Boukarine

 Dans Nouvelles

Boukarine

 

 

 

Pour Gina.

 

L’homme ne possède que deux certitudes absolues : le plaisir et la douleur.

(Gustave Le Bon ; Les aphorismes du temps présent.)

 

 

Le quartier est vétuste, sénile, et décrépi. En particulier la rue où loge Epadymondis. Un alignement d’immeubles hétérogènes l’écrasent, elle est obscure à certain endroits, claire à d’autres.  Parfois un merisier tend ses branches au-dessus d’un muret et filtre les rayons du soleil, parfois l’ombre d’un bâtiment art-déco recouvre toute la journée des mètres carrés de bitume. Ses tenants et aboutissants donne sur des avenues pleines d’activités, mais son double sens de circulation, ici dans la zone la plus labyrinthique de l’arrondissement, n’engage pas vraiment les automobilistes à se rendre dans ce cachot à ciel ouvert. Une odeur d’égout putride y règne en permanence, plus ou moins forte en fonction du taux d’humidité. La plupart du temps déserte, la traverser de nuit constitue une expérience déplaisante. Au milieu d’un silence funèbre, les silhouettes avachies des édifices, hérissés de cheminées et d’angles aigus de toits, semblent garder le passage avec sévérité, comme des monstres prêts à écraser l’étourdi perdu. Sur les deux bords, sous les voitures à cheval sur le chemin piétonnier, les rats courent, faisant des haltes dans le creux d’une jante, avant de déguerpir dans un trou grignoté par leurs soins. Les caniveaux dégorgent de détritus. Les excréments canins, aplatis par les roues de voitures, recouvrent le bitume cabossé et strié de cicatrice. À la lueur molle des globes-lampadaires, les éclats de bouteilles constellent la voirie, comme une voie lactée coupante. Les papiers gras obstruent les rigoles, et par temps de pluie, une myriade de petits torrents y coule à haut débit. C’est le seul moment où la rue et les semelles des chaussures sont propres. Les habitants sont résignés et s’accommodent de la fatalité municipale.

A Kaboul, on a fait cadeau à Epadymondis d’une balle dans la colonne vertébrale. Son retour à la vie civile l’a rendu amer, aussi en général reste-t-il -il chez lui, prostré dans un fauteuil, à ruminer son ancienne vie de soldat, cabossé, brisé, enrobé de douleur. La blessure s’est refermée sur le plaisir, et il n’en a plus la moindre once dans tout son être. Habitué sans jamais s’y être fait, il risque de temps en temps le nez dehors, la canne à la main, errant avec peine d’un bout à l’autre de la rue. Parfois, l’audace le gagne, et il tente le tour du pâté de maison, avant de retourner, épuisé, à son domicile.
Tout le monde déteste le vieux. Les papys, les mémères, les lambdas et le reste. A sa vue, les mines se marbrent. Epadymondis le hait.
En fin de matinée, et en début d’après-midi, sa carcasse de Géronte ouvre la porte de son immeuble. La goule sort de son mausolée. Alors apparait un dégoutant personnage. Le vieillard a dépassé́ la date limite de fraicheur depuis des lustres, et se traine comme une tortue aphasique sur le trottoir. Soudain, Le regard d’une riveraine, marchant dans la rue au même moment, de vague, se renfrogne, sa bouche violette se tord. Elle s’arrête d’un air de sentinelle aux aguets devant le vieux. Un sac en plastique à la main, il l’ignore complétement. À proximité́ de la poubelle postée au coin de la rue, il lève son bras, ralenti par son obsolescence, déploie laborieusement le couvercle. Un fois en position haute, il le laisse tomber en arrière, sans se préoccuper le moins du monde du fracas insolent produit par son action sur le conteneur à quatre roue. Les passants, y compris la bonne femme, sursautent. Comme un raton laveur ancestral, il fouille longtemps dans la boîte, extirpe le déchet qui l’intéresse, le hausse pour l’examiner, le repose, recommence son manège, impassible. Puis, sans prévenir, un sourire discret au coin de la bouche, il fait un pas en arrière, et vide le contenu de son sac. Une cascade de viande haché et de riz chute sur le sol, produisant un bruit de défécation, se mélangeant aux ordures déjà̀ délaissés par des habitants incivils. La citoyenne se déclenche, pousse de hauts cris, l’invective, le sermonne, l’injurie. Dans cette rue immonde, abandonnée des cantonniers, c’est odieux qu’on la salisse encore plus, de surcroit volontairement. Le vieux baragouine des choses incompréhensibles, se dirige vers elle, la main en l’air, prêt à frapper. Les passants s’interposent, calment le jeu, prennent la défense de l’ancêtre. Oui, après tout, ce n’est qu’un pauvre vieux, gâteux, fatigué, irresponsable de ses actes. La dame part scandalisée. Après quelques sermons, on laisse le pépé dingo tranquille. Mais il n’est pas fou du tout, le saligaud, il sait très bien ce qu’il fait. La chair avariée attire les pigeons et les rats, qui pullulent. La nuit, des rongeurs insolents galopent entre les jambes, le jour, des légions de colombidés déversent des litres de fientes. Cette prolifération amène de gros goélands, qui n’ont plus qu’a plonger dans le tas de vermine pour se servir. Leurs attaques terrorisent, et souvent un gros bec au bout vermeil manque de justesse de percer le crâne d’un enfant. Quand une petite fille effraye un banc de pigeons agglutinés sur sa soupe immonde, le vieux se jette dessus en vociférant, projetant de la battre. Les badauds horrifiés ont juste le temps de se jeter sur lui pour retenir la patte osseuse disposée à frapper. Sale type.

