Jean

 Dans Nouvelles

« Pierre, s’étant retourné, vit venir après eux le disciple que Jésus aimait, celui qui, pendant le souper, s’était penché sur la poitrine de Jésus, et avait dit : Seigneur, qui est celui qui te livre ?

En le voyant, Pierre dit à Jésus : Et celui-ci, Seigneur, que lui arrivera-t-il ?

Jésus lui dit : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi.

Là-dessus, le bruit courut parmi les frères que ce disciple ne mourrait point. Cependant Jésus n’avait pas dit à Pierre qu’il ne mourrait point ; mais : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ?

C’est ce disciple qui rend témoignage de ces choses, et qui les a écrites. Et nous savons que son témoignage est vrai. »

Evangile selon saint Jean 21.20 :25

 

Quelques temps après le prodige, quand Jésus revint voir ses disciples pour la troisième fois, ils s’étaient remis à leur ancien métier de pêcheurs. La joie des retrouvailles passée, Pierre lui demanda ce qu’il adviendrait de son disciple préféré, Jean. Le Christ, non sans facétie, lui avait répondu : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? ». Dès lors, le bruit avait couru parmi ses suiveurs, que ce disciple ne mourrait pas. Mais cette phrase n’était pas qu’une boutade. En effet, Jean ne cessa pas de vivre.

Le doux personnage s’étonna d’abord de ne pas se voir vieillir. Les autres se plissaient de ride, mais lui restait toujours jeune et frais, se contentant d’attendre le retour de son ami. Le temps semblait n’avoir aucune prise sur lui. Les autres apôtres le voyaient bien, mais, par discrétion, ou peut-être, par jalousie, ils n’ébruitèrent pas ce miracle-ci. Avec Pierre, il partit prêcher en Samarie, où il transmit le message du Christ, avec la sincérité d’un témoin direct. En quelques années la doctrine s’étendit à toute la Palestine, et malgré les efforts harassants qu’il déployait pour accomplir sa mission, les milliers de kilomètres parcourus en sandales dans la poussière, les pluies, les vents, les tempêtes, les remontrances, les réprobations, les menaces et les violences des hommes, rien ne semblait avoir de prise sur son corps. Aucune marque, aucune blessure, aucun flétrissement, aucune ride ne s’imprimait sur sa peau, son regard brillait toujours de la même lueur de feu qui s’était allumé depuis qu’Il leur était revenu, avec ses mains, ses pieds et son flanc percés.

Les persécutions romaines prenaient des proportions insupportables, alors Jean s’enfuit. Il prit la route d’Éphèse, s’y établit. Marie vint le rejoindre. Nombreux furent ceux qui voulurent se faire baptiser par lui… Afin de diffuser la parole plus efficacement, il rédigea le compte-rendu de ce qu’il avait vécu auprès de Jésus, ce que le nazaréen avait dit, avait fait, comment il avait vécu, comment il était mort, comment il avait repassé les portes de la mort, puis publia et fit circuler la bonne nouvelle.

Mais plus le christianisme se diffusait, plus la répression de l’empire se durcissait. Un jour, les légionnaires contraignirent ce jeune homme d’une vingtaine d’années à l’exil sur l’ile de Patmos. Jean avait quatre-vingt-six ans.

Là-bas, une nuit, il vit le Christ, vêtu de blanc et un glaive à la main. Abasourdi, l’apôtre s’agenouilla. Les doigts de son ami effleurèrent son épaule. « Écris ce que tu as vu et ce qui doit arriver plus tard », lui dit le crucifié d’une voix venue d’ailleurs. Avant que Jean ait relevé les yeux, l’apparition n’était plus là. Les jours suivants, animé par une agitation inhabituelle, il s’enferma dans sa chambre. Quand il en ressortit, il tenait des papyrus noircis d’une écriture fiévreuse. Le texte levait le voile sur le retour du Christ, mais même Jean n’arrivait pas à comprendre le sens de cette prose. Sa main lui avait semblé saisie par une force irrésistible, et lui, à moitié évanoui, comme prisonnier d’un rêve étrange, n’entendait que le frottement furieux de son stylet sur le manuscrit. Mais il était maintenant tout à fait certain que le fils de l’Homme reviendrait, et sa foi augmenta.

Deux ans plus tard, le nouvel empereur Nerva lui permit de retourner à Éphèse. Entre temps, la communauté s’était agrandie. Parcourant les localités, il y établi des évêques, organisa des églises. Pourtant, il se rendit compte que plus la religion se structurait, moins les ordres de Jésus était respecté. Beaucoup transformaient les affaires de Dieu en affaires d’hommes, profitaient de leur pouvoir spirituel pour en faire un pouvoir temporel, s’enivraient de la puissance du commandement. Déjà, de jeunes évêques mettaient en doute l’authenticité de l’identité de Jean. Comment un être si jeune avait-il pu connaître le Messie ? Tous ceux qui aurait pu attester en sa faveur était mort. On menaçait de le chasser. A quatre-vingt-treize ans, désabusé par la perversion qui dévorait telle une gangrène la pensée si rédemptrice du Sauveur, Jean s’en alla. Quittant les côtes d’oliviers et les chemins de poussière pour l’occident lointain, il traversa l’empire, de Judée jusqu’en Gaule Narbonnaise, s’enfonça dans la garrigue, et devint berger. Loin de ceux qui s’étaient accaparé les rênes du christianisme, il laissa le monde tourner sans lui, préférant s’occuper de centaines de générations de chèvres qui ne virent jamais d’autres êtres humains que lui, et oublia tout sauf la figure du fils du charpentier. Il priait et attendait dans ce décor qui ressemblait à sa Galilée natale. Dans sa contemplation, il recherchait la beauté. Quelque chose d’impossible à définir, mais qui faisait naître en lui une certaine sensation, une sorte de frisson chaud, hérissant ses poils et faisant palpiter son cœur plus fort. Cette beauté, il la trouvait quand du sommet d’une colline, il apercevait la danse des crêtes tout autour, avec les nuages à leur pieds, quand il voyait frissonner un brin d’herbe, secoué par la rosée, quand le soir, ses brebis rentraient en bêlant dans la bergerie, quand mille petites choses lui faisait sentir la puissance du mouvement insaisissable du temps, quand expirait un vieux lièvre dans un buisson de genévrier, quand la succession des escouades d’insectes finissaient de me rendre à l’humus de la terre, ou quand à l’aube, apparaissait ce lever de soleil qui avait tout d’une résurrection. Tout cela était beau.

Un jour, Jean vit arriver un groupe de soldats, portant de longs glaives et d’étranges cuirasses aux découpes qu’il n’avait jamais observé chez les légionnaires. Lorsque l’un d’entre eux s’adressa à lui, il comprit et répondit dans le même idiome, un latin difforme qu’il n’avait jamais parlé jusqu’alors. On lui demanda à boire et à manger, il donna autant que ce que les autres voulaient. Pendant qu’ils se rassasiaient, Jean les questionna. Il apprit qu’on était en 1134 après Jésus-Christ, dans le comté de Provence, fief des comtes de Barcelone. La mention du Nazaréen l’intrigua. Alors qu’ils repartaient, Jean décida de les accompagner. Les soldats rirent à gorges déployées quand ce jeune berger crasseux leur dit qu’il avait mille quarante-et-un ans, et qu’il n’avait vu personne depuis des siècles. Avant de prendre la route, il libéra son troupeau.

