Les répétitions

 Dans Mémoires de musicien

Branlette nostalgique 4

(EXTRAIT DE MES MÉMOIRES : MOI, JE, PERSONNELLEMENT, SORTIE PRÉVUE LE 23 FÉVRIER 2021, AUX ÉDITIONS MASTURBARD, QUI SERONT DISPONIBLES DANS LA POCHE INTÉRIEURE GAUCHE DE MON COSTUME DE MACCHABÉE. PASSAGE ISSU DU TOME 9, LIVRE 27: MES ANNÉES ROCK.)

Les répétitions, les répétitions, les répétitions. Les répétitions, ca ne sert à rien, me dit un soir Eddy Mitchell, au Sporting Club de Monte-Carlo. Ce jour là, j’ai senti que je ne serai jamais de son monde. Pour un vieux briscard tel que lui, un avis pareil, je pouvais l’entendre, mais pour moi, apprenti punk, c’était hors de question. On croit souvent au mythe du rocker désinvolte, qui n’a qu’a frôler son instrument pour sortir des miracles, c’est un mythe. La magie, ça n’existe pas. Et beaucoup de musiciens l’entretiennent, pour maximiser leur génie.
C’est facile de ne pas beaucoup répéter quand on est déjà très bon, formé à son métier, et qu’on a eu la chance d’être tombé au bon moment au bon endroit. On est payé pour faire ce qu’on aime, cajolé, choyé pour être encore plus épatant. Comment ça, je suis aigri ? Y a des chances. En tout cas, quand on démarre à blanc, sans rien, comme un Ramone, ben il n’y a rien d’autre que l’huile de coude et la foi, hein les copains, les copines, je ne suis pas le seul !

Donc les répétitions, les répétitions, les répétitions. Dans un endroit où le faire.
Le local de repet, on en a eu plusieurs, d’abord à l’espace pom, puis à l’hôtel de la musique, sis à la Capellette
A l’espace pom c’était comme une cave, sauf qu’elle était au rez de chaussée. Il s’y passait des trucs Lynchien. David Lynchien. Du style on ouvre une porte et derrière, on surprend des gens jouer comme des possédés. Le clavierisite, les yeux révulsés, la tête renversée joue une mélodie neuneu sur son bontempi, au point qu’on préfère refermer doucement la porte, et se barrer vite fait de là. À mon avis, ils essayaient d’invoquer Thour Némanej’, le dieu stupide de la musique de variétés. Je l’ai souvent fait remarquer, Marseille est peuplé de cultistes admirateurs de divinités indicibles. À la Capelette, c’était mieux au debut, la moquette verte régnait. Mais au fil des années, l’edifice s’est délité, il n’y a plus eu de chauffage, la climatisation n’a jamais existé. Une partie du toit s’est effondré. Au départ, l’hôtel de la musique était un immeuble entouré de décharges, on pouvait faire tout le bruit qu’on voulait. Et puis le quartier s’est transformé, des habitations neuves se sont construites près de nous. Il est devenu obligatoire de jouer fenêtres fermées, pour cause de voisinnage pas mélomane. On se sentait comme des Indiens d’Amérique : on était chez nous ici, mais il fallu ployer sous l’autorité des colons. En été, sans aération, répéter c’était l’assurance de perdre dix kilos et manquer tomber dans les pommes à chaque fois. Quoiqu’il en soit, fallait payer le loyer, et on a toujours payé. Au bout de presque vingt ans de ce manège, Richard, le proprio, menace toujours de nous refuser les clés du local si on a pas reglé avant le dix du mois. Comment un homme ayant eu une si bonne idée peut être aussi mercantile ? Comme quoi, du mauvais peut naitre de bonne chose. Les fleurs poussent bien dans le fumier. L’hôtel de la musique, c’est magnifique : un brouhaha de genres, où un groupe de hardcore joue à côté d’un groupe de ségé, où les reprises de Police se font subermerger par du black métal tendance zouk jazz hip hop. Parfois on s’arrête près d’une porte, ça joue grave dedans. À force de se saluer dans les couloirs, ça finit par échanger, puis par jammer. À mon époque, la moitié des groupes du coin logeaient là. On était juste à côté du local de Dagoba qui étaient signés chez Season of Mist. Franky le batteur, venait tout les jours pratiquer son instrument de 10h à 23h. On l’entendait faire ses exercices métronymique du printemps à l’hiver. Une fois j’ai croisé Reno, de Lofofora, ses yeux bleux iceberg qui dérivait sur un palier. Même Larusso, on l’a vue, La-ru-sso. Qui se rappelle de ça ? Sans compter la pléiade de super groupes indés du coin, trop nombreux pour les nommer tous ici. J’en cite quelques uns dont le noms me revient sur le moment : x25x, Binaire, None Shall Be Save, Disturb, Icaros, Elektrolux, Sonny Red, Working Through, Ntwin… Je dresserai une liste plus complète quand ces mémoires seront rééditées chez Gallimard, en reliure cuir pleine peau, papier bible, police gothique, prefacée par un gluon de l’académie française, Sylviane Agincinski ou Al Kpote, j’hésite. Quoiqu’il en soit, tout ce petit monde venait pour les répétitions, les répétitions, les répétitions.