Les indigènes ancestraux de la zone en savent long sur lui. Il s’appelle Bourakine, et les informations qu’ils possèdent sur lui pointent toutes dans la même direction : il est méchant. Méchant à se quereller sans cesse avec quiconque. Mauvais partout, il battait sa femme. Battu lui-même par des personnes excédées de son comportement. Il n’est pas fou, non. Méchant. Juste méchant. Pour le simple plaisir de nuire, apparemment. Difficile de justifier ce comportement, tant il est mou et lent. Ardu de l’imaginer plus jeune, ou plus vif. Il a l’air d’avoir toujours eu cette allure.
Epadymondis appréhende par-dessus tout de tomber sur lui. D’abord le son du frottement de ses espadrilles s’entend dans le lointain, ensuite sa vilaine trogne apparaît. Habillé d’une chemise trop large, d’un pantalon de toile couleur café brûlé, il fait penser à un bagnard, foutu, lessivé par son temps de peine, limaçant son corps baveux et décati, inapte au service, dans ses vêtements délavés par les ans. Sa face carrée de vieux molosse en rajoute à sa crapulerie. Des plis horizontaux dégoulinent de son front jusqu’en bas de sa bouche, comme la face d’un chien de saint Hubert. Une peau profondément lâche et ridée, terne, parcourue de veinules et de taches de vieillesse. Seuls, tapis tout au fond de leurs orbites, des yeux ternes et noir brillent encore. Sans expression, il semble ne plus avoir la force de bouger un muscle du visage, des sourcils au menton. Mais ce masque mortuaire renforce le poinçon des petites lueurs, comme ceux d’une bête féroce transperçant la nuit d’une jungle.

Epadymondis l’aperçoit de loin, l’autre ne le voit pas. Il se livre à son jeu favori : farfouiller dans une benne. Non pas pour y chercher quelque chose, mais pour la mettre encore plus en désordre. A chaque claudication, le guerrier estropié se rapproche, et la rage monte à l’intérieur. Le sac plein de barbaque cuite est posé sur le sol, suintant son suc sur les rebords du plastique. Alors que Epadymondis avance, en supportant tout le poids de son organisme brisé et en claquant de sa canne de plus en plus fort. La liche se saisit de sa cargaison, et s’apprête à la déverser.
-NON ! crie Epadymondis d’un ton martial.
Sans frémir, comme un automate, le vieux suspend son geste. Lentement, il repose ce qu’il avait pris dans le container et se tourne dans la direction de la voix, avec ses petites pointes qui cherchent à se planter dans de la pulpe de vivant . Un type en train de sortir de chez lui regarde, hébété, un sourire mal à l’aise sur la figure : il ne sait pas si la situation est amusante, ou si elle annonce un drame.
Le schnok baragouine quelque chose… C’est comme cela que lui et Epadymondis ont fait connaissance, d’ailleurs. La fenêtre de sa cuisine donne sur une cour, ou une liane parasite, une Schubertia sericifera venue d’ailleurs s’est installée sur un pommier. De l’autre côté, il y a la terrasse du vieux. Un matin, le blessé de guerre entend cette voix grinçante qui le hèle, inintelligible, c’est le vieux qui lui parle. Pas un de ses mots n’est compréhensible, et Epadymondis, gêné, nouveaux dans les parages, essaye de deviner le sens de ces sons mâchonnés, en répondant de la façon la plus courtoise possible. Peine perdue, le vieillard est incohérent, le soldat a presque l’impression qu’il se moque de lui. En tout cas, il lui déplait dès ce moment.
Il est hors de question qu’il dégueulasse la rue, lui dit Epadymondis, mais l’insubordonné ne se démonte pas. Bourakine annone encore des phrases impénétrables, serre un poing qu’il fait mine d’agiter. Seconde sommation.  Le soldat lui dit d’arrêter, sinon…

Maugréant, titubant dans sa direction, le gaga espère vraiment lui mettre son poing sur le nez. Mais le caporal a beau avoir une jambe paralysée, sa vivacité au combat est encore bien au-dessus de celle du vieillard. L’embout de sa canne se plante dans son sternum. Impression de crever un coussin.  Une sensation proche du bien-être se diffuse. Il voudrait, à cet instant, que le bâton se transformât en lame pour l’embrocher comme un bout de viande. Les yeux de l’ancêtre s’écarquillent, il recule, tousse d’une voix rauque et glaireuse. Le voisin est pris en plein dilemme, intervenir, d’accord, mais pour qui prendre parti ? Le vieil homme ou l’handicapé ?

Voyant Bourakine flancher, et comme on a toujours pitié des perdants, le voisin s’interpose enfin, implorant le belliciste d’arrêter. C’est une personne âgée quand même ! A quoi bon toute cette méchanceté. Epadymondis fulmine, mais soudain les mots lui échappent pour se justifier. Faut-il expliquer au voisin toutes les exactions de Boukarine ? Il est peut-être au courant déjà, sinon il va falloir tout expliquer. L’évidence de sa colère devient trop longue à formuler, et dans ce genre de situation, personne ne veut écouter un long discours. Il se sent ridicule, même s’il sait que le vieux salaud le mérite. Les pensées s’emmêlent dans son esprit. Sans vouloir se justifier, il décide une fois pour toute que c’est le bon moment, et laisse son mépris de l’humanité envahir ses fibres, jusqu’à ce qu’une sensation de domination sauvage le submerge.