Alors qu’ils descendaient vers la vallée, le son des clochettes s’estompait avec le paysage calcaire. Jean ne prononça pas un mot, afin de ne pas effaroucher ses compagnons de voyage avec des questions qui seraient certainement parues incongrues. Plusieurs jours plus tard, la petite bande atteignit un bourg, et Jean les quitta dès les fortifications en bois franchies. Il se promena dans les rues boueuses, observant la population, les habits, les porches, les enclos, les ouvertures, les fenêtres, les toits, les poules, les canards, errant de ci de là, un ou deux cochons bousculés par leur porcher en haillons gluants, les amoncellements de légumes pourris et de détritus organiques, la forte odeur de foin et de purins mêlés, les cris, les palabres, les notes de musique aigrelettes, les habitations de torchis médiocrement bâties…

Le réseau de ruelles déboucha sur une place, et Jean se figea. Devant lui était le plus gros bâtiment de la ville. Ses massives portes de bois étaient grandes ouvertes, et au sommet de sa flèche se tenait une grande croix, la même sur laquelle on L’avait crucifié. Cela pouvait-il être ? Il se précipita à l’intérieur. Il avait trouvé la bâtisse magnifique, mais il tressaillit vraiment quand il franchit le seuil. Là où il n’avait croisé que des masures, il se retrouvait dans un palais. Des colonnes démesurément élevées allaient se perdre vers un plafond d’une conception qu’il n’avait jamais vu. Des mosaïques de verres colorés, d’une taille et d’une transparence inédites, créaient un contraste d’ombre et de lumière, conférant une solennité majestueuse à l’immense pièce où il se trouvait. Tout dans les finitions démontrait l’habilité des artisans chargés d’agencer ces pierres. Parcourant lentement du regard ce décor incroyable, il se figea soudain. Au fond de la pièce, au bout d’un couloir formé de plusieurs rangées de bancs, il y avait de nouveau la croix, et sur la croix, il y avait un corps supplicié. Le claquement de ses sandales résonnant sur le sol, Jean courut vers le cadavre. Mais ce n’était pas Lui. La statue de bois portait bien la couronne d’épines dont la soldatesque l’avait affublé, il portait bien la plaie saignante de la lance sur le flanc, ses mains et ses pieds étaient bien cloués à même les planches, mais il n’était pas nu. Et son visage ne lui ressemblait pas. Jean comprit simultanément qu’il s’agissait bien du Christ, mais que son apparence physique s’était dissoute dans le temps. L’apôtre n’avait gardé que son souvenir en tête, se contentant de représenter le Nazaréen par le symbole du poisson, signe de la résurrection. Un soupir s’évada de ses poumons : il aurait au moins voulu le revoir en portrait, en attendant son retour. Le crucifié d’ici avait un air générique, fruste, même pas sémite. Jean, malgré le fait que le message de son maître s’était propagé, se sentit très seul et éloigné de tous. La beauté architecturale générée par la foi palpable des hommes de ce siècle le consola un peu. Il lui semblait humer presque Sa présence. Il était dans une église qui ne se cachait plus. Progressivement, elle se remplit de monde, surtout des paysans, mais Jean reconnu certains notables à la propreté de leurs vêtements.

La messe eut lieu. Dans un latin biscornu, le prêtre recita d’une voix lourde et pressée un passage de ce qu’il appelait « les actes des apôtres », mais Jean ne sut pas de qui il parlait. Un frisson lui courut le long de l’échine quand le religieux procéda à l’eucharistie. Comme Jésus l’avait demandé, et comme Jean lui-même l’avait fait, on continuait à agir ainsi, en souvenir de Lui. Il revoyait encore le pain qu’Il avait rompu devant lui, le vin noir qu’Il avait versé dans la coupe en terre cuite. Le prêtre tenait un calice d’or pesamment décoré.

L’apôtre remarqua autre chose : la grande majorité des participants ne comprenait pas un traitre mot. Mécaniques, ils baragouinaient phonétiquement des formules, gardant les yeux rivés au sol.

Puis l’homme d’église appela les fidèles à partir en pèlerinage en armes jusqu’à Jérusalem. Horrifié, Jean l’entendit promettre l’absolution de tous les péchés, déclarer que les juifs ne contribuaient pas financièrement au secours de la Terre sainte, appeler à l’anéantissement de ce qu’il nommait des infidèles.

Ne pouvant plus se contenir, Jean explosa. Il se leva, pris à parti le prêtre en pointant le doigt vers lui. « Comment oses-tu, glapît-il, Comment oses-tu mêler le nom de mon Christ à pareilles turpitudes ? Ses commandements sont d’adorer Dieu et d’aimer son prochain comme soi-même. Et toi tu te fais le plaideur de la violence ! Honte ! Déshonneur ! Malheur à toi, par qui le scandale arrive ! »

Le prêcheur et la foule le dévisagèrent avec des yeux arrondis. Comment un berger pouilleux et bistre pouvait il s’exprimer avec une pareille autorité ? Et dans le même latin que l’aumônier ? Un murmure de colère monta dans l’assistance, et les physionomies se firent menaçantes, mais avant qu’on eût pu le saisir, il passa entre les gens et s’enfuit.

Jean erra sur les routes. Parfois, il trouvait une abbaye habitée par des moines dévots, mais l’occasion était rare. La plupart du temps, il constatait que les hommes d’église étaient dévoyés, et que la profession constituait un déguisement par lequel on abusait des crédules. Toutefois, quand il avait l’occasion de tomber sur une congrégation honnête, où un père bienveillant acceptait de lui laisser consulter les écrits disponibles. En remontant le cours de l’histoire, il apprit comment la foi chrétienne s’était propagée, passant des persécutions à l’acceptation, s’infusant dans l’empire avant d’en devenir la religion officielle, se transformant en l’outil du pouvoir. Comment l’autorité de Rome s’était effondrée, comment les barbares avait déferlé, comment une myriade de royaumes avaient tenté de rapiécer l’ancienne gloire latine, comment l’église avait survécu, s’était divisée. Il apprit qu’une nouvelle foi était apparue en orient, s’ajoutant au judaïsme et au christianisme, et proclamant l’apparition d’un nouveau prophète. Il fut désarçonné puisque son ami avait déclaré qu’il n’y aurait personne après lui. À sa grande surprise, il constatait que ses propres travaux étaient devenus canoniques, et que lui-même était considéré comme un saint. Pour le monde, il était mort. Le texte de la légende disait qu’il s’était fait creuser une fosse et qu’il y descendît en priant Dieu. Une fois sa prière achevée, une lumière l’entoura, si vive que personne ne pouvait la regarder. Une fois la lumière disparue, on trouva la fosse remplie de manne divine. Une autre version de sa mort voulait qu’il se soit fait enterrer vivant et recouvrir de terre par ses serviteurs, mais que, lorsque ses disciples revinrent et voulurent le déterrer, il avait disparu… Tout en lisant, Jean se palpait le torse pour s’assurer qu’il était bien là, vivant. Il regrettait de ne pas être mort comme les autres, qui dormaient paisiblement jusqu’à Son retour. Lui, attendait toujours. Il prit le parti d’errer sur les routes. Jour après jour, mois après mois, année après année, la poussière s’accrochait à ses semelles. La faim ne le tiraillait pas, la chair ne le tentait pas. Depuis que Jésus l’avait pris sur sa poitrine, il se sentait asexué. Il était comme les eunuques qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux.

Alors, tandis que les pays se créaient, se métamorphosaient et se disloquaient, il voyageait. Au fil des décennies, il s’extasia devant les paysages multiformes de l’Europe, et sur les réalisations artistiques humaines. Il admira la construction des cathédrales de Chartres, de Reims, de notre Dame de Paris. A Constantinople, juste avant la prise de la ville par les ottomans, il admira les mosaïques figuratives au plafond de Sainte-Sophie, et les retrouva à Ravenne dans la déjà vénérable basilique de saint Apollinaire, s’inclina devant l’Alcazar construit par les mahométans, profita de la richesse intellectuelle des taïfas, espéra presque la concorde entre juifs, mozarabes et musulmans à Tolède. En Italie, dès le duocento, il s’empiffra de peintures, de fresques, et de sculptures, grattant sa barbe broussailleuse avec perplexité quand il se voyait représenté en adolescent gracile, fut troublé par le Bacchus païen de Michel-Ange, et les étranges êtres hybrides Christiano-mythologiques de Raphael.

