur stoner aiguisé. Rideau. Il ne restait plus qu’une seule date, avant de pouvoir souffler enfin : Le double plateau Dan Racing/Lounge, le 19.

 

C’est mon ami Olivier Ranisio, concepteur de jeux de rôle, qui composa la dernière proclamation. Une mâchoire d’où s’échappait des tentacules, et le nom des participants. Malin et Lazybones au Dan. Dj Sami, Lo et Ashbay au Lounge.

On finissait le festival à la confluence de la rue Poggioli et de la rue des Trois Rois. Une place triangulaire, où se faisait face deux petits clubs où toute la scène locale passait.  La soirée était une partie de ping-pong, il fallait alterner entre chaque salle pour voir tous les shows, et traverser la microscopique plazza aux murailles toutes tachées de tags, comme des peaux de panthères. Seul l’entrée du Lounge était payante, l’obole traditionnelle de cinq euros.

 

Dj Sami a commencé à passer ses morceaux au Lounge. Du super son des 90, PJ Harvey, Salad, Sisters of Mercy, Rollins Band, plein d’autres. À chaque titre, un de l’association s’exclamait « Ouah, j’adore cette chanson », ce qui surprenait agréablement le passeur de disques. Comme nous, il devait se penser le seul à connaître certains trucs, mais, la vie est belle, nous ne sommes jamais seul sur la ligne, même si les âmes semblables sont à des milliers de kilomètres, elles existent bel et bien.

J’avais une mine de déterré, tout le monde me le faisait remarquer, avec mon fedora et les profonds sillons noirs sous les yeux, votre monsieur loyal, c’était le Freddy Krueger du pauvre.

 

Puis Malin a commencé sur la scène basse du Dan Racing. Il nous a présenté son batteur, qui s’appelait « Figure d’Angoisse » et a forcé plusieurs membres de l’assistance, dont moi et Steve, à le rejoindre pour faire des chœurs. Il fallait chanter des « lalalas » n’importe comment, alors on a chanté « lalala », et ça sonnait très bien. Ça sonnait mieux que the La’s. Ce que je vénérais chez Malin, c’était le sens du danger. La musique était pop, mais l’attitude était dérangeante menaçante, pas tranquille. C’était pour de rire, mais on n’en était pas sûr. On ne savait pas ce qui allait se passer, et il avait une espèce de rage, de tension, qui menaçait de déraper en baston à n’importe quel moment. Tudieu, c’est ce qui avait fait la légende du punk, Suicide et ses concerts/confrontations ! Je respectais avec intensité. Et il avait en commun avec Belzemouk ou Supercadavre cette modestie a lisière du masochisme. Il n’osait pas se vanter, de peur de passer pour un frimeur, de se faire casser de l’injuste phrase « c’est nul », prononcée par des fats sanguinaires. Alors que c’était génial, et qu’il aurait mérité cent fois d’être nourri, vêtu et logé juste pour ce qu’il faisait. Est-ce qu’on peut aller à la mer sous la pluie ?

 

Au Lounge, Lo avait enfin la date qu’ils méritaient, c’est à dire devant une salle comble et convertie. Ils furent acclamés comme il se doit. Ce fut le tour d’Ashbay. Précédemment, il y avait eu Layne, une ancienne incarnation du groupe, qui avait bien marché dans le circuit. Avec ce nouvel ensemble, ils avaient placé un morceau sur la bande originale d’un film. Ce n’était pas des amateurs. Pendant leur concert, alors que j’étais dehors, j’ai vu un petit filou, la chemise et la barbe de trois jours qui allaient bien entrer en douce, sans payer. Je l’ai suivi dans la salle. Il s’est pris une telle baffe auditive, devant Ashbay, que, pris de scrupules, il est allé payer sa place. J’aurais dû voir le bon côté de la chose, l’évidente qualité de l’événement lui avait fait prendre conscience que ce n’était pas un concert de basse division, que l’on pouvait resquiller. Mais je n’ai vu que la bassesse de la créature humaine. La première chose qu’elle choisissait de faire, c’était d’estanquer, d’arnaquer. Ce bonhomme aurait dépouillé un cadavre, si celui-ci avait eu une bourse bien remplie à la ceinture. Et ce bonhomme, là, oh, il avait l’air du gendre idéal, du gars bien sous tous rapport, une main sur le cœur et une auréole au-dessus de la tête. Il incarnat toute la laideur, la fourberie, la mesquinerie, la perfidie, la cruauté, et l’iniquité de la ville, de la région, du pays. Le petit bourgeois, Tribulat Bonhomet. Un lascar de cité n’aurait même pas fait ça. D’un coup, mon moral à dégringolé, j’ai perdu la foi. J’ai compris que tous les efforts que je pouvais faire, seraient stériles si je ne me comportais pas comme un chacal. Ça ne changerait jamais. Je ne parlais pas d’autorité. La soirée s’acheva. Le festival, c’était terminé.