Le médiateur attrape l’estropié par l’épaule. Il a définitivement décidé de prendre parti pour le vieux, qui a l’air plus décrépi qu’ Epadymondis. Même la jeunesse la plus estropiée doit s’incliner devant les générations précédentes. Avec une force inattendue, il se dégage de l’étreinte. Le riverain d’une voix plaintive, lui fait une leçon de bonté primitive, explique qu’il ne faut pas faire ça aux personnes âgées, qu’elles sont faibles, que c’est un vieux fou auquel il ne faut pas porter attention. Sa tentative de désamorçage ne fait qu’enclencher le détonateur des explosifs d’amertume qu’Epadymondis porte en lui. Une projection d’injures est soufflée par sa bouche. Les éclats d’imprécation lancé contre la baderne, sa fausse folie, sa vraie malignité, se projettent en postillon sur le voisin, bien ennuyé par les vérités coupantes que la bienséance lui empêche d’admettre sur le fait. Le vieillard, entre temps, s’est volatilisé. Ses dernières récriminations retombées, Epadymondis tourne les talons, et la tête renversée, il s’en va d’un air digne, ignorant superbement le voisin, tout en ronchonnant des menaces en vue de dissuader qui que ce soit de l’approcher. En réalité, il rentre le sourire aux lèvres, car il aime ces actes de violence gratuite, comme lorsqu’il fait exploser le pare-brise d’une voiture garée sans macaron sur un emplacement pour personne à mobilité réduite avec le pommeau de sa canne, telle une masse d’arme.
Sa jouissance est de courte durée, très vite la morosité s’installe, puis l’ennui. Le supplice se rappelle à lui. Dans son appartement, il a parfois l’impression d’être un fantôme. Juste la diffusion de l’image d’un éclopé qui fait de pénibles trajets périlleux, en se tenant aux murs, de sa chambre à son salon, du salon à la cuisine, de la cuisine au salon, du salon à la chambre… Il allume sa télévision, l’éteint au bout de cinq minutes, il lance un jeu sur son ordinateur, le coupe avant même la fin du chargement, Pianote sur son smartphone, puis le rejette avec dégoût quand il l’associe subitement à une espèce de pieuvre suceuse de cerveau. Essaye d’écouter de la musique, trouve ça puéril. il tente de regarder une vidéo pornographique, essaye différents genres, différents fantasmes, mais voir des gens valides prendre du bon temps l’enragent plus qu’il ne l’excitent, et il range son sexe enflé dans son pantalon en émettant un soupir de lassitude. Ça ne viendra pas. Amputé de la satisfaction. La jouissance définitivement partie.  Il prend un livre, l’ouvre, survole le texte sur une page, le referme, le repose. Il va chercher quelque chose à grignoter, retourne s’enfoncer dans le profond fauteuil à oreille, mache trois bouchées puis renverse sa tête en arrière et allonge les avant-bras sur les accotoirs. Immobile, il s’enfonce dans une songerie qui n’a rien du sommeil. Que pourrait-il donc bien faire pour occuper son esprit et son corps tenaillés ? Le moindre projet qui émerge dans sa tête coule aussitôt dans un océan de démotivation. Seul ses yeux se mouvent, il scrute la pièce avec l’intensité d’un prisonnier.  Mais sa peine à tirer est bien plus longue. il exècre cette parodie de vie, la guerre lui manque. Il se souvient du combat, de l’odeur de la poudre, de l’enfer de l’escarmouche, de l’ébullition dans les veines, quand le corps visé tombe, les cadavres mutilés, suintants, qui rendent chaque battement de son cœur un rappel de son existence. Ici, il ne se sent exister que parce qu’il a mal.
Quand il ne rêvasse pas dans le séjour, Epadymondis est devant la petite table de la cuisine, à laisser les volutes corsées du café lui chatouiller les poils de nez. Par la fenêtre, il observe la terrasse du vieux. Un tuyau de cheminée surplombe la façade, et les fissures oxydées qui en courent tout du long ressemblent à des coulées de sang. La liane accentue son emprise sur le pommier, au point qu’on ne dirait plus qu’une seule et même plante, une sorte d’arbre fou et échevelé. Parfois ils se surprennent, les yeux voilés de Bourakine s’illumine d’une lueur inquiète. Lors de ces instants, Epadymondis, avec une malice d’écolier, prend plaisir à faire comme s’il ne l’avait pas remarqué. Se saisissant de son Glock 17, souvenir de campagne, il fait mine de l’astiquer, tout doucement, précisément. Il sort le chargeur, vérifie les balles, le réenclenche dans la poignée, ajuste le viseur, mets en joue vers un coin de la pièce, pour s’assurer qu’il est bien réglé. Quand il sent que le regard du vieux est devenu suffisamment lourd et fixe sur lui, il se retourne, l’observe d’un air fou, puis pose le canon sur sa tempe. En général, le machin bat en retraite, rentre chez lui en marmottant d’un ton outré. Epadymondis ricane. Certaines fois, il a même eu envie de braquer directement son arme sur le vieux, mais il n’a jamais osé. Une culpabilité terrible l’en empêche à chaque fois, inconsciemment, sans pouvoir se l’expliquer, il sait que viser le vieux serait une mauvaise idée. L’effet serait moins fort, moins troublant. Il sait que d’être le témoin impuissant d’une mort violente est plus choquant. Une aide de vie vient de temps en temps s’occuper du vieux. C’est une jeune noire à la peau de chocolat chaud, bien équipée comme il faut. Elle sourit au vieux et le dorlote pendant que le blessé se dessèche dans son appartement. De temps en temps, il les entend rire, elle piaule et grogne et le vieux aussi. Alors, le militaire enrage, ferme tous les volets, s’enfuit à l’autre bout de l’appartement, dans sa chambre, enfourne sa tête sous un coussin, le maintien comme s’il cherchait à s’étouffer, pousse en sourdine des cris horribles, en se convulsionnant.
