Phocéa Rocks. 31 mai 2013. 28 et 29 juin 2013.

 Dans Mémoires de musicien

La Gaude était un petit village perché à l’intérieur des terres, au-dessus de Cagnes sur Mer, agrippé au baou de saint Jean, comme une langue de bœuf à la blessure d’un chêne. Le centre où je devais résider se tenait à l’écart de la commune, attenant à des bureaux d’ibm, trois terrains de tennis, une épaisse forêt de pins, et posé sur une terrasse latérale de la montagne.

Ce que j’appelle le centre, le site médico-social le Coteau, hébergeait des ados et de jeunes adultes handicapés, ainsi que des salariés traumatisés crâniens. Après un parking en amphithéâtre, on descendait une côte herbeuse, au pied de laquelle se trouvait des bâtiments tout en longueur. Ils contenaient salles de cours et chambres pour les pensionnaires. On me remit les clés d’une. C’était une pièce moyenne, avec un petit lit et un coin cuisine, deux plaques, un micro-onde, un évier, plus salle de bain. J’y déposais mes effets, puis rejoignais le groupe des sélectionnés par la sécurité sociale. Nous étions six ou sept, deux avec moi venaient des Bouches du Rhône, internes également, les autres des Alpes Maritimes. On nous expliqua que nous serions formés à des tâches de bureau diverses, compta, traitement de texte, excel, etc. La taille réduite de notre effectif facilita la bonne entente dans le groupe. Tous les week-ends, nous rentrions dans nos pénates respectifs, par la ligne anachronique qui faisait la liaison Nicea-Massalia. Trois heures pour faire deux cent cinquante kilomètres, des retards perpétuels. A chaque fois, ils étaient du a des événements indépendants de la volonté de la compagnie des chemins de fer. Les pauvres, ils étaient maudits. On ne savait jamais vraiment qu’elle en était la cause. On imaginait des pluies de météorites, des attaques de vouivres, une éruption volcanique soudaine, quand bien même ça n’était que des pannes électriques. Quand on parlait d’incidents techniques, cela voulait dire que quelqu’un s’était jeté sur les rails. Je trouvais cela triste que l’on désigne ces désespérés au bout du rouleau par une périphrase. La voix aurait pu annoncer « une âme infortunée, ne trouvant plus de sens à la vie, s’est précipitée sous un train. Ayons une pensée pour elle. » Cela nous aurait attristé, plutôt que de maudire l’imbécile malheureux de nous avoir mis en retard.

C’était un lieu isolé, à l’odeur de chlorophylle, offrant le panorama insolite du haut var. Au nord, on voyait des sommets alpins revêtus de napperons blancs, au sud, c’était la mer comme une bouche ouverte, et la côte d’azur en guise de mâchoire inférieure, avec des dents en formes d’immeubles. En hiver, il neigeait, et par la fenêtre de ma chambre, apercevoir un homme affublé d’un masque de hockey et d’une machette dans le paysage ne m’aurait pas étonné.

Pendant ces semaines d’isolement, mon père, ma belle-mère et mes sœurs venait parfois me tirer de là. On allait au restaurant, nous plaisantions, j’étais content. Puis ils me ramenaient devant le portail. Je regagnais l’accueil, où, dans une semi obscurité, une secrétaire derrière son bureau prenait un aspect de plus en plus bizarre au fil des semaines. Elle changeait physiquement, grossissait de la poitrine, des épaules, de la mâchoire. Vers la fin, ses yeux étaient phosphorescents. Un des membres du centre fricotait avec elle. Je me gardais de mener l’enquête, mais la sensation persistante qu’il s’y passait des choses choquantes la nuit ne me lâchait pas. Des choses obscènes et gluantes, des cultes odieux, que j’espérais au moins horrifiques comme dans un manga de Junji Ito. Des turpitudes de trafics sexuello-stupefiants m’aurait tristement confirmé sur mon diagnostic de l’espèce humaine : décevante et rarement surprenante. Dans la salle de jeux, où le soir, nous disputions une partie de belote, je pouvais entendre des chuintements dans les faux-plafonds, et des ombres boiteuses aux bords des angles morts de ma vision. Pauvre de nous, nous étions tous des éclopés, nous n’améliorions pas le décor. Je me sentais parmi les miens, les cabossés, les ceux qu’on planque pour que les valides n’aient pas mauvaise conscience. A la Gaude il s’y tramait des intrigues étranges dans ses couloirs sans caractère, qui ressemblaient beaucoup à ceux de l’hôpital psychiatrique. Peut-être y étais-je encore, et hallucinais-je le python rocheux, quand le matin je l’observais par les baies qui longeait le corridor reliant ma chambre aux salles de classe ? Il y avait des impressions d’école emportée.

Quand le soir, le rouge laissait place au jaune de ma lampe de bureau, je me sentais loin de tout. Dans ce feuillus désert des tartares, ma veille compagne la solitude venait s’appuyer sur mon épaule, pour me souffler dans l’oreille des commentaires emprunts d’ironie. Maintenant que je préparais un gros projet, qu’il me fallait du temps à y consacrer, je me retrouvai exilé loin du théâtre des opérations. Un exil que je ne pouvais pas refuser, puisqu’il promettait un graal tant désiré par ma génération paumée entre deux siècles, deux millénaires, et de multiples crises financières : un emploi fixe. Encore une matérialisation de mon arythmie existentielle. Tout me tombait en même temps dessus. Moi, casanier, aurait préféré que les choses passent l’une après l’autre, mais non. On inondait mon bocal, et j’avais intérêt à surnager sans sauter le bord. Se lamenter était une défaillance et défaillir était la fin.

Le week-end je retrouvai Gin et l’atmosphère que j’aimais : celle des concerts dans les clubs, à débiter dans le brouhaha des bribes de conversations, à encaisser la déflagration viscérale de la musique amplifiée, le tout dans une pénombre aux senteurs de bière et de tabac. Parfois, il y avait un gig avec les Nitwits. Là c’était l’apothéose, j’étais en plus dans l’œil du cyclone. Pendant cette période, on avait rencontré Kodjobi, qui nous trouvait des dates, dans l’arrière-pays provençal. Quand je retournais au centre, je ramenais une micro tête de chanvre, juste quoi fumer un petit pétard du soir chaque jour de la semaine. Quand par mégarde je me retrouvais sans briquet, j’étais forcé d’allumer mon joint sur une des plaques chauffantes chauffé au rouge. La nécessité rend ingénieux.