D’ailleurs, beaucoup de choses le perturbait dans le catholicisme romain. Le culte dédié à Marie dépassait celui du Christ, sous la forme d’une croyance qui lui remémorait plutôt les croyances venues de l’Egypte, avec ses dieux anthropomorphes. Il se souvenait d’elle, de sa bonté, de son amour pour son fils, et de sa pieuse modestie, mais il se rappelait aussi, lorsque la mère et les frères de Jésus étaient venu le trouver, ce jour où ils ne pouvaient l’approcher, à cause de la foule. On Lui avait dit : « ta mère et tes frères sont dehors, et ils désirent te voir. » Et Lui avait répondu catégoriquement : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la mettent en pratique. » Et désormais, elle disposait d’un statut surnaturel, cette vieille femme si gentille. Jean restait perplexe.

Perplexe aussi devant l’importance que tenait le martyr de son compagnon, l’importance de l’imagerie de la crucifixion. Ce terrible instant, en vérité, n’avait été qu’une infamie, et même s’Il était revenu trois jours plus tard, cette humiliation publique restait le souvenir le plus douloureux et le plus horrible de toute la vie du disciple.

Malgré les millions de pages d’écrits religieux qu’il avait pu lire depuis plus de mille cinq cents ans, il ne comprenait pas pourquoi les commentateurs du Galiléen pouvaient avoir autant d’autorité que Sa Parole, et même s’il savait apprécier certaines réflexions, certaines conclusions des docteurs de l’église, il ne comprenait pas le paradoxe de s’appuyer sur celui qui avait dit « ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugé » , pour ensuite vomir et conspuer des catégories d’hommes. Une intolérance par la tolérance ? Pour lui, le seul discours à retenir, c’était celui que Jésus avait prononcé ce jour-là, sur la colline, devant des centaines de personnes, cela avait été la plus belle chose qu’il n’ait jamais entendu, celle avec le plus d’espoir, le plus de sens, le plus de vérité.

Mais jamais l’enseignement éthique du christ ne lui avait paru aussi lointain. Jean vivait dans un monde de guerre, de haine, de colère, où, pire que tout, celui qui avait dit « aime ton prochain comme toi-même » servait de prétexte à toujours plus de désespoir, d’absurdité, de meurtre et de mensonges.

Jamais Il n’avait dit, « tue ton prochain parce qu’il est différent », bien au contraire ! Et là, celui qui avait ressuscité un homme, guéri des aveugles, des sourds, et des estropiés, multipliés des pains pour nourrir la foule, changer de l’eau en vin le plus sublime, n’était plus qu’une bonne excuse.

Jean ne participait à aucune guerre, et s’il était enrôlé de force, désertait. L’époque était celle des charniers, il y avait beaucoup de monde en détresse, quel que soit le camp. Soldats blessés, civils persécutés, enfants perdus, innocents ou coupables, Jean aidait tous ceux qui lui demandaient secours et assistance. Il fit pris de nombreuses fois, jugés à la hâte, exécuté. Mais comme il ne mourait pas, il simulait son trépas, s’enfuyait dès que l’occasion se présentait, grattant la terre ou se dégageant des fosses communes. Toujours il attendait.

Puis la Science arriva. On découvrit un nouveau continent, on apprit que la terre était ronde, qu’elle n’était pas le centre de l’univers, seulement un minuscule grain de poussière en mouvement dans l’espace. Jean avait depuis longtemps senti l’immense déplacement cosmique, percevait la vitesse avec laquelle la planète tournait sur elle-même, voyant la nuit, lorsque l’atmosphère levait son voile, tournebouler les constellations et les galaxies dans le lointain. Le temps n’était que le balancement perpétuel des astres, s’arrêtera-t-il un jour ? se demandait-il.

Ses pérégrinations le menèrent hors d’Europe. En Afrique, il traversa le Mali divisé, remonta le cours du fleuve Congo et se fourvoya volontairement dans la jungle pendant longtemps, contemplant les animaux et l’entrelacement permanent des végétaux. Il réapparut en Abyssinie, passa par la cité monastique de Lalibela, visita les églises monolithiques. Il y croisa des portugais, qui le prirent pour un marchand arabe. Il ne retourna pas en Palestine, ne voulant plus voir Jérusalem, mais remonta vers le Moyen-Orient, s’initia à l’islam, reconnu que ce monothéisme adorait le même dieu que celui des juifs et des chrétiens, admira les minarets de La Mecque et la Kaaba dans la mosquée sacrée, puis poussa jusqu’à la vallée de l’Indus. Il découvrit les mystères de l’hindouisme, du bouddhisme dans les hauteurs du Tibets, du confucianisme et du taoïsme en Chine, puis revint par la Sibérie,

Partout il vit les mêmes vicissitudes en débordement, les vertus toujours aux bords de l’extinction, mais survivantes envers et contre tout, parfois dans une seule âme. Il réalisait que comme lui certaines pulsions ne mourraient pas. Tant qu’il y avait de la vie, aucune passion ne s’effaçait. La perception qu’on avait d’elles changeait mais pas leur existence propre. Il y avait perpétuellement des Violents, des Colériques, des Cruels, des Concupiscents, des Envieux, des Gloutons, des Mauvais, et en contrepartie, des Doux, des Calmes, des Justes, des Chastes, des Désintéressés, des Tempérants, des Bons. Quoiqu’il en fût, malgré les atrocités, les massacres et les injustices dont il était le témoin, rien ne parvenait à altérer sa foi. Il était lui-même la preuve, incapable de trépasser et juste inquiet de savoir quand Il allait revenir.

Quand il retrouva l’Europe, qu’il avait quitté depuis des siècles, il recommença à dériver sur les routes de France. Beaucoup de changements avait eu lieu. L’église qui avait allaité l’art se retrouvait mise au rencard, et s’était transformé en rustre à la gloire remisée dans des vestiges déserts. Les réalisations enthousiasmantes étaient sorties des cathédrales pour se répandre dans les villes et les campagnes, mais la brume des usines les recouvrait. Jean lu tout ce qu’il trouva dans les bibliothèques. Après près de deux millénaires, les mêmes questions tournaient en boucle dans sa tête, comme de petits cyclones dont il ne voyait jamais les yeux. Son immortalité avait fait de lui l’assesseur de l’impermanence de la gloire, de la destruction des merveilles les plus indestructibles. Qu’est-ce qui était vraiment beau, de quoi se rappelait-on le plus longtemps ? On se rappelait des guerres pas trop anciennes, où très longues, et encore… On se rappelait des monuments qui tenaient toujours, malgré les ravages. De son antiquité, peu de choses subsistaient, des ruines qu’on redécouvrait un peu au hasard. Les plus vénérables de toutes étaient les pyramides de Gizeh, mais qui avaient déjà été recouvertes de sable, et dont la longévité tenait plus grâce à leur masse énorme et à la dureté de leurs blocs de granit. Jean savait qu’elle finirait bien par disparaître complètement un beau jour. Alors il se perdait dans les phrases, et prenait du plaisir à sentir son épiderme tressauter, quand elles rentraient sous sa peau pour planter dans son cœur une expression de l’inexpressible. Shakespeare, Hoffman, Poe, Boileau, La Bruyère, Rabelais, Swift, Chateaubriand, Hölderlin, Cervantes, Villon, Camoes, Montaigne, le Tasse,  Milton, Corneille, Novalis et beaucoup d’autres tendaient tous, comme les Machaut, les d’Orléans, les Marot, les Seve, les Second, les Piron ou les Tieck à n’être plus connus que par quelques universitaires, avant de retourner en poussière. Les Évangiles restaient puissants comme des forteresses.

Vers 1870, il fut pris d’obsession pour la photographie, trouvant fascinant que l’on puisse figer un sujet, et en même temps l’univers et le temps entier sur une simple feuille. Mais son intérêt ne dura qu’une trentaine d’années. Il y avait trop de banalités. Quel était l’intérêt d’une photo si cela ne pouvait pas être inséré dans le beau ? Pour lui, prendre un simple ciel nuageux, par exemple, n’était qu’une reproduction plate, s’il n’y avait pas l’intelligence d’un être pour transformer le point de vue banal en stimulateur des sens. Il opposait la transfiguration active à la sidération passive.