Un jour, il doit se rendre à l’enterrement d’un compagnon tombé pour la patrie. D’anciens frères d’armes sont venus le chercher en voiture. Juste au moment de monter, ils surprennent le vieux en train de déverser sa mélasse à côté des poubelles. Un des militaires, offusqué par ce désordre infâme, se met à le tancer copieusement, à l’interpeller sur son comportement contraire au civisme le plus élémentaire, à l’insalubrité criminelle de son acte. Boukarine se contente de le regarder de son œil vitreux. A vrai dire, il regarde à travers le militaire, avec ses petites aiguilles, il ne le voit pas, il n’en a rien à faire. Epadymondis dit alors « laisse-le, de toute façon, il mourra tout seul ». Le vieillard sursaute et son regard se remplit de peur. Cette fois-ci, il l’a touché là où ça fait mal, c’est une certitude. De la tristesse suinte des yeux du vieux, visiblement blessé et effrayé. Il se traine jusqu’à sa porte, l’ouvre avec une précipitation flasque, et retourne dans sa tanière.
Et puis, un début d’après-midi d’été, Epadymondis est en train de rentrer chez lui, lorsque arrivé dans sa rue, il voit au bout de celle-ci des voitures de police, gyrophares allumés. Des municipaux en uniforme stagnent, avec leur pose habituelle d’autorité. Le soldat, intrigué, s’avance. Au fur et à mesure qu’il s’approche, il remarque une forme entre les deux véhicules. Et plus il se rapproche, plus la forme prend l’apparence de quelque chose qu’il connait. Il a encore du mal à déterminer ce que c’est, ses nerfs optiques lésés l’empêchant de faire un point fixe sur ce qu’il vise. Mais une fois qu’il est assez près pour calmer sa marche et prendre un pas moins spastique, sa vision se précise. En premier, il reconnait les espadrilles. Le corps est allongé face contre terre, mais il y a de moins en moins de doute, et un sentiment brulant d’excitation commence à poindre dans sa poitrine. Le pantalon, la chemise, le crâne pelé… Incroyable : le vieux mord la poussière. Il demande ingénument à un des représentant de l’ordre ce qu’il se passe. Apparemment, le vieillard a fait un malaise, il s’est effondré. On attend l’ambulance, mais il faut s’y résoudre. Le bonhomme est mort.
Mort, mort. Le mot résonne dans les oreilles d’Epamynondis. Mort. Mort. Enfin. La vieille charogne, elle a cassé sa pipe. Et elle morte, toute seule, dans la rue, balancée comme un déchet. Quelle peur il a dû ressentir, quelle détresse de sentir qu’il ne pouvait plus se raccrocher à rien, et qu’il partait de la façon que lui avait prophétisé l’infirme, seul, dans cette rue minable, au milieu de la merde, au milieu des rats gluants, à l’affut d’une proie, de la première dépouille venue. Lui. Seul. Ignoré. Sans pouvoir continuer. Epamynondis se contient, mais il ne se sent plus de joie. Personne n’ose dire franchement qu’il est content que le vieux soit refroidi. On s’exprime par périphrase, et les sourires en coin expriment la satisfaction sarcastique de cette disparition. Un chose est sûr, on sent un soulagement général dans le quartier.
Pour la première fois depuis longtemps, il passe la soirée à se divertir. Il regarde un film de gangsters avec passion, joue à un jeu de guerre pendant deux heures qui lui semblent deux minutes, rit des bêtises contenues dans les pages d’un bande dessinée frivole. Seule sa tentative d’éjaculer devant une vidéo pornographique échoue. Le bilan reste positif.
Ce n’est que trois jours plus tard que la pluie se met à tomber. Des trombes d’eau qui se déverse toute la journée sans discontinuer, puis toute la nuit, puis tout le lendemain, le surlendemain… Au bout d’une semaine, il pleut toujours. Le ciel est entièrement recouvert d’un plafond de nuages gris foncé, presque à portée de bras. Le temps est lourd, les rues pour une fois lavées depuis des mois, sont dépeuplées. La nuit, le quartier se transforme en grotte sous-marine, avec ses parois dégoulinantes et ses peintures rupestres, éclairée par des poissons lunes phosphorescents accrochés au plafond. Le brouhaha pesant des gouttes couvre le reste des sons de la ville. Dans son abri, Ecoutant le remous furieux, Epadymondis à l’impression d’être isolé dans un château, au fin fond des Carpates. Il renforce ces sensations en regardant des wagons de films d’horreur, qu’il cherche le plus angoissant, le plus abominable, le plus dérangeant possible. Dans l’obscurité du salon éteint, il frissonne, et se sent bien. Parfois un éclair blanchit la pièce. Un violent coup de tonnerre suit immédiatement, pétrifiant le soldat. Cela le fait sortir de son divertissement, lui tord les nerfs, et le rappelle à la météo. Elle est inhabituelle, agressive, mauvaise. Mauvaise comme le vieux Comme lui, elle impose sa présence maléfique, comme lui, elle s’acharne à rendre la vie désagréable, comme lui, elle est hideuse. Au fil de ses comparaison, Epadymondis revient souvent au souvenir de son altercation. Il a aimé violenter le sale vioque, mais n’apprécie pas de passer pour un inquiétant. Lui qui a sauvé des vies au péril de la sienne, dans les zones sensibles du monde, Angola, Tchad, Irak, Afghanistan. Lui qui a tiré du pétrin des compagnons d’armes mutilés, des enfant embrassés dans les bras de leurs mères mortes, des civils pris au piège de terroriste assoiffés de sang… Tout ça, ici, n’existe pas, il n’est que le béquillard pas commode qui avait tapé sur Boukarine, un jour. Il se demande pourquoi les actes nuisibles du vieux ont toujours été toléré. C’est une forme de domination exercé par ce tas de ride, et la couardise de la masse l’ont rendu intouchable. Lui n’est plus dans la masse, il est à côté, il n’appartient plus à quiconque. La masse râle en silence, et devant les conventions, baisse la tête, hypocrite. Oh, il a tapé sur un vieux, il aurait s’abstenir, même si ça fait des années que le gluon gâche la vie de tout le monde, et que tout le monde se plaint. Se rappeler de ces règles du jeu invoque la colère dans le corps du soldat. Le tortionnaire interne joue avec sa plaie… Pourquoi Dieu ne fait-il rien pour le soulager ?  Dieu existe, sinon le soldat serait mort, mais Il a autre chose à faire que s’occuper de lui maintenant, et il en éprouve une grande rancœur.