Me nourrissant de dizaines de nouilles instantanées, un cône pour dessert, je me faisais des cinoches, allongé l’ordi sur les cuisses. Je me faisais ou me refaisais des bandes : Tetsuo, de Shinya Tsukamoto, L’Emprise des Ténèbres, de Wes Craven, L’Eventreur de New-York, de Fulci, l’intégrale de Kaamelott pour la millième fois, suppléments compris, les making off de Roger Rabbit et des panthère rose avec Peter Sellers. Les films d’horreur, et Tetsuo en particulier en rajoutait une couche a l’atmosphère surnaturelle de cette campagne épineuse. Son comportement non-sensisque, furieux, noir et argent, s’imprimait dans les parois du bâtiment préfabriqué, mélange d’organique et de ferraille, à l’instar des anti-héros de ce sacré métrage. À la fin de ces narrations en images, je ressentais l’étrange sentiment qui nous prend lorsque loin de tout, on vient de voir une bonne pellicule. Une envie impossible de dire au monde entier quel chef d’œuvre on vient d’admirer, des picotements multicolores d’impatience sur la peau, la hâte de se rappeler, pour pouvoir le raconter dès qu’on sera rentré. Malgré tout ce que j’avais à faire, il y avait des plages de désœuvrement que j’occupai de mornes activités. Parfois la dernière occupation de la soirée se résumait à une triste branlette, de laquelle je revenais encore plus esseulé. Il y aurait eu mieux à faire, mais je ne le faisais pas. Que serais-je devenu sans cette technologie, pour combler le vide des heures ? Peut-être aurais-je pensé plus. Peut-être me serais-je socialisé plus. Peut-être aurais-je écrit des pages pleines de folie. Peut-être aurais-je enquêté sur les secrets du site, et fini immolé ou converti par la secte noire qui hantait les lieux. En tout cas, je n’aurais pas pu goûter à la passivité béate, comme une vache devant un train qui passe. Contrariant.

Fi de ses impressions. Je ne m’étendrais pas sur la formation, il faiu juste savoir que pendant mes heures de loisirs, je travaillais sur le festival. L’affiche pour la date à l’Espace Julien fut fabricoté en raclant du doigt le pavé tactile de mon ordinateur portable. Je reprenais l’idée de Cécile Eberschweiler, récupérais une photo de la basilique de Notre Dame de la Garde, la basculait dans un noir et blanc abrupt, pour n’avoir plus qu’une silhouette , puis greffait à la statue de la Vierge un bras tenant une guitare, découpé sur une autre image. Avec la police Aristotle Punk, je créais un cartouche, où j’insérai un à un le nom de chaque groupe, puis j’inscrivais les autres informations, assorties d’un de ces slogans consensuels sentencieux, que la publicité nous injecte de force dans ses clips abjects. « La scène se regroupe autour de sa culture » . Eurggh. La création du bidule était laborieuse, travailler sans souris, sur un pavé gluant comme un piège à rongeurs, transformait les séances de travail en tortures masochistes non-consenties. Il fallait travailler au pixel près, le pif collé contre l’écran, et s’y reprendre à cent fois, avant de positionner son bout de texte correctement. Un miniaturiste n’y aurait pas retrouvé ses petits.

Avec le même logiciel, le photoslop du pauvre, je fignolais la maquette des compilations attendue par le presseur de cds. Je me suis gouré en refaisant la pochette du volume 1 pour la version boîtier : j’ai mis le mauvais titre à la piste de Nitwits. À la place de Wei wu Wei, il est écrit Kétamine Bonne Mine, le nom du morceau de Binaire. C’est bien plus tard que je m’en suis rendu compte.

Je confirmais les derniers groupes du 31 mai. Ah, souvenir de mes conversations téléphoniques, tandis que par les vitres de ma chambre le jour mourrait et s’affalait sur le pré en contrebas. Ma voix était joviale, mais mon cœur était en détresse, et il ne pouvait pas s’épancher. J’avais tellement besoin de tout le monde, et c’était dur d’avoir confiance en l’avenir, vu que je ne croyais même pas en moi.

Pendant les moments de cours où on nous laissait autonome, je forçais l’accès a tikbook pour continuer d’animer la page. Ça ne demandait pas des compétences de piratage formidable, il suffisait de cliquer avec assez d’insistance jusqu’à ce que le navigateur perde les pédale et, tourneboulé, laisse la page s’afficher.

Cette période fut celle où je renouais avec mes grands-parents paternels. Ils m’hébergeaient à Cagnes le dimanche soir, et ils étaient heureux. Mon grand-père commençait à avoir le cerveau rogné par la maladie d’Alzheimer, mais il était encore avec nous. Il aimait me demander une clope en douce, n’ayant jamais pu vraiment abandonner l’habitude. Le lundi matin, avec ma grand-mère, il m’amenait en voiture au centre. Comment n’avons-nous jamais eu d’accident, avec son attention qui se délitait au fil des jours, je ne saurais dire. La chance du bonheur ? Après la formation, il périclita vite. Pourtant, ces quelques semaines furent les seules où je ne voyais plus mes grands-parents comme les ventouses bisouilleuses de mon enfance. C’était simplement ma famille, nous étions contents de nous voir autour d’un dîner, si évident et pourtant si délayé

Je voyais les groupes annoncer le spectacle sur fb. Un jour, je pétais les plombs devant un commentaire « 13 groupes en une soirée ? Impossible ! vous rêvez ». C´est là que j’ai pris mes distances avec le réseau social. J’ai vire tout mon fil d’actualité. Les commentaires déplaisants, ça me sapait le moral pour rien, si je ne les voyais pas, ils n’existaient pas. Sale époque. Entre la weed et l’abilify, je fissurais souvent, et les pauvres membres de l’association faisaient les frais de ma mauvaise humeur. Prenant la mouche pour un rien, hyper réactif, le moindre mail contrariant, la moindre rancœur d’autrefois, me faisait déverser ma bile dans des réponses paranoïaques. La colère, mauvaise conseillère. C’est un lieu commun, mais les lieux communs sont là pour quelque chose : dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, ils sont vrais. En fait, je voulais que, malgré ma schizophrénie, on se dise que, tout de même, j’étais formidable, admirable et génial. Encore cette erreur de penser que ma vie était comme dans un film, et que dans les scènes de désaroi, des spectateurs invisibles s’apitoyaient sur mon sort.

J’ai booké tous les groupes, sauf The Magnets, proposé par Thierry, et Soma, qui firent une fleur à Pirlouiiiit. Il était copain avec eux. Ils étaient signés chez Sony, c’était donc les seuls « pros » sur l’affiche.