 

Aujourd’hui, il n’y a plus ni l’une, ni l’autre salle, mais il y a toujours un monde fou de jeunesse à cet endroit, des bars à boum-boum, de quoi se choper une part de pizza, et l’inamovible champ de mars

 

Je n’ai pas rempilé. Pour moi c’était un coup unique. Jord m’a succédé à la présidence. Puis Odliz, puis Cooki. Le festival s’est concentré sur la Rue du Rock, plus un ou deux événements supplémentaires. Désormais, je suis président d’honneur. J’écoute et je discute. Année après année la RdR a ramené de plus en plus de monde. De quatre cents au départ, jusqu’à presque cinq mille personnes. Jamais eu le moindre incident. Jamais pontifiant. Il n’y a que les blaireaux qui n’ont pas aimé. Plusieurs fois des larmes d’émotion m’ont étreint, en voyant des mômes, les yeux écarquillés, regarder bouche ouverte, un groupe super énervé se déchainer rue Consolat. Ils avaient l’air subjugué. J’espère qu’ils ont monté des orchestres après ça. Oh oui. Il y aurait beaucoup d’aventure ms à narrer, mais ceci est une autre histoire.

Ça aurait pu durer dix ans, mais après la psychose du covid, la préfecture a imposé une fouille au corps et des sacs pour que l’évènement puisse avoir lieu. le pouvoir n’aime pas ce qui se fait hors de sa vue. On a tendu le majeur, et on a arrêté. Pour l’instant.

 

Mon plus grand regret, c’est que Yann n’ait pas été là. Le connaissant, avec sa fougue intransigeante, son caractère obtus, et son indéfectible fidélité, il se serait donné à fond, sur chaque date, sur tout ce que j’aurais pu lui demander. Mon pauvre Yann, je me rappelle quand cette voiture remplie d’abruti et de catins s’est arrêtée à notre hauteur sur la rive gauche du port, pour te dire que tu étais laid, comme ça, gratuitement. Les salauds. Je les aurais fait ramper devant toi, parce que je serai allé plus loin, et j’aurais grimpé l’échelle de la renommée juste pour t’emmener avec moi, qu’on puisse cracher sur ces crétins. Tu aurais été mon Mau, on aurait été des rois, mon pote.

 

Ne terminons pas sur l’accord de l’infinie tristesse. À l’heure où je parle, il y a des groupes à foison, autant, sinon plus qu’autrefois. Ce qu’il y a de génial c’est qu’il y a toujours des groupes terribles

Avenoir, Cheap Entertainement, Technopolice, Parade, Carchy Peril, Ask the Light, Usken, Jim Younger’s Spirit, Claque, Sable Sorcière, Oddbeast, Lodi Guns, Cul-Cultura, La Coupure, Oeil de Boeuf, Kvårk, Cranky Sphinx, Pleaures, No Jazz Quartet, Piedebiche, Gériatrie, Lemon Cars, No Exit Only, Johnny Barrel, Jolly Rougeur, Phantomass, Novitchok, Tryklo, Dull Boy… J’en ai déjà plein les mains, et je n’en cite que quelques uns qui sont dans les parages, alors imaginez à l’échelle de la France, du monde !

La société du spectacle est une vaste arnaque, je me demande s’il ne vaut mieux pas être le premier, et meme le second, et le troisième dans son village. Faire un groupe, n’importe où, et amuser les copines et les copains, c’est ce qui compte. Faire par soi même, quelle fierté, faire de la musique, quel pied. Avec mes histoires d’indépendance, je n’apprends rien à personne, mais je le répète au cas où vous en auriez assez de donner des sous à des entreprises dont la fonction principale est de vous en sucer un max, en vous vendant du superflu comme de l’indispensable. Je vais vous révéler l’ultime mystère que l’on révélait aux membres de la secte des assassins : tout ça, c’est du vent. On dit « jouer de la musique », alors marrons-nous à en faire. l’art, c’est ce qu’il restera quand le monde sera en ruine. Réfléchissons bien à ce que l’on voudra y laisser.

 

Pour ma part j’ai l’impression d’être un ancien combattant, et c’est cool. Ce n’était pas mieux avant, ce ne sera pas mieux plus tard, c’est toujours aussi cool en la matière. On ne peut pas en dire autant que bien des choses. Mes potes ont les cheveux qui ont blanchi, nous sommes plus aussi alertes, nos sens s’étiolent et nos démarches hésitent, mais je ne peux pas ne pas croire que notre action ait eu une influence sur la perception du quartier. Si aujourd’hui, le Plateau est dans le top dix des coins les plus cools selon time out, c’est un peu parce que nous y avons apporté notre pierre, j’en suis sûr.

(à suivre)

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