Un nouveau coup de tonnerre fait trembler l’immeuble, le sortant de ses ruminations. Epadymondis reprend le cours du film… Sur l’écran, un tueur en série découpe les seins d’une jeune femme.

Chaque fois qu’il se lève pour aller dans la cuisine, il ne manque pas, pendant que sa bouilloire chauffe, de jeter un coup d’œil vers la terrasse plongée dans les ténèbres. La liane commence à la coloniser, en envoyant ses tiges s’agripper comme des filins sur sa surface. Elle est vide désormais, plus de linge en train de sécher. Ce vide le remplit d’aise, calme un peu son martyr. La seule répercussion notable de la défection des lieux a été la migration de quelques cafards vers son appartement, mais il les a consciencieusement circonscrits, puis éradiqués. Au moment de se coucher, il dégringole dans de profonds cauchemars. Il marche sans problème, la douleur n’est plus là, comme autrefois, cela ne l’étonne pas. Le rêve lui fait traverser des itinéraires sans fin, par un dédale de rues étroites et descendantes, puis un cimetière en pente, tout couvert de vignes vierges et d’immondices entre les tombes obliques. Le ciel a été retiré, et remplacé par une couverture de velours, d’un bleu d’abyme sans fond. Il finit par entrer dans un immeuble entouré de terrains vagues, il monte un escalier crasseux, dont les tomettes se déchaussent pour montrer des cafards entre les miettes de ciment. Epadymondis sait seulement qu’il doit monter à l’étage. Le voilà sur le seuil, tout de bois miteux. Une porte se présente, vermoulue. Mais la poignée, un bouton doré de la taille d’une pomme, luit si fort qu’il ne voit plus que lui dans son champ de vision, tant qu’elle devient énorme, pulse comme un quasar. Poussé par une force, une présence inconnue le bouscule dans son dos, et il reconnait une odeur. Une odeur à laquelle il n’a jamais fait attention, parce qu’elle se fondait dans le remugle général. Une odeur de fruits pourris, de viande crue et de linge imbibé d’urine. C’est celle du vieux, il en est soudain sûr, et une peur qu’il n’a jamais ressentie serre tous ses muscles. Oui, c’est la présence du vieux, elle est là depuis le début du songe, mais il ne le sent que maintenant à un instant crucial ; Epaymondis tente un mouvement de recul, lorsqu’il se rend compte qu’il ne peut plus bouger. Au contraire, la force l’oblige d’avancer, et, comme agissant sur les fils d’un pantin, soulève son bras, ouvre sa main, puis tend le tout pour saisir la poignée. Au moment où il resserre son étreinte et qu’il tourne le bouton, Epadymondis est inondé d’un flot d’adrénaline inédit, il a envie de se faire dessus. Prenant conscience qu’il est en sommeil paradoxal, il tente de se reveiller avec désespoir. Son corps, à l’extérieur du cauchemar, allongé sur son lit, doit être en train de se cabrer comme celui d’un possédé. Trop tard, même avec toute sa volonté, il est coincé. La porte s’ouvre, en silence. Sans comprendre comment, il se retrouve maintenant sur un lit au milieu d’une pièce. Un cadre sur le mur tient un paysage délavé de plage tahitienne démodée, une étagère soutient des pots vides de céramique recouverte d’impuretés. Les autres murs sont nus, anonymes, et déliquescents. En baissant le regard, il se rend compte qu’il tient la croupe d’une femme à la peau noire, et il est en train de l’enfourner avec rage. Au-delà des deux fesses charnues, et le sillon d’une colonne vertébrale d’où partent deux flancs dont il savoure la douceur sous ses paumes, il voit des cheveux dont il a remarqué la coupe. Quand le profil de la femme se tourne vers lui, toute haletante, il la reconnait : c’est l’auxiliaire de vie du vieux. Elle prend du bon temps. Le geyser entre ces jambes est sur le point d’expulser la semence chauffée à blanc, et, devant la vision troublante des vaguelettes sensuelles du corps qu’il désarticule, le souvenir du plaisir disparu revient de très loin, furieux comme un bison chargeant, près à défoncer le bâtiment qui lui barre le passage. Enfin.