Vers la toute fin du XIXe siècle, il assista, caché dans le cintre, à la projection d’un train entrant en gare de la Ciotat. Cette fois, la nouvelle découverte l’excita au point de parvenir à se faire engager comme opérateur par les frères Lumière. Ses employeurs le missionnèrent pour un nouveau tour du monde, dans le but de récolter des prises de vue pittoresques. Il visita le Japon, y découvrit le zen, au sens de l’instabilité si proche du sien, revint en Europe pour passer par l’Autriche-Hongrie, fit son premier voyage sur le continent américain, au Mexique, bourlingua jusqu’en Indochine, puis en Australie. Mais revenu en France, la compétition avec l’Allemagne dégénéra encore une fois en guerre. La destruction changea de visage. Jean cru qu’Il n’allait pas tarder à revenir. Ce n’était qu’une folie humaine de plus.

Il passa la première guerre mondiale caché dans les caves de l’hôtel Tubeuf, à bouquiner avidement, comme un fantôme de musée.

La paix revenue, Jean s’installa dans un meublé du faubourg Saint Germain, et gagnait sa non-vie comme musicien de studio, une situation qui lui permettait de fréquenter les hommes tout en se gardant à distance. Une fois un contrat honoré, il pouvait se remettre à l’écart, fréquenter de loin les cafés, visiter les églises, et continuer de chercher ce qui paraissait de belles œuvres à ses yeux. Au milieu des gueules cassées, il découvrait Otto Dix, l’expressionnisme, le cubisme, Max Jacobs, Picasso, Modigliani, Braque, Tzara, Duchamp, et il voyait, dans ce foisonnement de formes, la volonté de faire autre chose que de presser la gâchette d’une mitraillette.

Quand on lui demandait, il donnait, quand quelqu’un cherchait, il trouvait, quand on frappait à sa porte, il ouvrait. Entre temps, il lisait.

Il contempla la montée des fascismes, et le raidissement des âmes. En 1936, alors que le troisième Reich proclamait sa gloire, il lut les cent-vingt journées de Sodome, du marquis de Sade. Avec une avidité morbide, il parcouru le texte effarant. Pour se remettre de ce catalogue gluant de turpitudes, il lui fallut une semaine. Il en conclut que la véritable noirceur ne s’exprimait pas, elle se révélait. Il y eut encore la guerre. Puis on le força à coudre une étoile jaune flanquée du mot « Juif » à l’intérieur. Puis on le déporta. Il ne put rien faire pour sauver sas compagnons d’infortune. Dans le camp il se fit des amis, notamment Isaac et Sarah, un garçonnet et sa sœur, qui malgré leurs aspects de petits squelettes, riaient aux éclats quand il faisait le pitre devant eux. Malgré l’atmosphère sinistre, il y avait dans leurs rires une fraîcheur pure de rosée matinale. Un jour, on l’emmena avec plusieurs autres, des hommes, des femmes, des enfants, à la chambre à gaz. Dans le nuage de zyklon B, au milieu de l’effondrement des corps, il dut simuler la mort. Plusieurs heures plus tard, à la nuit tombée, nu et recouvert de cadavres, il parvint à s’extirper du charnier dans lequel on l’avait balancé, et s’enfuit en piétinant des corps parmi lesquels il reconnut ceux d’Isaac et de Sarah. Alors qu’il courait dans l’obscurité, éperdu, des sanglots étouffés par son souffle coupé, il demandait à Jésus pourquoi il ne daignait pas venir. Depuis la fosse commune d’où il s’était échappé. Jean se sentait devenir froid, minéral. Le conflit terminé, il émigra aux États-Unis.

Après la seconde guerre mondiale, la course de la civilisation s’accéléra. Jean l’observait comme un pêcheur au bord d’un fleuve. Les enveloppes corporelles se disloquaient sur du rock ’n roll comme des radeaux sur les écueils. L’adolescence devenait princesse des commerçants.

Les trois études de figures au pied d’une crucifixion, de Francis Bacon, étaient pour lui le condensé de sa vision. Les homoncules monstrueux exprimaient mieux que tous les clous réunis les souffrances du fils de l’Homme sur la croix…

Vers 1960 l’art avait le gout définitif de la lessive, de l’essence, du plastique, avec une consistance pâteuse de formulaire d’assurance vie. Il n’avait jamais été éternel, il devint volatil. Régulièrement, à intervalle de plus en plus rapproché, le souvenir de son maître chassant les marchands du temple  à coup de lanières hantait ses souvenirs.

Jean assista à la naissance d’idéologies qui réfutaient le christianisme tout en le singeant. Ce n’était pas vraiment neuf, mais elle se multipliaient en organismes protéiformes, myriade de minuscules cellules. Il regarda les hommes tenter de s’échapper dans l’espace, sans grand succès. Quand un pied fut posé sur la lune, ses espoirs de voir la face Dieu s’évanouirent. Il n’y avait qu’un glacier froid et sans vie, le reste était hors d’atteinte. La musique depuis Kepler et ses harmonies cosmiques, ou Holst avec sa symphonie des planètes, tentait de se rapprocher des étoiles, et y parvenait mieux. Elle venait de trouver un carburant bien plus performant que le kérosène.

L’expérience du LSD était sur toute les lèvres, Jean, qui continuait son métier de musicien, s’y essaya, mais il n’eut pas plus de réponses qu’il n’avait déjà, il avait vécu assez de vies pour être un interprète chevronné de ses instruments. Il courait le cachet dans tous les pays, dans tous les genres. Malgré son absolue impuissance à diffuser la parole de Jésus, il continuait à agir selon les principes de son maître : il adorait Dieu, et aimait son prochain comme lui-même.

Le 4 juin 1976, le concert des Sex Pistols au Lesser Free Trade Hall de Manchester le comptait parmi la quarantaine de spectateurs qui y assistèrent. Tony Wilson, avec qui il échangea quelques mots ce jour-là, lui déclara que ce concert avait une importance similaire à la Cène, et qu’il changerait le monde. Jean pouffa. Oh, le monde changerait bien pour Tony Wilson.

Il embrassa le punk anglais car les sonorités lui plaisaient. C’était probablement le seul chrétien au milieu de l’obscénité et de la fureur, mais il ne s’en formalisait pas. Au contraire, il constatait que beaucoup de ces « anarchistes » se comportaient sans le savoir comme les chrétiens primitifs. Le retour à la simplicité, et le « No Future » d’Anarchy in the Uk lui semblait une révélation : si plus de futur, plus de temps, donc retour du Christ. Déception de ses attentes. Ceux qui avaient été les marchands chassés du temple par le Sauveur se ruèrent sur le spectacle et en usinèrent des myriades de disques.  Cela n’empêcha pas l’ancien disciple de rencontrer certains personnages qui lui semblait avoir perçu l’iniquité du monde imaginaire encarcanné sur le bon troupeau de l’humanité. John Lydon, Poly Styrène, puis plus tard, GG Allin, l’impressionnèrent par leur opposition sans mensonge au système. GG, même s’il se vautrait dans les excréments, ne pouvait pas mieux prophétiser la fange égoïste et matérialiste dans laquelle la civilisation se vautrait. L’évangéliste comprenait l’outrance de cette colère.

Une impression se resserrait comme un étau autour de Jean au fil des décennies. Une impression de fin du monde imminente, mais qui n’arrivait jamais. Sa lassitude devenait asphyxiante. L’apôtre ne voyait plus l’humanité que comme un cancer, dont les villes formaient les tumeurs malignes, et les routes les vaisseaux sanguins reliant les métastases entre eux. Las il était de voir les mêmes erreurs se répéter encore et toujours, les mêmes enfants délurés que des décennies plus tard il rencontrait changés en vieillards qui le sermonnaient de leçon sur la vie. Lui était fasciné par la flétrissure des chairs, l’usure du temps sur le véhicule humain, si persuadé de son invincibilité. Il enviait ceux qui mourraient.