 

Après les adieux fait à mes compagnons de formation, je quittais la Gaude, et rentrais définitivement à Marseille, une semaine avant le premier gala. Dans l’asso, on forma des groupes pour aller coller des affiches dans le secteur. Plutôt que de s’encombrer d’un seau de colle de poisson, on utilisa la technique que m’avait montré Lee Zeirjic. Un simple rouleau de scotch. Il suffisait de placarder sur les posters des concerts déjà passés, on ne se retrouvait pas les doigts tout pégeux d’ichtyoadhesif, les riverains teigneux ne vous insultaient pas, ni ne vous renversaient de carafe d’eau sur la tronche. Et pour cause, elles étaient faciles à arracher pour les grincheux, un coup de main suffisait pour la déchirer et rendre à la rue son allure initiale, c’est à dire recouverte de tags, d’ordures, d’affiches électorales… En résumé, un geste écologique primordial. En binôme avec le Pinguin, on est parti du parvis de l’église des reformés, le vortex où Antonin Artaud s’était fait poignarder, on a remonté la rue Thiers jusqu’à la Plaine, tourné à la rue des Trois Mages. Arrivé au conservatoire de musique, on a remonté le Cours Julien, et terminé notre périple au seul panneau d’affichage disponible à des kilomètres à la ronde. Entre temps, nous avions scotché le papier noir et blanc tous les deux mètres, sur chaque support possible : murs, poteaux, placards électriques, poubelles, planches et matelas laissés à la sauvage sur le trottoir, vitres de magasins abandonnés, et sur les figures aux sourires faux d’un énième candidat avide à une énième élections fallacieuse, engluées sur l’écriteau public de libre expression mentionné dans la phrase précédente.

Le 31 mai 2013, le matin du concert, je signais mon contrat d’embauche a la sécu. À midi, j’étais sur le cours, je rentrais dans la salle de concert. L’Espace Ju était comme un temple de Dagon revenu du fond des mers. Avec ses luminosités visqueuses qui caractérise les volumes d’une salle de spectacles, son odeur de mousse, de bois et de polyester. Ritchie, Matwis et Juan Lucas sont arrivés, avec leur matos et ma batterie. Son corps devait servir pour les autres groupes de la grande scène, il y en avait un autre sur celle du café. La plupart des orchestres venait avec un ou deux amplis, je ne sais plus trop, en tout cas, il y avait ce qu’il fallait pour être à l’aise.

Roland organisait le Strie Dent, un super fest de noise le même jour. J’ai voulu le persuader de faire venir de ses groupes pour jouer devant l’Espace en fin d’après-midi, mais c’était impossible. Je m’y étais pris trop tard.

L’après-midi a été réservé aux balances. Quand on a fait les nôtres, le sondier nous a demandé de nous bouger, parce qu’il y avait Soma derrière nous. On ne trainait pas pourtant. Comme d’habitude, Je n’ai pas eu la présence d’esprit de dire à l’ingénieur que j’étais l’organisateur de la soirée, briguer un peu plus de considération de sa part. Mais enfin… On n’allait pas se courroucer pour si peu. Nous avions déjà fait nos réglages, les conditions commandos passées nous avaient appris à faire vite et bien. Ce qui était important, c’était que le planning horaire de la journée se déroule sans accroc. Et c’est ainsi que cela se passa. Tout le monde se plia aux exigences temporelles, fut professionnel et d’un sérieux papal. Pas mal, pour des soi-disant amateurs.

Pour la bouffe, Olivier le régisseur me dit d’aller acheter à manger au supermarché du coin. Aidé par Romain, le bassiste de Crumb, on a rempli deux caddies de bouffe, des trucs pas formidables, mais de quoi sustenter tous ceux qui avaient faim. J’en ai eu pour 300 euros de ma poche. Tout le monde a trouvé que la nourriture était minable, et c’était vrai. Avec mes barquettes de jambon et mes bières de pacotille, je me sentais comme Guylux, le mauvais organisateur de concert qu’on avait abandonné au milieu de nulle part, vous vous rappelez de cette histoire ? La honte.

L’équipe de Phocéa rocks se composait de Mymy, Gin, Philippe Boeglin, Mystic Punk Pinguin,  Vincent Fraschina, Jord, et Pirlouiiiit aux photos. Il y avait d’autres photographes indépendants qui trainaient également. Mystic et Philippe Boeglin était aux entrées. Une petite pièce munie d’un sabord donnant sur l’extérieur. Ici, les deux pirates sans canon vendaient les tickets ou donnaient les invitations. Gina et Mymy étaient au merch. Vincent Fraschina et moi étions dans les backstage. Vincent F, en bon régisseur, alertait les groupes de leur passage, et s’assuraient qu’ils soient en place à l’heure, il mettait aussi la main à la pâte pendant les changements de plateau, aidant sondiers et roadies, baladant et branchant les amplis, installant les éléments nécessaires, stand de clavier, pied de cymbales. Il a abattu un travail fou et vital. Il me semble que Jord était présent aussi, il s’occupait des groupes, répondait aux questions, transmettait les messages, faisait du relationnel avec un art de la rhétorique digne de Quintilien.

Philippe Petit a eu la gentillesse de faire le dj, et d’animer le silence entre les changements de plateau pour deux bouteilles de vin blanc.

Bienvenue dans le grand cirque du Rock n’ Roll ! Mesdames et messieurs, approchez, approchez ! Ce soir, nous ne vous offrons pas un, ni deux, mais TREIZE formations parmi les meilleures de la région, si ce n’est du pays, voire du monde !!! Du rock ! Du punk ! De la pop ! Du stoner ! Du soviet twist ! De la tech noise ! Pour la ridiculement modique somme de six écus, oui, six écus, vous avez bien entendu , moins cher qu’un menu complet dans un fast-food répugnant, venez découvrir, si vous ne les connaissez pas déjà, les superbes DEPARTURE KIDS, les scotchants LA FLINGUE, les faramineux CRUMB, les sémillants SOMA, les spectaculaires NITWITS, les incroyables LO, les rageurs RESCUE RANGERS, les furieux CONGER! CONGER!, les stupéfiants ELEKTROLUX, les magnétiques MAGNETS, les puissants X25X,  les fastueux BINAIRE, les holistiques RELIQUES ! Sans oublier les interludes du dynamique DJ PHILIPPE PETIT !!! Approchez, approchez, il n’y en aura pas pour tout le monde. Uniquement de la super came.

Dans le hall d’entrée, entre la scène principale et le bar, Philippe Petit mixait. Y était également disposé un stand, où nous vendions t-shirts et compilations du festival, ainsi qu’un autre étal pour que les groupes puissent vendre leurs propres marchandises. Quand la vendeuse de Soma a débarqué, elle a TOUT viré pour mettre son propre stock. On lui expliqué que ce n’était pas bien, qu’il fallait penser aux autres, etc. Il a fallu insister, et si on doit en tirer une leçon, c’était la démonstration du capitalisme tendance pousse-toi-de-la-que-je-m’y-mette-et-meurs qu’elle nous donna. La survie non du plus fort, mais du plus culotté. Le capitalisme, quoi. Je vous renvois à la lecture de « l’Ile des Pingouins » d’Anatole France, c’est bien exposé, même s’il n’y a aucun pingouin punk et mystique. Sinon, il y a « le Talon de Fer », par Jack London, c’est effrayant de clairvoyance.