Ses yeux s’écarquillent. Epadimondys se retrouve dans son lit, en sueur, castré au dernier moment avant l’extase. Avec le réveil réapparaît la lumière, l’ombre, et la douleur.

Les gaz soporifiques tournent encore dans son crâne, et avec toutes les difficultés du monde, il tend un bras tremblotant vers son téléphone. L’appareil lui échappe, chute de la table de nuit, il grommelle des injures au destin, rampe sur le matelas, réussi enfin, aux prix de terribles efforts, à saisir la machine et à allumer l’écran : prémices de l’aube. Epadymondis se lève, sent la rigidité de ses tendons racornis. Ses jambes flageolent. Titubant et s’appuyant contre les murs, il se dirige vers la cuisine, avide du café qui soulagerait un peu sa tétanie. Une nouvelle journée dans l’empire de la fatigue. Une nouvelle journée où le bien-être n’existe pas. L’impression d’être dans un état de rigor mortis le suit jusqu’au percolateur.

Le précieux breuvage enfin filtré, il s’adosse au comptoir. Un sourire de contentement se dessine sur son visage alors qu’il contemple la terrasse à l’abandon du vieux.

Se hissant par la fenêtre ouverte, un cafard tente sa chance dans la pièce. Epadymondis, dédaignant toutes les précautions, écrabouille la bestiole du plat de la main. Le croustillant effet sonore l’emplit d’un sentiment d’intense satisfaction. Au même moment, il repère une autre blatte se faufilant sur le sol. Consciencieusement, il aplatit la bête sous sa pantoufle. Satisfait de ce bref génocide, il se lave les mains. Alors que la mousse recouvre la surface de ses paumes, il se demande si le meurtre des cafards lui a fait ressentir du plaisir, ou seulement du bien-être. Il penche pour la deuxième réponse, si cela avait été juste pour le plaisir, il serait parti en quête de tous les cafards du quartier pour systématiquement les éradiquer, avec la même satisfaction qu’il vient de ressentir à pulvériser les vils ambassadeurs du vieux.

Nettoyé et désinvolte, il reprend sa tasse, regardant calmement la terrasse, avale une nouvelle gorgée, qu’il expulse immédiatement avec une toux étranglée. Angoissé il repose le contenant, se frotte les yeux : Dans l’interstice de la porte d’en face, une silhouette se tient. Une ombre fade, mais dont Epadymondis reconnaît immédiatement les contours tombants : le vieux. A moitié caché derrière le battant. Au fond du visage noir, deux étoiles lointaines lui lancent leurs rayons de feu gelé, plantant des échardes de glace dans ses organes. Une angoisse froide descend dans les jambes du soldat, qui s’affale en toussant de plus belle. Il se relève en se hissant sur une chaise et regarde encore. Boukarine n’est plus là. Alors une peur encore plus glaciale le saisit, car il sait qu’il n’a pas rêvé. L’espace d’une seconde, il a distinctement vu la forme, et celle-ci était concrète, surnaturellement concrète.

Les sueurs froides coulent sur son échine, et Epadymondis se met a fixer la terrasse avec intensité, comme le tireur embusqué qu’il a été. Il reste au moins une heure dans cette position, mais la seule chose qu’il peut voir est la liane vivace entortillée dans l’arbre. Las, il finit par abandonner sa mission, l’esprit troublé par la vision. C’est bien le vieux, mais à l’intérieur duquel ne jaillit aucune étincelle. Certes, Boukarine, de son vivant, ne montrait qu’une pâle lueur dans son regard terne, cela dit, elle faisait figure de buisson ardent par rapport à l’apathie arctique de l’apparition.

Epadymondis se dépêche de sortir à l’abri. Dehors, il se met à errer sur ses trois pattes. Sur le trottoir, dans les rétroviseurs, dont les miroirs semblent refléter l’image qu’il vient d’apercevoir, dans les vitres des habitations dont le vis à vis crée un effet Droste où l’horrible bonhomme se répète à l’infini. Epadymondis se persuade qu’il est devenu fou quelques instants, à force de ruminer, et se calme en regardant l’activité habituelle de la rue principale. Mais l’aigreur revient vite. Dans les visages autour de lui, il ne voit que la lueur des smartphones dans les cornées opaques. La malédiction dans leur main, leurs postures de pénitents. Exaspéré, il s’interroge. Ont-ils du plaisir ? Cherchent t’ils juste à s’embrumer avec leurs grenades lacrymogènes personnelles ? Ne serait-ce pas une façon, dans cette ville indolente, de tuer le temps avant la mort ? Excédé par les conversations oiseuses alors qu’il est seul avec le vieux qui le dévisage, il scrute la foule comme un pygargue.

