Alfa Mist + Marcus Miller. Jazz des 5 continents 22/07/2023

 Dans Chroniques de concert
Il y a un Rhodes sur la scène. Un piano électrique dont la tige de pédale se visse dans un tout petit trou, inatteignable pour les phalanges d’un backliner trop gras, ou si, comme moi, vous êtes aussi maladroit des dix doigts que du cerveau.
Alfa Mist et ses partenaires dans le crime arrivent. Jazz brigade verte. Une salve toute jeunesse éternelle de sylvains dehors. Casquette,  cheveux afro, aspect urbain.
Ils sont calmes, humbles, là pour faire leurs preuves. Rapide discours de bienvenue d’Alfa, et en avant vavavoum. Les visages longs et les mines fermés, il ne faudra que quelques secondes pour que la formation ne laisse aucun doute sur ses capacités. C’est du jazz de haut niveau.
Vient un morceau où le chef de clan joue sur son clavier un air mélancolique. La voix de Kaya Thomas-Dyke, la bassiste guerrière, monte sous la voute de la cathédrale sans toit, aux murs d’écorces, du théâtre. La musique se tend, s’amplifie, puis la batterie de Jas Kayser, belle comme une lionne, s’immisce. De ses bras et de ses jambes, déliés sur la terre, elle délie les notes dans les cieux. Enfin, trompette et guitare enfoncent la digue  que la fragile complainte bâtissait.
Intro de guitare solitaire par Jamie Leeming. Une partie rythmique faussement bancale, mais peinte en trompe-l’oreille, s’affranchit de la métronimie  conventionnelle en tapant quand on ne s’y attend pas.  Du rap degingandé, crissant comme une cannette dans un caniveau. N’est-ce pas la marque d’un hip hop cérébral, sorti du populaire, internationalisé puis intellectualisé afin de gagner ses galons d’un jazz devenu désormais aristocratie mélodique, au même titre que la musique dite classique ? On entend qu’il y a une volonté de découper ces mesures mathématiques en petits morceaux, d’en faire des frises à la logique trop mange-cervelle pour les comprendre, a moins d’être dans le secret du groupe. Le public rugit comme devant une bataille de danse, dès qu’une passe impressionne. Alfa mâche ses mots quand il pose son flow, mais qu’importe, cela sonne bien, très bien. La sécu dégage les fascinés venus se poser sur le gravier pour écouter.
Johnny Woodam sort de sa trompette des sons bizarres, rappelant la guerre entre organique et technologie, entre âme et mécatronique, que se livre humanité et machine depuis la révolution industrielle. L’un supplante l’autre, et ainsi de suite. Ici, le cuivre sonne numérique, trafiqué. Pourtant, non c’est une langue de chair et de sang qui parvient à produire ces notes harmonisées par l’embouchure.  Combien de temps dureront ces mutations ? Tant qu’il y aura cette avancée certainement folle, la fuite en avant vers un prétendu toujours mieux, un perpétuel duel entre l’homme et sa stupide création. C’est la machine qui perdra.
Déconvenue finale : cette analyse se révèle caduque et dénonce le fait que je suis un ignare. De retour à la maison, je lis la biographie d’Alfa Mist et de ses comparses, ma vision se rajuste. Oh… Ah… D’accord… Bon… Ah oui… Quand même… Vinzo, t’es qu’un sale abruti. Ferme-la. Il a juste dix ans de moins que toi. Gina, elle, a tout mieux senti. Voilà pourquoi juger du premier coup d’œil et de tympan devrait être interdit; en fait il n’y a que peu de paramètres à vraiment jouer dans l’appréciation d’un travail d’art, ce sont l’humeur du moment, et l’avis d’une jolie fille ou d’un beau garçon dont on est amoureux.
Pour Marcus Miller, avec son chapeau tarte-au-porc signature sur le crane, beaucoup de personnes descendent des gradins pour se placer tout devant. Mais d’où viennent-ils en vérité ? Les gradins sont toujours plein à craquer ! Une génération spontanée, sortie de terre à l’annonce du nom du grand artiste ? Du trait d’union entre classique et modernité ?  Entre Jazz et Funk ? Entre fromage et dessert ? Ça ne fait pas le moindre doute. Action.
La pyramides de synthés et la batterie vacillent sur leurs fondations, la faute à Xavier Gordon et Anwar Marshall convoyant tous les deux une énergie proportionnelle aux slaps de Marcus Miller.
Les arbres ont des épines fluorescentes, ça sent la marijuana et le chewing-gum Léo. Funk-Jazz de tireur d’élite, funk-jazz qui vise les pieds. Ça danse comme à un concert de Primus. Les spectateurs sont hypnotisés, non pas seulement par le bassiste de légende, mais aussi par le reste du groupe. Donald Hayes fait japper son saxophone, des lasers sortent des lunettes noires de Russel Gunn.  On note qu’il n’y a qu’un instrument a corde sur l’estrade, la basse en vedette. D’où vient cette absence de guitare ? L’explication est simple : ce n’est pas nécessaire. Elle adoucirait peut-être même trop la pression infra-sonique primordiale à une manifestation de ce style.
