Olivia

 Dans Nouvelles

Agglomérats de bruits divers, entassés les uns sur les autres depuis l’antiquité, strates et strates de sons enregistrés par les murs et la terre, du bêlement des cabris préhistoriques au bourdonnement frelonnesque des hélicoptères d’aujourd’hui, jamais le calme ne s’est échoué sur les rivages de Marseille, seulement le fracas des vagues et des galères. Si sur la terre le silence absolu n’existe pas, ici le vacarme perpétuel est une réalité.

Ce qui se nomme silence, ici, dans son centre-ville, est le moment où ne s’entend plus que le ronron des climatisations, la respiration asphyxiante des automobiles, les disputes excédées des avertisseurs, le grésillement sourd de l’électricité, des ondes, des vibrations électroniques, invisibles comme des radiations atomiques. Ces instants-là sont rares.

Soudain, un hurlement terrible fait sortir Olivia de son état d’hypnose. Le brâme outré, humain, lui botte dans le cœur avec une brutalité de demi de mêlée. Bien qu’habituée à ce type de signaux, elle ne s’y fait jamais. Le cri d’alarme la prévient d’une incivilité quelconque dans le périmètre du quartier où elle habite, entre la place Jean Jaurés, surnommée la Plaine, Le cours Julien, et le parvis de l’église Notre Dame du mont.

Est-ce pour une place de parking volée que l’on pousse ce cri ? une bourrade sans excuse ? Une insulte proférée ? Une rue bouchée ? Une aumône refusée ? Un adultère surpris ? De l’argent non rendu ? Une bagarre alcoolisée ? Une dispute de sourds ? Une lutte de classe entre bobo fétide et clodo luisant ? Une bêtise de gamin ? Un vomi de bébé ? Une crotte de chien non ramassée ? Un marseillais indigné de quelque injustice, tel un gabian jeté sans préavis hors de son nid ? Les malédictions éraillées proférées par la voix de sorcière d’un sans-abri scandinave ? Qui pourrait savoir ? Personne, à part quelques passants à l’épicentre du micro-drame. Le va-et-vient sonore est rapidement absorbé pour toujours, comme l’écume par les plages grises de la Corniche.

Un coup de klaxon meuglé par le bus 74 se synchronise de façon comique avec la pression de l’index d’Olivia sur le bouton veille de la télécommande, mettant fin à l’émission qu’elle regardait d’un air de plus en plus ennuyé. Elle sourit mentalement, le cri du poidslourd ne pouvant pas résumer mieux sa pensée. C’était un documentaire sur Kurt Cobain, une de ces hagiographies qui l’énerve d’autant plus que le rock n’a jamais été aussi consensuel. Elle s’en rappelle bien de Kurt, que la mort dépressive et overdosée a rendu intensément romanesque, le propulsant à l’étage « génie » de l’étagère à renommées. A l’époque, vomit par la multitude, qui qualifiait sa musique d’« intronchable », pour reprendre une expression locale,  la majorité des musiciens en ville méprisaient sans complexe son incompétence crasse à chanter, ses talents faméliques de compositeur, sa piètre technique à la guitare, à la façon dont on compare une peinture moderne à un dessin d’enfant. « Un minot pourrait faire mieux ». Plus de vingt ans après son décès, le reportage omettait totalement cet opprobre. La star avait rejoint le panthéon des artistes lucratif, et donc publicitairement sympathique. La vieille génération, qui l’avait conspué, ne tarissait plus d’éloges, citant en exemple l’excellence de cette œuvre à ses enfants, les encourageant à écouter ces mélodies intemporelles au lieu des débilités actuelles, dont ces morveux se bourraient les oreilles. Engluée malgré elle dans la nostalgie, Olivia n’avait pu s’arrêter de suivre le documenteur jusqu’à ce que le cri la libère. Dehors, le crépuscule brule ses dernières cartouches. Elle s’extirpe du canapé.

Une porte claque dans l’immeuble. Le bâtiment tout entier est pris d’un grand tremblement, semblable à un frisson, qui parcoure l’échine d’Olivia. Rien d’inhabituel. Ses préparatifs ne sont pas troublés pour autant. Elle boitille jusqu’à la platine, passant de meubles en meubles comme un écureuil saoul de branche en branche, allume la machine, prend le cd des Nitwits sur l’enceinte, observe un instant la pochette vierge où a été inscrit au marquer le nom du groupe et la mention « compil » d’une écriture de marqueur, l’insère dans le tiroir automatisé, lance la lecture, programme une piste. Le servomoteur fait tournoyer le disque. Après de petits bips et des ronflements, une guitare envoie de longs coups de mortiers distordus, puis au quatrième, une seconde guitare se réveille, et le morceau démarre. Une ruée soudain s’emballe et se cogne, comme une mouche contre une vitre, quelque chose qui ressemble à de la maniaquerie se lit entre les lignes sonore, avec en guise de mélodie, des notes déglinguées. Une sorte d’accalmie se fait, plutôt un piétinement de grosse caisse et de basse pendant lesquels une voix affolée se déchire avec angoisse

« Ils viennent vers moi !

Je les vois !

Ils viennent vers moi ! »

Une caisse claire mitraille la voix qui se perd en agonie. Refrain

« Aidez-moi !

Je vous en prie au secours !

Aaaaah !