À l’ouverture des portes, il n’y avait pas foule. Mon Père et Marie sont venus. Dans mon k-way noir, je ressemblais à une réglisse surchauffée, je n’en menais pas large. Ce sont les Departure Kids qui ont lancé la soirée sur la scène du café, à 19h, puis Lo, à 19h20 ont été les premiers sur la grande. Les concerts se chevauchaient d’une dizaine de minutes chacun. Ainsi les spectateurs, entre deux shows, pouvait aller dans l’autre salle pour continuer d’avoir de la musique, ou rester s’il voulait absolument voir la prochaine prestation. Cela permettait des changements de plateau plus fluide, il n’y avait pas trop de pression, les musiciens et les techniciens pouvaient s’installer assez tranquillement. Certains ne se sont pas aperçus qu’il y avait deux endroits où ça jouait.

C’est avec beaucoup d’embarras que je plaçais mes mentors en première ligne. Ce n’était pas encore l’heure de pointe, et ils méritaient mieux que d’essuyer les plâtres. Concocter les ordres de passage avait été un vrai casse-tête, et les malchanceux Lo s’étaient retrouvé là. Mais, élégants, magnanimes et plus fair-play que des lords, ils ne m’en tinrent pas rigueur. Leur prestation fut de haute volée. Ils donnèrent tout pour la cause, et grâce à cela accrochèrent les premiers spectateurs. Aujourd’hui encore, j’ai honte de leur avoir donné cette place ingrate.

Quant à moi, je courais dans les coursives, sueur sur la tempe. Je n’ai pas pu voir beaucoup de concerts, sauf le mien, sinon, que des lambeaux. C’était l’adage du cordonnier mal chaussé illustré. En un sens, cela m’arrangeait d’être partout et nulle part, c’était une forme de fuite, une façon de se cacher. À chaque seconde, j’appréhendais le désastre. Le croiseur Espace Julien tanguait de plus en plus, et à ma grande joie, prenait l’eau davantage et davantage, vous comprendrez plus bas dans le texte. À chaque concert terminé, mon cerveau cochait une tache réalisée, et leur nombre diminuait l’un après l’autre.  On pouvait transcrire l’onde cérébrale ainsi : Ça, c’est fait, ouf ! Vivement la fin, qu’on me relevât de mes responsabilités, et que je puisse écrire un grand « Aaaaah !!! » de soulagement, points d’exclamations compris, avec la fumée d’un énorme buzz.

Bien sûr, toute l’équipe changeait de poste quand la lassitude s’installait, et allait jeter un œil aux concerts. Eux aussi avaient droit à la soirée. Gina avait fait des décharges à l’intention de tous les groupes, pour qu’ils nous autorisent à utiliser les photos qu’on prendrait. C’était une des raisons pour lesquelles je montais et descendait sans arrêt les étages de l’Espace Julien. J’essayais d’attraper les zicos pour leur faire signer les papiers. On a défrayé, facture à l’appui, ceux qui venaient de loin. On faisait tout super sérieusement. Gina voulait être le plus possible dans les clous, on ne pouvait pas lui donner tort. C’est ce qui faisait la différence, on voulait prouver à l’appareil dirigeant que nous n’étions ni des clichés, ni désinvoltes.

Était-ce à cause de toute mes comparaisons maritimes ? Il y avait une impression de paquebot percé. Mais si l’eau était représentée par les spectateurs, on voulait alors que le bateau soit submergé. Goutte à goutte les gens entraient. Des bandes de copains des groupes, leurs fans, les gens qui avaient vu la publicité pour l’événement, ceux du Off.

Ce soir-là, c’était comme la bataille des groupes de Scott Pilgrim, mais en mieux. D’abord parce que ça se passait réellement, ensuite parce qu’il n’était pas question de compétition. Les groupes s’étaient ligués pour offrir de l’anthologique au public. Ils auraient pu être détachés, donner le minimum syndical, mais c’était comme si tout le monde s’était compris, comme si les scènes étaient devenues des ponts retranchés, et que, coutelas au poing, les êtres humains étaient décidés à vaincre ou mourir contre le spectre de la norme désobligeante. Cette ordure du démon, qui s’employait à en recouvrir la terre entière. Cette sans-tripe, médiocre, convenue, indigente, vulgaire, soporifique, homogeneisée boufftance, cette musique de fond de l’esclavage des corvées quotidiennes, comme disait mon regretté Mojo Nixon.

 

« En avant frères et sœurs de la côte, a l’attaque !!! »

Alors que le vaisseau était pris dans la tempête, ébréché, les matelots devaient repousser les assauts mortels du Hollandais Volant. Il portait plusieurs noms. Certains l’appelait le Bloody Mainstream, d’autres l’Infamous Establishment, ou encore le Governor of Formatting. Tous le craignaient, car il faisait de ses victimes des marionnettes mortes-vivantes vouées à son service.

 

-Capitaine Capitaine ! On prend l’eau !

 

-Tant mieux !

 

Les Departure Kids et Lo étaient venus du sommet du mat central, en plantant leurs dagues dans la grand-voile, et en se laissant descendre en éventrant la toile. L’effet de surprise avait saisi de surprise les premiers forbans débarqués. La Flingue, de leur côté, sécurisaient le café. Olivier Gasoil s’enroba la figure au scotch transparent, se confectionnant ainsi un casque à l’épreuve des balles. Son aspect déformé terrorisa même les plus mal agencés des zombies.

On avait fait faire par un ami, le capitaine Fab, de belles tentures, et des drapeaux noirs estampillés Phocea Rocks. Entre deux assauts, le quartier maitre Gina m’avait pris à parti : « Met des drapeaux sur le pont principal, olibrius ! » J’avais bredouillé quelque chose, ramassé un étendard puis dévalé la dunette jusqu’au gaillard avant. Sur le chemin, je croisai un des moussaillons des Magnets, qui passaient le relai à l’escadre suivante. « Pense au drapeau, » me dit-il d’un ton taquin. Je l’aurais bien fait mettre aux fers, mais il n’y avait pas le temps. L’écume envahissait le tillac et frappait ses bords d’une colère blanche. J’abandonnais ma mission, impossible d’attacher notre joli-Roger nulle part. MPP et Boeglin avaient élargi les brèches à la hache, les flots envahirent le pont inférieur. À chaque fois que je passais par l’entre pont, le niveau montait. L’espoir flottait.