Il y en a un qui l’exaspère plus que les autres parmi le défilé des yeux baissés, un jeune homme en train de parler seul : il est au téléphone, et tripote son mobile. Son corps n’est pas décharné, il est même épais et entretenu. Pourtant, il lui paraît mollasson et atonique. La créature stigmatise au yeux d’Epadymondis tous les défauts de sa nation anémié : orthographe mourant, esprit borné, élocution trisomique, discussion infructueuse, apparition de la bosse dorsale qui dans quelques générations, sera une norme anatomique… Il s’est battu pour ça ? Perdu la moitié de son système nerveux, la moitié de son corps, pour que des lavettes comme celui-là puissent déambuler sans même faire attention à lui ? Des habitacles de chair qui n’auraient pas survécu une heure dans le Kandahar.

A quoi bon lui crier ses frustrations dans la figure, il sait qu’il ne comprend pas, ne prend pas garde, s’engage dans la ruelle attenante. Mû par une force irrépressible, Epadymondis s’y engage également.

Le dos voûté du jeune homme fait monter en lui un bouillonnement de pulsions. Malgré sa patte folle, il se rapproche rapidement. Toute forme d’empathie s’est évaporée de lui. Au milieu de la ruelle, il n’est plus qu’à quelques centimètres de sa nuque. Sa canne se dresse.

Au premier impact du pommeau sur la tempe, une pulpe rouge, semblable à la tambouille du vieux, gicle par terre. Sa cible  à genoux, il frappe et frappe encore, avec toute la rage, toute la colère qui s’est accumulée. À chaque coup il ressent une excitation incroyable, un plaisir qu’il n’a plus eu depuis des années, sans pour autant arriver à la jouissance, l’adrénaline a anesthésié sa neuropathie, il passe un bon moment. Aucun témoin. Un ruisseau de sang s’échappe par l’oreille de sa victime jusqu’au caniveau. Epadymondis laisse le corps meurtri étalé sur le trottoir, et regagne ses pénates sans croiser personne.

Epadymondis reste terré dans son logis pendant trois jours. Trois jours où une pluie diluvienne s’abat sur les toits. Trois jours où, depuis la terrasse, à moitié caché derrière la porte, l’ombre de Boukarine l’espionne sans frémir d’un seul muscle. Epadymondis est bien obligé d’aller de temps en temps dans la cuisine, mais même en faisant tous les efforts du monde pour éviter la vision du fantôme, il sent son regard ectoplasmique peser sur ses épaules comme un barda. Sur l’arbre, la liane étend son emprise à vue d’œil. La nuit, l’anxiété lui maintient les yeux grands ouverts, et il contemple le plafond à la recherche d’une ombre en mouvement. Et elles sont en mouvement…

Le dernier jour d’averse, Epadymondis est dans son lit, à maugréer de douleur. L’humidité appuie sur sa colonne vertébrale et lui pince les nerfs. L’impact de la balle semble durer à jamais, quand un bruit tonitruant, accompagné d’une secousse colossale, fait exploser les vitres de sa chambre, l’aspergeant de verre pilé.

Etourdi par la concussion, il croit d’abord qu’une pluie de missiles sol-sol vient de s’abattre dans la rue. Douloureusement, il roule hors du matelas, se hisse sur le garde-fou, ouvre les volets : un nuage de poussière collante a envahi la rue. Les cris et les sirènes l’annoncent : un nouvel immeuble vient de s’écrouler dans une allée parallèle à la sienne.

Epamynondis passe les heures suivantes anéanti, non pas par la catastrophe, mais par son mal qui ne part pas. Lentement, au bout d’une semaine de pénitence, il se décide enfin de devenir tolérable. Plus d’enfer, juste de l’incommodité. Et le vieux à sa fenêtre.

Débrancher son cerveau devient la seule alternative pour ne plus penser. Il allume la télévision. Un cri de surprise muet lui ouvre la mâchoire.

« Le jeune homme agressé toujours entre la vie et la mort » proclame le titre des informations. Epadymondis a mal choisi sa victime. Le pauvre garçon est un étudiant modèle, qui cherchait un logement pour sa grand-mère malade, survivante miraculeuse d’un des récents effondrements de bâtiments, d’où ses intenses recherches immobilières par l’entremise de son smartphone. Violons et cordes sensibles. Le coupable est introuvable.

Le ronronnement de ses pensées se met en sourdine. Le soldat devient reptilien, reste des heures sans bouger dans son fauteuil, promène un regard morne et sans émotion sur le monde, lors de ses sorties.

Est-ce cette attitude qui séduit son amante ? Certaines et certains sont attirés par la noirceur de l’âme et la dangerosité. Ceux que l’on appelle « mauvais garçons » peuvent avoir ce charme insensé.

Au sortir de ses courses à la supérette, il tombe sur l’assistante de vie de Boukarine. Echange d’œillades, réparties complices, enchaînement de situations…

Il la prend comme un primate, avec violence, spasmes, sans amour. Il la déglingue avec

comme seule envie celle de démantibuler cette jolie marionnette, et leurs épidermes se raffermissent de plaisir. L’explosion tambourine à la porte de son urètre, mais rien, désespérément rien ne sort de lui. Pour ne pas avouer son impuissance, il la baise jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Quand elle finit par s’endormir, luisante de sueur, Epadymondis, le sexe encore raide et endolori se dit que pour une fois, il a fait presque comme tout le monde. Mais à vrai dire, peu lui importe. Devant lui, hommes ou femmes, ils sont tous d’effroyables primates dodelinants, ridicules et suffisants, dérisoires et cafardeux.  De son point de vue d’individu n’appartenant à rien, tout n’est que futilité et vide. La vague de fond de la tristesse congèle toute son âme, et une mélancolie presque confortable s’injecte dans les méandres de sa psyché. Comme elle, il sombre dans le sommeil.