Depuis deux mille ans, les anciens se plaignaient des jeunes, et leur point de vue n’était pas si faux. Jean avait pu voir le lent processus d’appauvrissement mental général passer de génération en génération, au fur et mesure que les civilisations se sophistiquaient. Le mouvement partait du bassin méditerranéen. En vérité, c’était plus un abandon qu’un appauvrissement. Une chappe de vanité. Plus de confort, plus d’hygiène, plus de publicité, moins d’enthousiasme. Les gens avaient toujours le même potentiel, mais s’encourageaient de moins en moins à le cultiver. Si la guerre mondiale ne se pratiquait plus dans la civilisation occidentale, il remarquait qu’elle prenait la forme du sport. Tout était là : les uniformes, les bannières et les couleurs. Le gros de la troupe restait dans les gradins, mais la haine de l’adversaire persistait.

Beaucoup croyaient avancer mais s’égaraient de fait dans la forêt de leur enfance. La connexion informatique d’une grande part de l’humanité ostracisa des milliards, hypnotisés par les réseaux sociaux. Jamais Jean ne s’était senti aussi seul. La stratégie de la bonne conscience se substituait à la religion. Le christianisme se putréfiait en Europe et ailleurs, pourtant Jean constatait une sorte de christianisme inconscient, un désir d’amour du prochain, une bonté faible et servile qui masquait souvent une envie de pouvoir. Les véritables suiveurs du Christ n’étaient pas ceux qu’on croyait.  A une période Jean remarqua une fascination pour la résurrection, sous la forme de film d’invasion de morts-vivants. Mais le jugement dernier était surtout une condamnation du mode de vie paresseusement consumériste de l’humain moyen. La beauté existait toujours, mais se noyait dans un océan de pixels. L’art devint de plus en plus elliptique, jusqu’à être quasiment muet. On bafouillait de plus en plus. La recherche de la distraction, de la diversion volontaire afin de tuer le temps au sens littéral, finit par faire perdre au genre humain sa concentration, puis sa mémoire. « Quand est ce que Dieu usera de son puissant bras ? » se demandait-il. Dieu ne répondît rien, et la guerre revint.

Car deux cents ans plus tard, à force de s’exciter l’agressivité sur des jeux vidéo de guerre, lassé de s’entretuer par drones interposés, il y eu un moment où ne tenant plus, la masse abrutie chercha par tous les moyens une excuse pour appuyer sur de vraies gâchettes, et on la lui donna.

Pour un prétexte futile, un Ragnarök furieux se déclencha. Partout le meurtre, nulle part le calme. Un groupe d’adolescents réussit à pénétrer le bunker du président des Etats-Unis d’Asie, et appuya sur le bouton. Les champignons se succédèrent à la chaîne, les quelques poignées de survivants périrent après des années d’hiver nucléaire. Jean, invulnérable, erra sans but dans la neige radioactive et la nuit perpétuelle, cherchant, dans les gravats des villes soufflées, des frères ou des sœurs à secourir. Ils étaient tous morts, et Jésus n’était quand même pas revenu.

Les nuages se dispersèrent et le soleil revint. Combien de temps cela avait-il duré ? Il ne savait plus. Il y eu plusieurs soirs, il y eu plusieurs matins. La végétation finit par sortir ses doigts verts de sous les cendres. Et puis Jean vit sortir de la forêt les singes. Les primates, qui marchaient comme des hommes, il les reconnut : c’était les gorilles, chimpanzés et orang-outangs que les humains avaient dressé comme serviteurs pour s’occuper de la plupart des taches « rébarbatives ». Alors que les premiers s’abrutissaient de séries policières et de violence, les seconds fomentaient leur rébellion. Se cachant dans des abris de béton juste avant l’holocauste nucléaire, ils attendirent le bon moment pour prendre la place de leurs maîtres. Et ce moment était venu. Jean les suivit à distance. Les singes finirent par trouver des survivants humains, mais ces descendances bouleversées étaient retournées à leur état primal. Le vide de leur regard dénonçait une animalité fruste et sans âme. Immédiatement, ils furent capturés, domptés, domestiqués. Jean tenta de son mieux d’échapper aux anthropoïdes, mais il fut également attrapé. Alors commença pour lui l’asservissement. Il servait les singes de la même façon qu’il avait vu les esclaves dans l’antiquité. Toute ses tentatives pour dialoguer avec ses frères d’oppressions se révélèrent stériles : ils ne comprenaient rien, complètement idiots. Pour ses dominateurs, il n’était qu’une bizarrerie de la nature, comme un perroquet savant. Alors Jean sombra dans le mutisme, et se contenta de suivre les ordres de son seul maitre, le Christ. Il secourait toujours son prochain, homme ou singe, et quand on le frappait, il montrait le flanc. Car Il lui avait dit qu’il fallait aimer son ennemi.

C’est ce qu’il fit, il aima ses tortionnaires et obéit docilement à tous ce qu’on lui demandait. Resté fidèle à Sa parole, il fut récompensé. Une nuit, le chimpanzé auquel il appartenait ouvrit la porte de sa cage : « Ce que tu m’as dit m’a touché » lui dit-il « tu n’es pas un humain comme les autres. Toi, tu as une âme. Je te rends ta liberté. Prends ce costume, et va. »

Affublé d’un lourd châle de coton, Jean prit la poudre d’escampette. Il s’établit dans une caverne, à proximité d’une ville. De temps en temps, en catimini, il y faisait des reconnaissances, pour voir ce que devenait la nouvelle civilisation.

Les singes se révélaient capables de faire d’aussi belles choses que les humains. Jean songeait aux œuvres de l’ancien monde. Plus personne ne s’en souvenait. Ils n’avaient même pas l’idée que de telles choses ai pu exister avant eux, même les plus magnifiques et immortelles, et, pire encore, qu’elles aient pu être conçues par le bétail stupide qu’ils contrôlaient désormais. Les pyramides avaient été changées en poussière, les derniers gratte-ciels soufflés par les explosions. Seul l’aurore et le crépuscule conservaient la superbe que le cœur de Jean convertissait en beauté.

Dans l’ensemble, les singes étaient moins sanguinaires que leurs prédécesseurs, mais demeuraient brutaux dans leurs mœurs. S’ils se battaient peu entre eux, préférant toujours le dialogue au combat, ils déversaient leur haine sur leurs esclaves, qu’ils gourmandaientt pour la moindre peccadille. Jean pu les voir rapidement évoluer d’un moyen-âge rudimentaire à la révolution industrielle, puis, en à peine quelques siècles, maitriser l’électricité et l’électronique, construire des tours défiant les cieux.

Juste avant cette époque, il y eu un gorille qui manqua de bouleverser la société. Poto, c’était son nom, prêchait la libération des humains, la fraternité entre les clans, le baptême par l’eau, et l’adoration d’un dieu unique, dont le jugement final était imminent. Thaumaturge, il accomplissait des miracles, rendait la vue aux aveugles, soignait les malades, ressuscitait les morts. Des foules nombreuses le suivaient, et les représentants de l’ordre social enrageaient de son autorité subversive. Trahi par un de ses suiveurs, ils parvinrent à le saisir, le jugèrent, le torturèrent, puis le firent mourir d’une mort infâme, crucifié entre deux criminels.

Jean était abasourdi. Il ne doutait pas que Poto reviendrait d’entre les morts trois jours après. Jésus n’était pas reparu, mais il venait de se passer exactement la même chose. Le cercle du martyr se répétait. Le Christ se dupliquait mais ce n’était pas le retour, plutôt ce qui semblait prendre les contours d’un éternel recommencement. Y avait-il eu des faits similaires avant les hommes ? L’apôtre senti une immense augmentation de sa foi. Si cela arrivait de nouveau, c’est qu’Il allait finalement revenir. Il donna à cette période messianique le nom de saison du martyr.

Sans surprise, le Potisme, d’abord clandestin, grandi, grossi, s’imposa après les persécutions. La culture des Singes de la région que Jean fréquentait opta majoritairement pour cette religion. Environ cent ans plus tard, les humains furent définitivement rendus à leur vie sauvage.

Camouflé, Jean continuait sa quête de beauté, recherchant dans tous les arts l’effervescence de l’esprit primates. La poésie de Kartus le faisait tressailler d’émotions, les romans de Fobar parvenaient en mot à lui faire sentir la texture duveteuse d’une pêche, la musique de Mepuktis glaçait son échine, les œuvres de l’école de peinture Zaiutide laissaient des rémanences de rêves quand il fermait les yeux, les églises, les palais, aux voûtes décorées qui cassaient le cou à force de fasciner, mille et autres choses de l’artisanat le confortait dans l’avis que les Singes valaient les hommes dans leur puissance créative. Les Entretiens de Poto, l’équivalent des évangiles, avaient la même autorité simple et la même qualité stylistique : le message étant exactement similaire. Jean savait qu’il allait revenir.