Mon regard s’attarde sur l’attroupement qui profite de la prestation, tous les âges sont représentés, les vêtements, estivaux, rendent cette population impossible à décrypter au cas par cas. Mais qui sont ces gens qui gigotent des vertèbres ? On les croise tous les jours. Des plombiers, des informaticiens, des drh, des manutentionnaires, des orthodontistes, des chercheurs, des bandits, des banquiers, des fauchés, des policiers, des ouvriers, des employés, des chômeurs, des gens. Ils sourient de profiter du concert, mais ils ont leurs blessures, c’est le seul fait à peu près certain. Qui leur a donné le secret, le savoir, l’appréciation d’un artiste, certes géant, mais discret, et aux antipodes de produits waouh-waouh commerciaux débondés par hectolitres sur tous les supports publicitaires ? Mais comment oserait-on se promener en abordant n’importe quel passant, pour demander d’une voix remplie d’espoir : « Bonjour, aimez-vous Marcus Miller ? »  Juste pour la satisfaction réchauffe-cœur de voir leurs faces répondre « oui », et s’éclairer de la joie de savoir que vous êtes un autre initié ? un autre fan ? Le monde, {du moins ce, pays, du moins, cette région, du moins, cette ville} irait certainement mieux. On serait plus avenant, plus en confiance. Mais c’est si simple et si compliqué à la fois. Nous n’avons toujours pas compris à quel point nous sommes unis.
Ensuite, Marcus Miller annonce un morceau composé en souvenir de Jaco Pastorius, enregistré par Miles Davis, « Monsieur Pastorius ». Tout de suite s’installe une ambiance au gout minéral, la texture en béton armée des gratte-ciel de New-York, la solitude des ruelles qu’ils écrasent de leurs ombres, et qui finissent d’être engluées par la nuit.  A leur façon de jouer, l’orchestre nous ramène au be-bop, aux odeurs de cigarillo dans des bars étouffés par la fumée, alors que dehors, un génie fou est en train de saigner à mort sur le goudron. Superbe.
La bonne humeur revient pour une pièce pleine de fougue, où Marcus Miller prend ses cordes à grosse poignée pour en jeter des clous d’acier sur la foule, met des claques sur les fesses de sa basse pour la mener aux champs de mines, la fait éclater comme du mais dans un micro-onde. La composition se durcit de plus en plus et les épaules se brisent en cadence. Stop. Interlude. Vient une chanson dénommé paix, où le virtuose s’équipe d’une clarinette basse {nda : je ne suis pas sûr}. Les notes de l’Invention numéro 8 de monsieur Jean-Sebastien Bach viennent se faufiler avec espièglerie. C’est déjà l’heure du dernier moment.  Une version de Come Together.
« Come together y’all ! » La basse fait la ligne de chant. Joie générale. On se rend compte du fil ténu entre sophistication et simplicité, toutes deux au service de la production d’une source de plaisir première et animale, indispensable à notre espèce. Ici, il n’y a plus de frontière, il s’agit juste de jouissance immédiate, produite par des experts, des maitres, qui sont allés au bout de leur brio, ne pense même plus à leurs desseins.  Ils ont juste à agiter les mains, les années, les mois, les semaines, les jours, les heures d’entraînement, la copulation permanente avec leurs outils, on transformé leur art en gestes réflexes, naturels, spontanés.
Final. Au revoir. Pas de rappel. La voix du directeur artistique, venu remercier le public, est couverte par les huées. Scandale mi-rigolard, mi-serieux. La prestation était vraiment géniale.
Conclusion et question : Comment ce niveau d’abstraction est-il compris assimilé et apprécié avec autant de facilité par le cerveau ? Cela fait penser à Primus, le groupe de rock-ovni cité plus haut, et également mené par un talentueux bassiste. Le genre est différent, mais le son également jusqu’au-boutiste, marginale, pas du bled. Pourtant, ils font aussi sauter des masses entières à l’unisson {rappelez-vous Woodstock II}.
C’est l’inexplicable mais solide arithmétique de la musique, qui envoie, au moyen de certaines gesticulations particulières productrices de vibrations et d’harmonies spéciales, des charmes capables de titiller les robinets de l’encéphale, afin que ceux-ci inondent cette masse nerveuse de produits chimiques euphorisants. Et là, c’est le pied. Ça vaut toutes les drogues du monde.
Méga-bon-show.
(Chronique bicéphale par Gina et Vinzo, photos par Frédéric Bonnaud, dédicace à Jean-René Palacio.)
Alfa Mist :
Alfa Mist : clavier, chef d’orchestre
Jas Kayser : batterie
Kaya Thomas-Dyke : basse, voix
Jamie Leeming : guitare
Johnny Woodham : trompette
Marcus Miller :
Marcus Miller : basse / clarinette
Donald Hayes : saxophone
Anwar Marshall : Batterie
Russell Gunn : Trompette
Xavier Gordon : Claviers
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