Cauchemars rendus encore plus effrayants par leur invariable routine. Images de sexe éparses, douleur, aveuglement, explosions, ruines. Le vieux derrière sa porte, inspirant une terreur atroce au militaire. Une force irrésistible lui impose de passer sur le pont de liane de la plante infectieuse, pour atteindre la terrasse où il sait qu’il sera aspiré vers une horreur sans nom. Et au moment de franchir le seuil, une marée de cafards qui jaillit, l’ensevelissant dans des sables mouvants croustillants.

Il se réveille transpirant et migraineux. L’assistante de vie est a ses côtés, éveillée. Elle lui sourit, caresse son flanc. Ils discutent en chuchotant. Elle lui dit qu’il l’a faite jouir, mais il ne peut pas en être sûr.

Epadymondis lui demande son prénom. Il lui dit qu’il est joli. Puis il lui demande pour Boukarine. Elle répond à ses questions, lui explique comment il est mort, ou il est enterré, qu’il n’était pas si mauvais. Le soldat regarde le plafond sans desserrer les mandibules.

Comment faire pour jouir, se dit-il. L’idée de l’emmener chez le vieux pour la prendre sous le nez du fantôme s’esquisse, mais il n’a pas la force de prononcer son envie.

Prétextant une envie d’aller aux toilettes, il quitte la chambre pour rejoindre la cuisine. Par la fenêtre, la silhouette de Boukarine est à son poste. Il fixe le spectre, lui présentant un doigt d’honneur. La forme ne bronche pas. Comme au bon vieux temps, il saisit son pistolet, le colle sur sa tempe en fixant le vieux d’un air furibond. Sans pouvoir le garantir, le militaire semble voir une suggestion de rictus sur le visage de son adversaire.

L’anéantissement de nouveaux immeubles le plonge dans une jubilation intense, et une intuition du plaisir titille son cerveau. Dans les décombres, on trouve des corps, et il ressent cela comme une vengeance exercée par les démentielles ondes de colère qui lui donnent la force de se trainer encore au milieu des vivants (c’est le nom qu’il donne au valides). Pendant que les ambulances piaulent dans le quartier, que les curieux essaient de voir à travers la poussière, Epadymondis se délecte du pourrissement de son environnement. Il rêve a des rues désertes ou il serait seul avec les rats, les oiseaux et les insectes.  Obsessionnel, il scrute les informations, se délecte du malheur. L’aide-soignante l’a appelé, mais il l’ignore, il n’a pas la moindre envie d’être tendre avec quiconque. Pour lui le sentiment d’amour est mort. Il passe un temps fou sur internet à regarder des images et écouter des sons. Qui retrouverait toutes ces choses dans les décombres des futurs millénaires ?

De temps en temps, il vérifie la présence de la silhouette de l’autre côté de la terrasse. Elle est là. Sa pesanteur devient insupportable. Petit à petit, dans sa petite machine cérébrale s’échafaude son projet de jouissance… La planète tourne sur elle-même.

 

Epadymondis exulte enfin, le sperme explose, les produits chimiques tant désirés sont enfin libérés à l’intérieur de son crâne. En ce moment, il est dans l’appartement du vieux. Forcer la porte a été un jeu d’enfant. La lune éclaire la pièce. Boukarine a disparu. A t’il seulement jamais été là ?

Le soldat rit à gorge déployée. Tout d’abord un ricanement quand l’urine a éclaboussé la terre sur les ossements putrides du vieux, les restes qu’Epadymondis est allé déterrer au cimetière, à l’emplacement indiqué par l’aide-soignante. Puis ses gloussements sont devenus tonitruants, grondants, quand dans une décharge, le liquide séminal s’est substitué à la pisse. L’orgasme le fait éructer comme un gorille devant le tas d’ordures fangeux, qui ressemble à s’y méprendre à ce que Boukarine déversait dans la rue. Les électrochocs de l’éjaculation font disparaître la douleur dans sa colonne. Le plaisir enfin. Le militaire se vautre sur le flanc, et s’endort.

A l’extérieur, la Schubertia sericifera (connue chez les jardiniers sous le nom de plante cruelle) a entièrement recouvert l’arbre. Ses feuilles jaunies se flétrissent. Le pauvre arbre est vidé de sa substance. De grosses cabosses pendent dans la terrasse, et se brisent lorsqu’elles se détachent.

Les immeubles continuent de s’abaisser, le pâté de maison est un champ de ruines dévastées. Sans que l’on sache pourquoi, l’appartement de Epadymondis tient toujours. Lui erre dans les rues de son pas traînant et mal assuré, un mince sourire au coin des lèvres, l’œil terne, un sac en plastique à la main. Près d’une poubelle, il en déverse le contenu : de la bouillie de viande et de légumes qui tombent comme de la diarrhée de leur récipient.

Un passant agacé ne se prive pas de le houspiller, de le couvrir d’une bordée d’injures. Epadymondis lui jette son regard brumeux, et passe son chemin. Il n’a jamais été aussi bien. Comme dans un rêve. Un rêve éveillé. Il jouit.

 

 

(idée : Gina.)

 

 

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