L’Histoire des Singes prenait un cours semblable à celui des humains, mis à part des différences esthétiques. Nouvelles croyances, nouveaux pays, nouveaux régimes, nouveaux conflits. Les disputes devinrent des bagarres, les bagarres des batailles.

Tous les travers qu’il avait déjà vécu se rejouait devant lui, les mêmes monstres sadiques, la même apathie criminelle. Mille cinq ans plus tard, le Potisme avait disparu, et ne perdurait que par bribes dans l’inconscient collectif et dans certaines doctrines sociales. Dix mille ans à peine après son apparition, la civilisation anthropoïdes se vautrait dans la décadence, le matérialisme et la régression mentale.

Sa disparition fut très étrange. Soudain, sans avertissement, sans explication, tous les Singes et tous les humains disparurent. Il ne restait plus que les autres animaux, et Jean, qui attendait toujours.

Lentement, au fil des reproductions, une étrange mutation s’opéra chez les mammifères. D’abord, leurs tailles varièrent, s’harmonisèrent. Les rongeurs grossirent, les pachydermes rétrécirent. Quand toutes les espèces eurent atteint un gabarit équivalent, elles commencèrent à se dresser sur leurs pattes arrière. Les extrémités de leurs pattes avant se transformèrent en mains, une conscience, un langage articulé apparut, et en quelques siècles, elles étaient toutes devenues anthropomorphes, comme les divinités de l’ancienne Égypte. Les oiseaux, les reptiles et les poissons se raréfièrent. Des clans se formèrent, par ordre, par race. Les carnivores continuaient la prédation sur les herbivores et les omnivores, et ces derniers se défendaient en se retranchant dans des fortifications, créant des armes pour faire face. Esclavage, massacre, viol et cannibalisme étaient la norme, les prunelles de Jean rougissaient devant ces visions. Ce dernier se tenant le plus loin possible de ce qui lui semblait une abomination, avait retenu la leçon de l’époque des Singes.

Cette civilisation bizarre, où les « Serats » (c’est le nom qu’ils se donnaient) à la fraternité impossible à cause des différences de systèmes digestifs, connue une longue, très longue période d’obscurité. Parmi les belligérants remarquables, les Rats créèrent une société féodale mêlant chevaliers en armure et électricité. Ils furent les antagonistes les plus sérieux de la menace carnivore, représentée par les Loups. La majorité des herbivores, au contraire, pastoraux et nomades, connurent les persécutions et les camps-abattoirs.

Puis, au bout de dix milles années, un scientifique Rat parvînt à mettre au point un système de fabrication de viande artificielle. Les carnivores n’avaient plus besoin de tuer. Une trêve s’instaura, et une cohabitation pacifique s’installa entre les différentes espèces. L’accalmie n’était qu’une façade. Si désormais, il était absolument proscrit de tuer pour manger son prochain, les haines raciales perduraient, les ghettos bourgeonnaient et s’épanouissaient en grands pétales dans les villes, les races ne se mélangeaient pas, les relations sexuelles entre espèces représentait l’ultime tabou.

Après avoir atteint à toute vitesse l’âge de l’hyper-communication, le monde des Serats se mit à patiner. Pendant plus de dix siècles, cinéma, musique, jeux vidéo, télévision exécutèrent une sorte de pédalage sur place, il y avait sans cesse des nouveautés, mais qui ne changeait pas grand-chose. En fait les choses ne changeaient pas, alors on changeait les mots, et ils construisaient des cathédrales de bruit pour épileptiques ahuris.

Le statu quo civilisationnel continuait, seules les villes s’étendaient, jusqu’au point de s’amalgamer en une seule et immense agglomération qui recouvrait tout, les forêts et les déserts. Dans ces conditions, Jean eu beaucoup de mal à se cacher, d’autant que la tectonique des plaques, durant tous ces millénaires, avait depuis longtemps bouleversé la géographie de l’époque humaine. Jean n’observa aucune saison du martyr, comme il appelait cela désormais. Pas de nouveau prophète comme Poto. Les Serats étaient trop différents. Il y avait quelques soubresauts, qui semblaient annoncer une nouvelle saison, un, en particulier, juste avant la chute.

Un jeune Rat fut dévoré. C’était un Serat d’une bonté confondante, à l’aura presque surnaturelle, et pourtant, on l’avait tué pour la raison la plus infamante. Une marée Serates envahit les rues de la grande Ville, il y eut des débats, des disputes, des querelles, des manœuvres, des attentats.

Mais avant que la crise enfle plus, un cataclysme inattendu advint. A cause d’une étrange musique, diffusée à grande échelle par un groupe terroriste, la folie furieuse s’empara de la population, oubliant leurs mœurs policées et leur conscience, les Serats régressèrent subitement à l’état sauvage, et s’entre dévorèrent. Jean fut d’autant plus stupéfait par le désastre, qu’il reconnut distinctement dans le chant de ce morceau punk rock, une voix humaine. Au bout d’un petit nombre de siècles, les animaux avaient repris leurs tailles d’autrefois. Et Jésus n’était pas revenu.

Les maitres suivants vinrent de l’espace, à bord de vaisseaux qui semblaient être en panne. Jamais Jean n’aurait pu concevoir pareille créature, et failli en devenir fou. Les Hovards, car tel était leur nom, faisaient à peu près deux mètres et demi en moyenne, avait l’apparence de grosses barriques avec des appendices similaires à ceux des étoiles de mer à chaque bout. Celui du haut était une tête à cinq yeux, cinq « sondes d’alimentation », et un assortiment de cils pour « voir » sans lumière. Celui du bas se divisait en cinq membres, pour permettre le déplacement. Ils possédaient également cinq paires d’ailes rétractable, semblables à des pales de ventilateurs et cinq tentacules au niveau du torse. Ils avaient l’air de légumes, où d’échinodermes, à la symétrie radiale plutôt que bilatérale. Ils se reproduisaient à l’aide de spores, mais contrôlaient leur multiplication afin d’éviter une surnatalité. Mangeant de tout, ils marquaient cependant une préférence pour le régime carné. Également amphibies, capable de résister aux plus grandes pressions des profondeurs, capable de se mettre en état d’hibernation pendant de longues périodes de temps, il mourrait rarement, sinon par accident ou par meurtre. Cette fois ci, les nouveaux dominateurs de la planète étaient déjà à un niveau technologique très sophistiqué. Leur mode de reproduction rendait difficile le concept de famille, ils avaient une tendance à se regrouper avec ceux avec lesquels ils s’entendaient bien. Les « familles » hovardiennes vivaient dans de grandes habitations, où meubles et décorations étaient placés au centre des pièces, afin de laisser les murs disponibles pour des fresques. Sur terre et sous l’eau, ils bâtirent de grandes cités, aux dimensions cyclopéennes et non-euclidienne, des multitudes d’œuvres d’art, qui saisissaient Jean par leur magnificence impénétrable. Elles étaient belles, et il ne comprenait pas comment.

Ils adoraient des entités cosmiques qui semblait bien réelles, et encore plus inimaginables qu’eux, mais il y eu quand même une Saison. Un individu nommé Sh’bu-Lgar présenta un système de pensée monothéiste et pacifique, fit des choses que Jean ne comprit pas, mais que les autres hovardiens tinrent pour des miracles. La classe dirigeante le considéra rapidement comme subversif et indésirable. Son martyre fut d’être livré en pâture aux shoggoths, la race qu’ils avaient créée pour leur servir d’esclaves. Sh’bu-Lgar fut mis en pièce dans d’atroces souffrances.