Depuis l’artimon, les Reliques jetaient des feux grégeois sur l’envahisseur. Pétrifié devant tant d’ardeur, il commença à se dire que notre résistance était sérieuse. Et il s’embourbait dans le jus salé, qui semblait maintenant ne plus vouloir s’arrêter d’entrer pour le battre. Soudain Soma sortirent de la cale par une trappe dérobée, tout pistolets dehors et grimpèrent à la poulaine, d’où ils tinrent l’ennemi à distance raisonnable. Simultanément, x25x, rapières entre les dents, se balançant au bout des cordages, s’emparèrent définitivement du café. Les abordeurs étaient pris en étau. Assommés par la confusion, Ils se rendirent. les marins poussèrent un cri de joie, tandis que le Hollandais se noyait. Ils rugissaient le nom de leur commandant, qui avait su les fédérer.

« Vinzo !

 

Vinzo !

 

Vinzo !!! »

 

« Vinzo ! Eh, Vinzo ! Arrête de rever, il faut y aller maintenant, c’est votre tour ! » me réveilla Vincent Fraschina.

 

« Euh…oui…oui ! »

 

J’enfilais ma chemise rouge, pour ne pas qu’on voit mon sang jaillir pendant la bataille, et mon pantalon marron. Ne cachons pas mon arrivisme. J’avais monté AUSSI ce festival dans le but d’offrir de belles opportunités à mon groupe. On n’est jamais mieux servi que par soi-même, la preuve ; j’allais jouer sur une scène, ou de grands noms étaient passés, devant un auditoire fourni. Suicidal Tendencies, Infectious Grooves, Magma, Shellac, Thin Lizzy, The Sonics, DJ Shadow, Joey Starr, Arab Strap, Muse, la Fonky Family, 45 Niggaz, Burning Spear, Mercury Rev,  Mademoiselle K, Fish, The Divine Comedy, Charles Bradley, Mudhoney… N’empêche qu’avant de marcher sur la planche, je me sentais fifrelin.

On a tout donné, la salle était remplie, et les gens restaient. Je pouvais voir les bras de Jadran s’agiter devant. Avoir les amis de toujours présent, c’était rassurant. La batterie était redevenue féroce, je faisais de mon mieux pour la dompter. Le plateau était grand, et avec les projecteurs dans les yeux, j’y voyais comme dans une purée de pois cancéreux, c’est à dire pas à trois mètres. Parfois Ritchie sortait des ténèbres, tenant sa guitare comme une mitrailleuse lourde, et me jetait un coup d’œil de phare dans la tempête, qui me rassérénait. A ce regard, comme un signal, ça me faisait baisser la tête et refoncer dans le tas. Pendant Bomb, le dernier morceau de la set-list, Philippe Petit a surgi des coulisses et est venu me crier dans l’oreille , « c’est trop bon !!! » Ce visage euphorique, quel moment de joie irréelle. On a ensuite passé le relais au Rescue Rangers, j’étais complètement tourneboulé, rendu confus par l’électricité du concert et l’inondation en cours.

 

Tandis qu’Elektrolux faisait danser dans le bar, je tombais sur mon pote Brume. Nous sommes retournés dans la grande salle, on a headbangué en chœur sur les Rescue Rangers. Cinq minutes, pas plus. Coup de bol, ils faisaient « Creeper, the one who creeps ». Mais, tel un berger eskimo anxieux pour son troupeau de phoque, je ne pouvais m’empêcher de vérifier partout que tout se passait bien.

En sortant par la porte insonorisée, je tombais sur chanteur de Soma. Je lui demandais s’il était content de sa prestation. On parla histoire de défraiement je crois, et là, au débotté, il me dit sur un ton de confidence majestueuse : « Tu sais, s’il y a autant de monde, c’est quand même grâce à nous.»

Je tiens à témoigner ici du melon extraordinaire de ce groupe. La vanité est le cancer du musicien, si elle le prend trop tôt, il n’y arrivera jamais, embourbé dans la fatuité. Si elle le prend plus tard, après le succès, il sera une tumeur pour les autres, et haï en silence. Être signé sur une major n’arrangeait pas les choses, vu que ce genre d’entités avaient tendance à augmenter l’addiction à la brosse à reluire. Mais je fais erreur, ce n’est pas le groupe qui est à blâmer, juste celui qui m’a sorti cette réplique. J’ai dit oui, oui, mais il méritait une claque sur le nez. Ah oui, c’était certain, la preuve c’est que deux ans plus tard, ils ont arrêté. Et ce soir, à part quelques groupies à lunettes, type secrétaire, sa base de fan n’était pas plus grosse que celle des autres. Comme sa quequette

Crumb pour leur part, étaient impériaux. Les décombres d’après combat se nettoyaient d’eux-mêmes, charmés par la qualité des airs du combo.

On a fait donner de la canonnade à congres, puis Binaire a fermé la soirée, et c’était le coup de Jarnac. La botte fatale qui a piqué les jarrets et touché les artères. Ovation totale.

La dernière note, puis les dernières acclamations émises, l’eau s’est retirée en un instant, nous laissant seuls, mouillés, subjugués, l’équipage et moi. Pendant ce reflux de marée, j’étais dans le hall, mon père s’est approché. Il m’a complimenté sur la prestation des Nitwits, puis m’a simplement dit, « je suis fier de toi », et il est rentré à Monaco avec Marie.

On avait fait quasiment salle comble, un peu plus de 800 personnes. Pour une jauge de mille, avec uniquement des groupes confidentiels, c’était plus que pas mal. Et mon père m’avait dit ce que j’avais toujours espéré qu’il me dît. Le OFF étaient ravis.

Super-méga-soirée. On ramassa nos cartons et affaires. Le temple de nouveau était vide. On n’en revenait pas.

Et oui, parce qu’en fait, c’était ÉNORME, mon gars. Il n’y avait pas que du moyen-bof dans ce monde, et les « produits de qualité » n’était pas forcément de la térébenthine vomitive venue d’une autre galaxie, servie à la louche par des marchand sans scrupules. Et ouais, les amis, il y avait autre chose que la parade en plasma des tubes pourris et des chansons atroces. Vos voisins, vos voisines, dans l’anonymat délaissé, faisaient dix mille fois mieux que ces cacas. Ça avait sué sous les projos, ça avait bondit en faisant le grand écart, ça avait poncé de la baguette, râpé de la corde, dent serrés et bave aux lèvres. Ça avait croqué des notes, ça avait vibré de la glotte. Ça a rayonné, ça s’est diffusé. Ça a défouraillé. Ça les a enterrés, ça les a ressuscités. Ça s’était contorsionné, ça s’était déhanché, ça s’était énervé, ça s’était fait posséder. Ça avait pogoté, slammé, dansé, gigoté, epillepsé. Ça avait joué de la sacrément bonne zique. Et je ne suis pas désolé, ça s’est vraiment passé. Ce soir, c’était du rock LIBRE, fornicateurs de mère !