Pour en revenir à notre local, aujourd’hui c’est un cendrier plein de sueur et de cigarette. La moquette verte vient quand on la siffle, il y a des amplis partout, des placards plein de jacks qui ne marchent plus à moins que, d’éléments de batterie désossées, de vis, de trucs et de machins dans des sacs en plastique, de vieilles consoles qui ont servi un jour, de cartes sons dans leurs cartons qui ne se branchent plus nulle part, des boîtes à œufs collées dans une tentative expérimentale d’insonorisation, des affiches de concerts passés, une bannière de Phocea Rocks, des radiateurs grilles pain, des ventilateurs essoufflés, des flys à fûts. Des stands en X customisés, pour soutenir une collection de claviers et de bidoulleries électroniques. Des preamplis blottis dans leur rack à poules, attendent qu’on les allume pour démarrer la sono. Des micros, qui parfois on servi de nunchaku, comme le dénonce leurs têtes cabossées. Une batterie rapieciée, faites de bouts de ma Pearl et de greffons de toms, avec des cymbales fissurées (exceptée ma ride Zildjian, robuste comme un bouclier celte, et au son similaire), repose au fond de la salle, juste devant la fenêtre, les pieds de la grosse caisse bloqués par de petites cales. Oui bon, c’est un bric à brac. Ce qui frappe le plus, ce sont les amplis, monté en murailles comme un stonhenge miniature. C’est parce que nous avons toujours partagé les lieux avec les Crumb. Sont aussi venu la Coupure, Cul Cultura. Casino y est né. Le matos s’y accumule, grossi, maigri au fil des temps. C’est crade et ca se dispute jusqu’à ce que quelqu’un craque et passe un coup d’aspirateur, vide les poubelles, debarasse la pièce des cadavres de cannette en macération. Il y a de la sciure autour de la batterie, ce sont les copeaux de baguettes laissés par les batteurs, qui avouons-le, sont sales comme des hamsters. C’est un endroit où je suis heureux d’être, un petit sanctuaire de l’amitié et de la désinvolture adolescente. D’ailleurs l’adolescence dors toujours en ces lieux, se réveille et court vers nous en jappant dès qu’on y allume la lumière. Le local, un endroit où il fait bon vivre. À l’abri du monde triste et plat, je m’y sens bien avec mes frères d’ames. C’est l’église du zicos, où il salue les muses en leur sacrifiant un bœuf et les invoque en composant, en répétant. D’ailleurs, les répétitions, les répétitions, les répétitions.

Ce que je voulais, c’était mériter ma technique, et pour la mériter, fallait en baver. Et j’en ai bavé. Les exercices de papa-maman, moulins, rataflflaflatatapouet et triolets, triolisme se comptent en milliards de coup sur la peau de caisse claire du Temps. Pourtant, je me sens toujours loin derrière bien des musiciens. Le complexe. de l’usurpateur propre aux autodidactes… et aux usurpateurs. Et puis, je suis un indecrottable feineant. Je n’ai jamais fait assez, meme si ma vie en avait dépendu. Par contre j’ai toujours cru aux idéaux des écoles alternatives, que ce soit punk, rock, jazz, beat, dada, romantique. Ce qui me plait c’est le contrepoint de la bourgeoisie, autrement dit tout son contraire, quelque chose de noble, de haut, et de désintéressé. L’amour pour l’amour de l’amour. Je ne me suis pas reconnu poète comme disait John Rambo, mais je me suis reconnu beatnik. Beat, beatnik, rythme, rythmik, vaut mieux l’être quand on est batteur.
Bien sûr je ne pensais pas à ça en ces instants, sur le coup ce qui m’importait c’était d’epater les nymphes, pour être poli. Épatér, je croyais que c’était ça qui faisait se pâmer les filles. Erreur, lamentable puceau, Errrreur. Depuis, mon ego s’est bien ratatiné. Pour perdre son ego, il en faut un a la base, et ça prend du temps de se recevoir toutes les baffes de la vie, ça ne prévient pas, on réagit souvent de la pire façon possible, petage de plomb, scène publique, hôpital psychiatrique, tentative de suicide, conversion au R’nB, etc. etc.
Comme Gershwin, dont le seul point commun que nous avons sont quelques lettres identiques dans la composition de nos patronymes, je ne me suis jamais senti un musicien authentique, officiel, labellisé. Lui, même après Rhapsody in Blue et un Américain à Paris, il demandait à Maurice Ravel de lui apprendre la composition. Il devait se sentir encore demonstrateur de piano, comme au début. Quant à ses oeuvres, cela n’empêchait que pour être créés, il fallait les répétitions, les répétitions, les répétitions. On les oublie vite, mais on doit y revenir