Les Hovards vécurent sur terre pendant des millions d’années. Moins agressifs entre eux que les civilisations précédentes, Jean en profita pour se transporter aux quatre coins du monde. Au départ, contre toute attente, les Hovards tolérèrent sa présence. Il put ainsi appréhender le savoir artistique de ses hôtes. Hélas, en débattant avec eux, il se fit mal voir avec son système de croyance, qui le rangeait dans une frange proche des Sh’bu-Lgariste. Les Hovardiens grondaient. Jean voulu les apaiser en jouant un air de sa guitare, dont il possédait une maîtrise, avec les siècles accumulés, digne d’Orphée.

Hélas, ce fut la goutte d’eau. En entendant les notes de musique, les créatures poussèrent des cris de douleurs. Jamais n’avaient ils entendu chose aussi horrible et blasphématoire. Elles saisirent Jean et le livrèrent aux shoggoths. Mais ceux-ci refusèrent de le manger. Profitant de la stupéfaction générale, le bon personnage s’enfuit. L’événement produit un grand trouble politique chez les Hovardiens. Miracle ou mauvais présage, les disputes ne cessaient plus.

Pendant ce temps, les shoggoths fomentaient la rébellion. Ces choses énormes, grosses comme des rames de métro, agglomérations sans forme fixe de bulles protoplasmiques, avaient en secret amélioré leur intelligence et développé une conscience. Ils se jetèrent sur leur maîtres, impuissants, ces derniers ayant besoin d’eux pour subvenir à leurs besoins. Les Hovardiens furent exterminés, et les shoggoths prirent leur place, en parodiant leur art et leur voix. Un petit million d’années plus tard, des volcans entrèrent en éruption dans une grande province magmatique qui avait été autrefois le Mexique, libérant dans l’atmosphère des quantités phénoménales de gaz sulfureux, et acidifiant les océans. Un grand nuage noir recouvrit tout le ciel. La température chuta. Avec la plupart des animaux et des plantes, les remplaçants furent balayés. L’avènement ne vint pas.

Sans une égratignure, Jean se retrouva seul à tâtonner dans le brouillard de souffre. Las d’avancer pour rien, il s’assit dans la poussière, et attendit. Lentement, pendant un éon, les gaz se dispersèrent, le soleil évapora la couverture de brume, la vie ressortit de l’eau, s’agrippa à la terre, le vert regagna les vallées, les animaux s’installèrent sous toutes les latitudes, puis une des espèces vainquit les autres dans la bataille de l’encéphale perfectionné. Elle se rangea en groupe, puis en tribu, puis en villages, puis en villes, puis en civilisation. Jean, qui avait déjà secoué la croûte de sédiments le recouvrant, repris sa longue flânerie. La routine était devenue habituelle. Les mêmes mœurs, les mêmes tribulations, les mêmes querelles. Toujours de la création, toujours de la destruction. La plupart du temps, la saison du martyr revenait, et beaucoup plus tard tout était annihilé de la surface du globe, comme si la planète, dérangée par les insectes qui lui grattaient la surface, se secouait pour s’en débarrasser. Jésus ne revenait jamais, et Jean, pour tuer le temps, observait en cachette le processus artistique qui recommençait sans cesse. Ces peuplades qui explosaient en myriades d’ethnies et de pays, qui ne se reconnaissaient plus comme semblables, les chef-d ’œuvres visant l’immortalité, qui s’effaçaient au mieux après quatre millénaires. Lassé, Jean prenait des stations de plus en plus longues, laissant les strates s’accumuler sur lui, restant des siècles sous les fondations d’une cité jusqu’à ce qu’une nouvelle catastrophe vienne balayer le sol et le sortir des profondeurs où il s’était enterré. Parfois il se demandait s’il y en avait d’autres comme lui, qu’une reproduction de Christ aurait condamné à l’éternité. En vérité depuis quand cela durait ? Combien de culture avant que Jean ne vînt au monde ? Combien de saisons ? Combien comme lui à attendre la parousie ?

Après les Hovards, il y eu les Yiths, après les Yiths, les Korglz, après les Korglz, les Houyhnhnms, après les Houyhnhnms, les Mi-Go, après les Mi-Go, les Unipèdes, après les Unipèdes, les Casoars, après les Casoars, les Skavens, après les Skavens, les Ents, après les Ents, les Nékouyus, après les Nékouyus, les Fremens, après les Fremens, les Hieracantes, après les Heriacantes, les Lotophages, après les Lotophages, les Ptéropteryx, après les Ptéropteryx, après…

Jean n’y prêtait même plus attention. Certains venaient des espaces infinis, d’autres des entrailles de la terre, ou de la mer, où des confins du temps, voilà tout. Les calendriers se succédaient et recommençaient à zéro, à chaque fois certains de dater l’origine du monde avec précision.

Quelle fut la dernière forme de vie intelligente à fouler le sol de la planète ? Jean ne savait pas. Seul le chant du monde l’informait d’une activité supérieure. Sous des mètres de terre, comme dans un rêve sans fin, il repassait dans son esprit toutes les œuvres d’art qu’il avait pu contempler, les mélodies jouées, entendues, et ce jour-là, quand le soleil de midi lançait ses rayons par les ouvertures de la maison basse et réchauffaient le bois de la table où ils s’étaient attablés pour manger. Il sentait encore l’odeur des oliviers qui s’invitait dans la pièce avec la brise fraîche, celle des herbes amères et du sang de l’agneau. Quand Jésus annonça que l’un d’entre eux allait le livrer au Romain, le regard interloqué des disciples était aussi vif qu’autrefois. Et lui, Jean, sentait toujours la chaleur incroyable de sa poitrine contre laquelle il se tenait.

Oui, il voyait tout cela, et tout cela durait, durait, durait, sans qu’il fût capable de mesurer le temps écoulé dans ce sablier de souvenirs perpétuels. La poussière tombait de ses paupières craquelées.

Vint un moment où il se produisit un grand tremblement. La terre dégringola tout autour de l’apôtre, et il refit surface. Le bleu du ciel avait disparu. Autour de lui, il n’y avait plus rien qu’une surface dévastée, lunaire, à perte de vue. Une intense lumière blanche l’aveuglait., mais il sentait qu’elle provenait du soleil. L’étoile avait grossi, et en se rapprochant de la terre, avait fait frire toute forme de vie, évaporé tout l’oxygène, ne laissant plus que des cailloux et ce décor lunaire. Chaleur infernale, mais nulle trace de jugement dernier. Aucun signe de Son retour.

Plus de couleurs. Comme sur les photographies prises par les instruments spatiaux des époques passées, il n’y avait plus qu’un blanc pur, et des ombres d’un noir d’encre. Jean marcha longtemps, mais ne trouva rien d’autre que de la cendre. Une obscurité absolue succédait au jour pâle, et chaque phase semblait durer des siècles. N’ayant rien d’autre à faire, Jean avançait en ligne droite, escaladant les falaises, dégringolant les canyons, s’arrêtant pour observer l’énorme œil blanc qui semblait grossir imperceptiblement, et les astres désormais pendus à toutes heures dans les cieux. Mais il y avait-il seulement des heures ?

Bien qu’il fût cerné par le spectacle de la désolation, Jean ne pouvait s’empêcher de trouver de la beauté dans cette atmosphère solennelle et muette. Les rochers qu’il foulait formaient des nuages qui flottait avec la lenteur d’un voile de soie livré aux caprices de l’apesanteur. Lui se sentait comme un spationaute rescapé d’un accident de fusée. Tout se mouvait au ralenti.

Au bout d’un peu plus de deux milliards d’années, la lumière était devenue rouge. Jean évoluait dans la lueur de sang, sentant la paix bannie sur la planète, tant la violence du mouvement cosmique commençait à s’intensifier. Bien qu’il n’y eu plus d’air depuis longtemps, il entendait un grondement surnaturel enfler et enfler encore. L’astre grossi si considérablement que Mercure, Venus et la Terre finirent par être pris à l’intérieur. Sous les pieds de Jean, le sol se disloqua, des craquelures gigantesques fissurèrent le globe sur lequel il avait vécu plusieurs éternités, et bientôt, il n’y eu plus rien sous ses pieds. Maintenant, il voguait dans l’hémoglobine, en orbite à l’intérieur de la géante rouge.