Avec le recul, et n’en déplaise au chanteur de Soma ça ne pouvait que marcher. Parce que l’arithmétique était simple : beaucoup de groupes se connaissaient, leurs potes connaissaient d’autres potes qui étaient potes avec d’autres groupes, nous-mêmes, on avait plein de potes, plus les fans de la scène en général, ça garantissait des applaudissements pour tous, et nous savons que les applaudissements sont contagieux. Plus et plus, ça fait plus.

Gina et moi on a fait un bout du retour avec Philippe Boeglin. Sur le pavé rose du cours Ju, où les éclairages et la lune se réverbéraient, on était tous lessivés, mais on avait des paillettes plein les yeux, et de l’excitation plein les paroles. On pourrait dire maintenant, eh ! Les scribouilleurs des milieux autorisés ! Vous étiez où ? Depuis que le Hidenburg s’est écrasé, on ne vous voit plus…

Revenus à notre quatrième étage de la rue des Pyrénées, on a posé nos caisses de cds et de t-shirts. J’ai roulé un doobie bien grassouillet, me suis affalé dans le sofa, et fait des lettres de fumée.

 

« A »

« A »

« A »

« A »

« H »

« H »

« ! »

« ! »

« ! »

 

Les groupes de l’Espace Julien avaient accepté de jouer à titre gratuit. On aurait voulu les payer comme des intermittents du spectacle, mais la même somme devait être également versé à notre vénéré état, qui nous avait tant aidé jusque-là. Le pécule dont disposais l’asso n’était pas suffisant. Et il était illégal de donner de l’argent à d’autres, juste parce que cela nous faisait plaisir. Au pays des droits de l’Homme, la charité était un crime.  Je piochais dans ma cassette personnelle, et le soir même et les jours d’après, je filais de la main à la main cent euros à chaque ensemble. L’embarras me bat encore aujourd’hui de n’avoir pu leur donner que ce pourboire. Toutes ces femmes et tous ces hommes auraient mérité dix mille dollars chacun, et ils étaient venus pour rien. Pour la beauté du geste. Admirable.

Le lundi suivant, je commençais le travail pour la sécurité sociale. C’était au dernier étage de l’immeuble dit « de Kleber ». Au pôle transversal de production. Pour traduire en français honnête, c’était là où on recevait les feuilles de soins. On les passait en grosses liasses dans un scanner étudié pour. Ma tâche consistait à ressaisir les informations que la machine avait mal interprété. De 7h15 à 15h30. Il n’y avait pas à réfléchir, pas de contact humain hormis les collègues. Juste à pianoter des touches. C’était parfait. La misère humaine, je ne pouvais plus la souffrir, face à elle, je me laissais dévorer. Et le système, soi-disant bienveillant, avait besoin d’esprits forts pour refouler tous les engueunillés qui venaient réclamer l’aumône, et raconter leurs vies de supplices. C’est arrivé plus d’une fois qu’à l’accueil, au rez-de-chaussée, une personne se coupe les doigts au comptoir, ou s’immole par le feu, à bout de nerfs et de quoi manger. Tout là-haut, caché, je n’étais qu’un employé de bureau, et j’étais heureux. Oh oui, qu’est-ce que j’étais heureux. La conscience tranquille, même si j’avais trahi André et Ritchie. Ils avaient dit qu’ils ne bosseraient jamais dans une office, une affirmation à laquelle j’avais acquiescé d’un air de dire « oui, il ne nous auront jamais. » et j’avais fini par me carapater presto dans la fonction publique. Une honte, certes, mais une honte confortable. Plus de peur du lendemain. Un travail pas compliqué auquel je pouvais m’acquitter correctement sans trop d’efforts. Un beau sachet de congés pour pouvoir continuer à faire de la musique, et une bourse assez remplie pour subvenir à mes menus besoins. Si on engageait tous les musiciens, me disais-je, avec leur habitude de galérer, d’être les premiers arrivés, les derniers partis, de vivre avec des clopinettes, la productivité aurait augmenté de 1000% , et le fameux trou aurait été comblé en deux semaines. En attendant, je m’habituais vite. Les deux prochaines dates étaient le 28 et le 29 juin, à la Machine à Coudre. On attaquait le festival dans les clubs par celui-ci, car il fermait en juillet, la chaleur à l’intérieur pendant l’été rendant le lieu intenable. Entre deux saisies de feuilles de soins, je correspondais avec les derniers groupes qu’il me restait à boucler pour la Rue du Rock par smartphone et réseau social.

Mon cher Jonathan Laval, dont je vous ai déjà entretenu, me fit la première affiche. Il en avait aussi concocté une pour la date de mai, elle était magnifique, mais j’avais eu l’étourderie de lui demander trop tard. Juste pour l’anecdote, John était capable de dessiner à main levée le Jupiter et Thétis d’Ingres, en remplaçant la tête de Zeus par celle d’un gorille. Les mots me manquent pour décrire avec quelle exactitude il pouvait reproduire l’original. S’il avait voulu il aurait pu devenir faussaire. Notre passion commune pour les vieux jeux d’aventure Lucasfilm Games, Maniac Mansion, Aack Mackraken, et les animaux mal empaillés nous avait rapproché. C’était un de la bande à Ritchie, Pippo et Juan Lucas. Pour le 29, je lui avais demandé un visuel de style sumérien, comme les bas-reliefs à la Vieille Charité. Marseille antique m’obsédait, elle n’avait peut-être pas connu Gilgamesh, mais elle irradiait le sol de sa présence. Le résultat était au-dessus de mes espérances.

Pour le poster du 30, je demandais à Greg Chaix. Je le connaissais chanteur dans pleins de groupes de hxc qui tabassaient, Disturb, None Shall Be Saved, Odyssey, et autres. Toujours sur la brèche, il n’hésitait jamais à aider les petits jeunes qui arrivaient sur la scène, et servait souvent de crieur principal dans de nouvelles formations auxquelles il donnait sa gnaque, sa voix déchiquetée, et son énergie de cabri féroce.  Depuis quelques temps, je le voyais publier des graphismes élaborés par ses soins. Noirs et blancs, à la fois naïfs et stylés, avec beaucoup de renards dedans. Avec toute l’herbe que j’inspirais, des renards, j’en voyais des troupeaux et j’aimais bien. Blague à part, elles me plaisaient ses créations, je lui demandais donc de m’en concocter une, proposition qu’il accepta bien volontiers. Un beau renard psychique se protégeait de la pluie grâce à sa queue. Sur elle, naviguait un navire et les noms des groupes. Sur la ligne d’horizon un motel ouvert du crépuscule à l’aube. Sous terre, des crucifix était planté à l’envers, et une blatte se baladait. Cool.