Répéter pour nous c’était dire : « faisons quatre heures de pompes. » Pas cent. Pas mille. Quatre heures, voire cinq. Deux où trois fois par semaine. C’était presque martial. Donc, on se mettait à faire du bouzin jusqu’à sentir le point de transe où on s’oublie dans le son, et que ça donne des frissons parce que la musique devient subliminalement comme elle devrait sonner. Des fois on y arrivait, des fois non, mais on y parvenait toujours au moins une minute. Une minute qui n’avait pas de prix, comme un premier flash d’héroïne, où un premier orgasme. On peaufinait le tout. C’était aussi l’occase d’être avec des bons potes, et de fumer un joint ou deux. Ou trois. Une fois Juan Lucas a ramené un boitier de vhs : il était plein de weed. Scintillante, fraîche et gluante. Sa première récolte. Pour faire honneur à la sensemilla, on en a roulé un pur, sans tabac. Durant cette séance, les Nitwits ont fait honneur à leur nom, ils jouèrent comme des demeurés. On a super bien joué, les notes et les accents sortaient tous seuls, se déversant en un tumultueux torrent, avec une torrentielle fouge, une fougueuse énergie. Un observateur extérieur aurait été témoin du spectacle de quatre types hirsutes jouant une mononote répétée à l’infini, la bave aux lèvres, le rictus vitrifié, les yeux coulés dans les abysses. Oui. Dans les deux cas, c’était génial. On a même eu un moment d’hallucination collective, on s’est tous cru attachés aux bras par des fils, on s’est tous imaginé marionnettes, dirigées par une force inconnue au dessus. Le trip shamanique, mec. Mais à part cet événement psychédélique intense, c’était tout de meme très sérieux, on rejouait tous les morceaux de la set-list du prochain concert, on composait. Au début, les collègues venaient histoire de boire une bière et blaguer, à la fin ils s’endormaient sur le canapé, mesmerisés par ennui de nous entendre jouer pour la énième fois le morceau de riff qu’on travaillait. Je me rappelle du beau frère de Juan Lucas dormant comme un bébé alors qu’on insistait à poncer une partie de Riding the Space Cow qu’on venait de trouver. Du très abrasif pourtant. Mais au bout d’une heure, suffisamment fatigué, on pique du nez, même sur un riff de Cannibal Corpse. C’est le jeu, ma pauvre Lucette : les répétitions, les répétitions, les répétitions, ben c’est répétitif.

Il n’y a pas photos : nos concerts étaient meilleurs quand on les avait bossé. Quasi pléonasme. Amis jeunes aspirants metteurs en sonorités, c’est à vous maintenant de rentrer dans la partie. Même si je crois que la jeunesse est un état larvaire, je pense aussi que c’est le moment ou un potentiel peut se décupler (s’il est repéré). C’est donc le moment idéal pour le travail et la discipline. La discipline ça aide quand même à maîtriser un peu le bidule. Regardez dans l’armée, le kung-fu, la defonce, l’art, et meme le laisser-aller. Mouarf, c’est moi, le Branlot Suprême, qui écrit ça. Javohl, meine Kartoffelgeneral.

Et puis si c’est pas terrible après ça, c’est pas grave. En fait, on est tous un peu ainsi, plus ou moins parfait, plus ou moins volontaire, plus ou moins vernis. Comme disaient si bien les VRP : « Y en a des qu’ont d’la chance, y en a des qu’en ont pas ». Ce qui importe c’est de faire son truc si on sent qu’on doit absolument le faire. Et si, tel le phénix de basse-cour, vous avez tendance à vous désintégrer la nuit pour vous réveiller aussi nul que la veille, le disque dur formaté, les compteurs à zéro, le jour sans fin consommé, mettez la malédiction à profit : répétez, répétez, répétez.

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