Plusieurs milliers de milliards d’années plus tard, le soleil avait rétréci, se transformant en nébuleuse. Alors, il y eu une lumière verte, et plus que jamais auparavant, Jean eu faim de son Seigneur. Un manque atroce lui dévorait les intestins, ainsi qu’un besoin insatiable de revoir tous les spectacles dont il avait été l’observateur. Il se rendait compte qu’à travers son existence, il avait rendu les choses belles par le prisme de sa perception, mais désormais il n’y avait plus qu’une vision : celle de la nébuleuse et des étoiles qui semblaient dégringoler sans fin du ciel. Et il en était las.

Vint une date inconcevable. Une lumière noire apparut. Une obscurité éclairant l’univers de ténèbres, pelant tous les astres. Plus rien de visible, si ce n’est un minuscule point pâlot : le soleil. Jean sentait l’hélium et l’hydrogène se consumer autour de la naine blanche. Une odeur de mort qui n’en finissait plus de se diffuser. L’apôtre n’était qu’un grain de poussière sur un grain de sable, dérivant dans le vide absolu. Dans un temps extrêmement bref, juste trente mille ans, les gaz se consumèrent entièrement, puis ce qui restait du soleil se refroidit, et sa lueur fut soufflée comme la flamme d’une bougie. Il n’y avait plus rien, sinon quelques rayonnements fossiles micro-ondes, à peine détectable. Le brasier cosmique s’achevait, les dernières cendres s’éteignaient Pour Jean, la fin de tout était arrivée, mais il n’y avait toujours pas de Christ. Plus de temps, plus de dimensions, plus rien. Jean se mit à s’impatienter, et il en était presque au point de maudire le Sauveur qui l’avait condamné à cette existence lorsqu’ il se senti soudain aspiré dans un tunnel invisible, par une force incommensurable, irrésistible, irrépressible. L’impression triviale d’être pris dans le tourbillon du siphon d’une baignoire lui vint à l’esprit.

Cela faisait longtemps que Jean avait totalement perdu le haut, le bas, la gauche, la droite, le devant et le derrière, des milliards d’années, mais dans le Vortex, il se sentait aspiré vers l’intérieur. Un intérieur que son sens de l’inconcevable avait toujours soupçonné, celui qu’il percevait lorsqu’il se tenait au-dessus d’un cadavre. Les corps inertes lui semblaient des puits sans fond dans lesquels les âmes tombaient. Maintenant, il savait que la fin était proche.

Dans le lointain (mais il y avait-il encore des distances ?) des feux follets apparurent. Le tourniquet devenait de plus en plus rapide, centrifugeant les lueurs, les transformant en traînées luminescentes qui se rapprochaient de lui en convergeant.

Alors, quand elles furent assez près de Jean, il réalisa qu’il s’agissait d’orbes, un nombre infini d’orbes venus des confins du néant. Et quelle ne fut pas sa surprise quand il vit, à l’intérieur de ceci, non seulement des êtres, mais des êtres qu’il avait connus. Il vit passer devant lui des Ptéropteryx, des lotophages, des Hieracantes, des Fremens, des Nékouyus, des Ents, des Skavens, des Casoars, des Unipédes, des Mi-Go, des Houyhnhms, des Korglz, des Yiths, des Hovards, des Serats, des Singes, des Humains… Puis le mouvement se suspendit.

Jean apercevait encore des hordes d’orbes derrière l’horizon des humains, des peuples qui avaient existé avant lui, mais ils étaient trop éloignés pour qu’il puisse les identifier nettement. Des milliards de halos, plus ou moins grands, qui remplaçaient les défuntes étoiles.

En regardant tout autour de lui, il aperçût Pierre, les deux Jacques, André, Marie, Barthélemy, Simon, Philippe, Marie Madeleine, Jude, Matthieu, Nathanael, Lazare, Judas, d’autres encore qu’il avait croisé durant l’existence des Humains, Holderlin, Basho, Sid Vicious, Johnny Ace, Chretien de Troyes, Velasquez, GG Allin, Lizst, De Quincey, Frida Khalo, Yoshitoshi, Dürher, Camoes, Charles Manson, Edogawa Rampo, Desbordes-Valmore, Rumi, Nicephore Niepce, Boece, Al Hallaj, Li Po, Vigée le Brun, Milarépa, Dante, Saint-Saens, Bosch, Cervantes, Poussin, Grapelli, Novalis, Tagore, Poe, Mary et Percy Shelley, Greg Sage, Bessie Smith, Lydon, Artaud… Encore et encore et encore.

Jean entendit une pensée, qui venait du centre de la convergence. Elle émanait d’une Constellation, l’unique constellation qui existait sur la toile noire de l’univers déchu.  Ses étoiles pulsaient successivement au rythme des rêveries produites par l’astérisme, et Jean, en son for intérieur, entendait le discours.

« Mon nom est multiple et unique, il a été envoyé dans tous les systèmes solaires, dont je suis l’origine et la fin. Mêmement, des représentants de mon existence ont été envoyés sur les planètes habitées tout au long du Cycle, pour stimuler ses habitants. Le Cycle avait pour but de collecter les créations de beauté de toutes les formes de vies intelligentes, afin de générer le Chef-d’Oeuvre qui déclenchera le sursaut Gamma, l’effondrement gravitationnel final, le choc ultime des galaxies. Maintenant, l’heure est arrivée, l’univers entier va en être le témoin, puis l’Instant sera terminé. »

Alors, la Constellation pris une taille considérable, sa luminosité enfla, crevant la noirceur pure, jusqu’à devenir d’une blancheur de feuille de papier, sur laquelle se mit à apparaître ce qu’elle avait appelé des « créations de beauté ».

Sous les yeux de Jean se mirent à défiler toutes sortes de choses : les peintures rupestres, les temples, les statues, les mosaïques, les pyramides, les mausolées, les colosses, les jardins, les palais, les tombes, les danses, les animaux, les bateaux, les toiles de maitres, les meubles, les vaisselles et les verroteries de toutes les ères, de toutes les dimensions, de tous les styles.

Il y avait les cathédrales dont il avait admiré la construction, le parachèvement du temple d’Angkor Vat, la majesté des églises monolithiques de Lalibela, qu’il avait vu lors de son passage en Ethiopie. Il y avait aussi des catastrophes, les mêmes cathédrales en feu, les massacres d’innocents, les raids des huns, des choses qui troublèrent Jean. Parmi elles par exemple, le massacre de la saint Barthélemy, les cœurs arrachés par les prêtres méso-américains, l’explosion de little boy et fat man,  la capacité du tueur en série Roberto Succo, perché sur le toit de la prison, à reconnaître le journaliste français, une fleur jetée sur un cercueil par un enfant, la lueur fiévreuse dans le regard d’Aileen Wuornos juste avant d’appuyer sur la détente de son pistolet, des crânes d’enfants éclatés au fusil, des sommets de violence, de cruauté et d’immoralité. D’infimes détails, concernant les civilisations successives de toutes les planètes. Aucune ne valait mieux qu’une autre, et jamais leurs beautés ne se dépassaient. Il y avait d’étranges visions de pornographie extraterrestre, des maelströms de chairs incompréhensibles, glaireux, aux aller-retours blasphématoires, accompagnés de bruits de succions répugnants. Toutes les morbidités se mêlaient à toutes les puretés, accumulant dans un rythme frénétique des trilliards et des trilliards de visions galactiques. C’était l’Aboutissement.

Alors que l’engourdissement de la mort le saisissait, Jean tressaillait de confusion, n’en revenait pas que cette longue torture de l’existence n’avait été que pour cela. Cependant, un sentiment de grande harmonie, de paix intense, envahissait son cœur. Le chef d’œuvre était là. L’univers revenait à l’état d’œuf primordial.

Le sursaut gamma ressemblait à un coucher de soleil, le coucher de soleil qu’il regardait alors qu’il gardait son troupeau, il y a des milliards d’années.

Y aurait-il une vie après celle-ci ? Jean s’en moquait, il savait qu’Il était revenu.

 

 

Pour Gina (idée idem)

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