Le 29 juin présentait une soirée orientée punk-rock-pop, avec Blah-Blah, Catalogue et Splash Macadam. Deux d’entre eux figuraient déjà sur les compils, Catalogue venait de se former, avec Éric d’Elektrolux, Emma d’Human Toys aux guitares, et Bruno à la basse. Ça roulait déjà très bien. Le 28 était orienté bruitisme, Ohmodron, Casino et Fillette.

 

Vener Lacombine, de Blah Blah, m´a aidé à coller quelques jours avant, on a fait le même parcours que pour le concert à l’Espace Julien, en plaisantant. Nous nous sommes bien entendu. On plaçait les posters des deux nuits. Ah, si seulement ces placards pouvaient avoir l’impact de ceux de Martin Luther, songeais-je. Mais ils ne l’auraient pas, et la révolution ne se ferait pas sur un dessin ou une idée de festival, louable, certes, mais comme une pierre criant dans la toundra.

Pour les concerts en salle, nous avions décidé de procéder comme pour n’importe quel petit concert d’ici. On refilait toute la somme récoltée a l’entrée aux groupes, qui était partagée en parts égales. La salle gardait les profits du bar, nous, nous gardions les ventes sur les cds et les t-shirts. Phillipe Boeglin et le Mystic Punk Pingin se rentrèrent dans le minuscule passe-plat qui faisait office de guichet et de sas. On se relaya à ce poste toute la soirée. Ce premier soir, on a fait salle comble, environ cent cinquante personnes. A cinq euros la place, ça faisait un joli pécule. Au fond de la scène, une belle bannière PR s’étalait fièrement. Beaucoup de monde, beaucoup de personnes jamais observée sous ces latitudes poisseuses, cela voulait donc dire que le but de la manœuvre était bon : on s’intéressait à la scène rock.

Une vieille dame me pressait pour que les concerts jouent à l’heure. Régisseur à six sous, je lui disais gentiment sue j’allais faire de mon mieux, elle me disait que ce n’était pas sérieux. Je n’allais pas l’envoyer valser, ça se voyait qu’elle ne traînait pas trop par chez nous, la courtoisie était la seule chose que je pouvais lui offrir.

A ce stade de la lecture, vous devez être assez consterné par ma flaccidité et la saveur de nouille trop cuite qui me caractérisent. Il est vrai cependant que c’est grâce à ces aptitudes que je suis parvenu à mes fins. Si j’avais fait preuve de caractère, j’aurais été flamboyant, mais combien de porte, combien de personnes se seraient fermées et braquées ? Combien auraient fomenté des intrigues pour me stopper dans mes courses ? Combien j’ai vu de niquedouille croire me berner… Je les ai laissé faire. Satisfaits de ma passivité de pâte molle, ils m’ont ouvert le chemin sans faire trop de détour. Si mes ambitions avaient été non pas de faire aimer la musique, mais de parvenir dans la course à l’échalote, j’aurais été une vipère, un Catilina, un fils de chienne de compète. Me voici devant vous dans toute ma farine de blé, inerte et affirmé.

C’est Catalogue qui ouvrit le bal, avec sa formation en infanterie de ligne, les trois de front, comme un peloton d’exécution. Leur compo étaient élaborées et structurées avec science. Au rythme des batteries enregistrées, ils firent mettre le pied à l’étrier au public. Il faut bien reconnaître qu’une partie de celui-ci était engoncé dans des a priori de musique bas du front pour homo erectus assoiffés d’alcool et de sang. Et il n’en était rien. La vieille dame ne bougea plus de sa place, semblant réaliser qu’au-delà du monde de généralités suspectes, déblatéré par les chaînes d’informations continues, il y avait bien des congénères comme elle, avec les mêmes liquides de transmission coulant dans les mêmes veines, les mêmes pièces de moteur, les mêmes pots d’échappements, la même douceur de peau, le même cerveau sensible. Leur show aimanta le public, et après celui-ci, la vieille dame nous acheta les trois compils.

Puis Blah-Blah prit place. C’était encore une formation sans batterie, le changement de plateau fut donc rapide. Les rapides au classement auraient tout de suite pensé au Béruriers Noirs en les entendant, mais c’était juste parce qu’il y avait une boite à rythme et du chant en français. Blah-Blah avait un discours apolitique et plutôt misanthropique, mais Socrate ne disait-il pas que le misanthrope était une personne qui avait cru d’abord que l’homme était vrai, solide et fiable ? De surcroît, les riffs de Piero et de Vener étaient bien plus délicats, malgré la distorsion, que ceux de Loran. Vener avait commencé la musique en apprenant la flûte baroque au conservatoire, avant de la casser en deux sur son genou et de prendre un manche à six cordes à la place. Mais il faut reconnaître que comme leurs coreligionnaires parisiens, il y avait là une mutation de la chanson française réaliste, ou le dramatique était passé des quartiers miséreux au courant de la conscience, et d’une forme de chant revendicateur remontant à l’ancien régime. Leur musique était sombre, pesante, noire comme leurs habits, plein d’une colère narquoise. Les rapides au classement auraient de toute façon été satisfaits, puisqu’ils finirent leur tour de piste par « Il tua son petit frères » des Bérus.

Pendant que j’étais au stand de vente, un des mecs de Splash Macadam prit une compil, regarda les noms derrière, et me dit « Woah, Nitwits, j’adore ce groupe ! » Je m’empressais de lui dire que j’étais le batteur. Impressionné, il me dit que c’était notre son qui leur avait donné envie de monter un groupe. Hosanna au plus haut de cieux, être une source d’inspiration me remplit d’auto satisfaction. Il y avait les jeunes chinois, avec lui, ça faisait trois. Ce n’était pas énorme, mais c’était hyper flatteur.

Les revêtements de sol éclaboussants terminèrent le gala, L’un d’entre eux arborait le t-shirt de Pr. Les t-shirts, tout le monde aime ça. Leur concert avait une patate incroyable, et un batteur en chair et en os. Un contingent de leur fan était venu, le public était agité de soubresaut de danse et de cris de filles en fleurs. Avec leur son extrêmement énergétique, La sauce a pris très vite.

Claire, la boss de la Machine, qui ne voulait pas que ça finisse trop tard, à cause du voisinage psychopathe, me pressurisait pour que le concert se termine. Je transmis l’info aux Splash. Earvin, le chanteur-guitariste-compositeur, annonça :

« Voilà, on va faire notre dernier morceau… Il dure 26 minutes. »

Et ils jouèrent en effet 26 minutes. Claire me poursuivait avec un lasso, afin de me capturer, me pendre et me dépecer vivant. Dans ces moments, je n’avais aucune autorité, Je ne me voyais pas monter sur scène et arrêter le show, les artistes, ça se respectait, même GG Allin quand il jetait ses excréments sur la foule. Je me contentais donc d’angoisser en priant pour que les trublions s’arrêtent un jour.

Bien des années plus tard, a un spectacle de Sable Sorcière, je remémorais l’anecdote à Earvin. Profondément désolé, il me dit qu’il avait été bête ce jour-là, qu’il avait été un punk idiot. Je ne lui en tenais pas rigueur, on discuta de la jeunesse qui est le moment où on croit à la légende de la cretinerie libératrice. Eh quoi, il faut quand même faire une fois ce genre d’extravagances, et le meilleur moment c’est quand on est jeune, ça fait partie de l’apprentissage. Depuis cette anecdote de 2013, la sagesse a fait son œuvre sur Earvin, ses créations sont encore meilleures.

Dans le fanzinat local, on eut une bonne critique par Phil2Guy, un des contributeurs réguliers de Liveinmarseille.

Le lendemain, dans l’ambiance de grotte votive de la machine à coudre, Ohmodron installa ses planches à effet et ses ordinateurs sur l’estrade. Il y avait un peu moins d’affluence, la saveur musicale du soir étant plus avant-gardiste et prometteuse en dissonances. J’avais connu le duo par Choci Loni, un des membres. Il jouait dans le super groupe indie Eastern Commitee, également programmé dans le festival. Argentin, habité par la sacré passioñ du cœur, dont Maradona parlait si bien, j’avais tout de suite accroché avec lui, peut-être à cause de ce noble sentiment audacieux, et de mon code génétique hispanique. Nicolas, son complice dans l’affaire Ohmodron, était pareillement charmant. Des gens posés et placides, amoureux de l’exploration sonore. Laborantins dans leur base secrète, à la recherche de la fréquence interdite, celle qui rend fou ou qui fait exploser le crâne. L’apparence de Choci, broussailleux et lunettes sur le nez, renforçait l’impression d’expérimentations hors-la-loi. Lui et Nicolas, sévères et concentrés sur leurs boutons, avait l’air de tenter de distiller l’orichalque et de vouloir devenir des demiurges. Ils tournaient des potards de quelques millimètres, lançaient des boucles d’une pression de touche de clavier, appuyaient d’un coup de paume de la main sur une pédale d’effet. Le résultat : une manifestation rugissante, l’indicateur de la présence d’une créature innommable, d’un chien de Tindalos caché dans les angles de la pièce. Ça vous chopait par les intestins, comme une morsure, et vous mettait à genoux. Quelque chose d’inexplicablement compréhensible s’entendait dans la voix invoquée par les machines, et on ressortait comme dupliqué, échantillonné, cloné. On vous avait arraché l’épiderme, et tous vos muscles à vif sentaient les milles épingles de l’air envahi d’ondes.

Le concept Fillette consistait en un long jam. Une rythmique et une ligne mélodique posaient des bases répétées, triturées jusqu’à l’érection d’un menhir de transe. Ça jouait fort, très fort, le résultat évoquait une musique ancestrale à la lisière du chamanisme tengriste. Tel Stupéflip, ça me prenait par la croupe et me retournait comme une crêpe. Ça me faisait vibrer l’hypophyse. Je revenais au bar. Mymy étais au fond, aux entrées, il y avait du monde qui rentrait encore. Je pris place au merch.

C’est là que Ritchie c’est aperçu de la bourde que j’avais commise à la Gaude. Il me montra du doigt le titre erroné sur notre piste. Je tombai des nues, avec l’impression de m’être autoprogrammé pour commettre cette gaffe. Voulant que nous demeurions un groupe maudit, j’avais inconsciemment mis des bâtons dans nos roues. Ritchie ne fit aucun commentaire, il savait que j’étais distrait, et de me voir aussi dépité devait lui suffire, comme punition.

Casino, avec Ritchie à la batterie, Roland à la basse, et Pippo à la guitare, était un de mes orchestres favoris. On avait pris les plus cools de chaque groupe, et on les avait agencés, comme des membres, afin de créer un animalcule particulier. Pour faire simple, je surkiffais. Ça évoquait du punk-drum-&-bass-gothique, chanté en italien. Le direct au foie que je me prenais à chaque fois, j’en était accro. C’était de l’attraction irrationnelle, ça me plaisait, c’est tout. Qui n’a jamais ressenti cela ? J’étais envieux de la place de Ritchie. Ça me transcendait, ca me transformait, je devenais le manager rital du groupe, ma qui parlait commé ça, avec l’assent italiano, si ? Et qui vendait lé brutalismé retro-foutoriste de Cassssino comme oune revoloussione, oune renascimiento de la musica ! Qué Casssino, ça t’emmènait dans oune tounel oscuro dé danse frenetica, qué té jambes, elles bougeaient touté seules ! Excusez-moi, ça me reprend. Scusi. Bien des fois je les ai vantés dans l’exercice oulipien des « textes à l’arrache », qui paraitrons en édition de luxe in quarto chez HarperCollins.

A la fin, Roland m’a convié à boeuffer avec eux, en souvenir du bon vieux temps, des tournées en estafette et de la marmotte incinérée. C’est parti au quart de tour. Les Fillettes sont montés aussi. Nous avons rongé nos instruments pendant une bonne vingtaine de minutes, dans la mêlée, je tapais comme un sourd. Nous étions de retour au Thunderbird Lounge, sauf que cette fois il y avait des gens, et ils appréciaient. L’impro était excellente. A la fin, quand les spectateurs furent sortis, on partagea le butin. Une autre bonne soirée. La critique microlocale n’en fut pas moins existante et favorable.

De retour dans notre canapé, j’étais épuisé, mais moins rincé que pour l’Espace Julien. Les dates dans les petites salles, c’était beaucoup plus facile à organiser. Nous étions en terrain connus, avec des personnes que nous pratiquions depuis des années, embarquées dans les mêmes drakkars. Je sortis les rats de leur cage, les posais avec moi sur les coussins. Les malicieuses bestioles se mirent à trottiner, à se cacher, à jouer à « coucou, qui est là », à chercher les câlins. Pendant que je les gratouillais, je faisais le point. On avait passé un col important, mais maintenant, la montagne de Meggido apparaissait dans le pare-brise, sortant doucement et sûrement sa pointe de dessous l’horizon. Le mois prochain, la bataille de la Rue du Rock aurait lieu. Armageddon !

(à suivre)

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