S’il vous plait au secours ! »

Laissant tourner la musique, Olivia va changer de culotte, de soutien-gorge, puis farfouille dans les rayons de sa penderie. Pendant ce temps, le titre baisse en volume, mais pas en intensité. La voix émet des couinements faibles et fébriles, comme ceux d’un évadé d’asile psychiatrique en cavale, chiens et gardes aux trousses. Olivia entend la sirène d’une voiture de police, mais réalise qu’elle est dans le morceau. A chaque fois, elle se fait avoir, le bruitage à l’étrange particularité de sembler provenir d’hors de la piste. Soudain, la batterie entame une rythmique drum&bass frénétique, la guitare meule des notes aigues, et le flot dément déverse une giclée de lames de rasoir. Le groupe pilonne ensemble le même accord, puis, au bout d’une dizaine de martèlement, touts’arrête dans un bref larsen.

Une nouvelle piste s’enclenche pendant qu’elle hésite entre une robe imprimée de têtes d’Andy Warhol et une combinaison jeans, t-shirt Marshall, blouson de cuir. Un riff rageur joué à fond la caisse, accompagné d’une voix d’accélérateur, est rapidement rejoint par les pistons d’une batterie motorisé. Dérapage de caisse claire, passage en cinquième, punk en pole position, boosté au nitroglycériméthanol.

« Tambourello, je t’attends

Pied au plancher, mort au tournant… »

Tandis que Tambourello caracole, et que sa violence énergise le cerveau d’Olivia, elle opte pour une robe noire à pois blancs. Le morceau s’écrase contre un mur. Une fois les harmonies balayées, de nouveaux titres se succèdent tandis qu’elle termine de se préparer. Sa frange réajustée, son visage ovale blanchi de fond de teint, ses lèvres enduites d’un rouge de femme fatale, elle éteint la chaine, enfile le blouson de cuir et saisit la canne qui attend près de la porte d’entrée. C’est un bâton d’ébène montée d’une tête de mort en bronze blanc. Souvenir du grand-père, ramenée de ses voyages. Alors qu’elle l’attrape, le petit crane semble lui adresser personnellement son rictus narquois. Elle qui pensait que cette relique prendrait la poussière dans un placard, elle doit désormais s’en servir. Olivia ayant la même taille que son aïeul, pas besoin de la faire ajuster. Heureux hasard dans la malchance.

Tintamarre de cliquetis et de pas lourds dans la cage d’escalier. Agrippée fermement à la rampe d’une main, sur la canne de l’autre, Olivia chancelle marche après marche. Aloysius à du partir travailler pour son job de nuit, mais s’il avait été là, il n’aurait pas manqué de la plaisanter gentiment. Même elle ne peut s’empêcher de penser qu’il ne lui manque plus qu’un boulet au pied et un drap blanc sur le corps.                                                  

Le vent hurle dans la rue Nau. Descendue sur la chaussé pour éviter de trébucher sur le trottoir cabossé, elle ne parvient pas à étouffer un cri de surprise devant la vision du rat fraichement décédé, qu’elle vient de manquer d’écraser. Pas encore aplatit par des pneus désinvoltes, le petit corps git sur le flanc, bouche ouverte, découvrant ses longues incisives inferieures, petits poinçons indestructibles. Son poil luit d’un beau marron d’égout, sa bedaine semble bien remplie, sa longue queue est d’un rose de peau humaine. De la dimension d’un chat, il a l’air en meilleur santé et en meilleure forme que bien des marseillais. Seule un trou rougeâtre entre ses oreilles dévoile la nature de l’arme du crime : un bec de gabian. Si les muridés règnent sans partage sur les sous-sols et les caniveaux, en général trop rusés pour se faire rouler dessus par des véhicules balourds, à la surface, les oiseaux marins imposent la loi immuable des prédateurs sur les proies.              

Bourdonnante comme un gros frelon vert, une trottinette électrique la dépasse en lui frôlant l’épaule. Le courant d’air lève sa frange et le voile de sa robe. Un mot finissant en -ute, éructé par le pilote, vient lui gifler l’oreille. Elle n’a pas le temps, ni le souffle de lui retorquer quoi que ce soit, il est déjà bien loin, et elle ne peut rêver qu’à des malédictions, de chute ou d’accident, qui ne s’exauceront pas.

Tandis que brait un antivol, elle tourne à droite, rue Jean-Pierre brun, à l’intersection de laquelle a été tagué sur le sol « Rue de la Crotte ». C’est une portion obscure qui tient de la traverse du crime. Une forte odeur d’urine humaine enflaque les poubelles, serrées entre deux voitures abandonnées, des monticules de déjections canines justifient la déclaration peinte par terre, surement par un riverain outré parl’invisibilité des cantonniers, ou par un tracassin moqueur. Des rats, vivants ceux-là, surgissent de dessous les bagnoles, se faufilent entre les jantes, zig-zaguent entre les caniveaux. Cloportes et cafards se meuvent paresseusement sur le goudron luisant d’une bave indéfinissable, recouvert à certains endroits des fientes de pigeons, postés sur les corniches et prêts à bombarder l’intrus. La vie triomphante foisonne, puissante, invincible, répugnante comme un bouillon de culture. Olivia s’expulse du passage pour arriver rue des trois frères Barthelemy. La chanson des Nitwits revient vrombir dans sa mémoire.

« Tambourello, je t’attends »

Le bruit déboule. Marseille, un vendredi soir d’été. La sardine a bouché le port, une sourdine bouche ses tympans. Ce ne sont pas des clameurs de mégalopole ordinaire, plutôt un charivari de village fou, comme si toutes les fêtes prétextes à l’oubli avaient lieu le même soir. Tournant à gauche, elle s’apprête à traverser la rue Fontange quand une Porsche Cayenne lancée à toute vitesse lui coupe la route, accélérant un peu plus pour lui faire comprendre son intention de passer coute que coute, même au prix de la vie d’une boiteuse voutée. L’engin la dépasse, fenêtres sans teint levées, autoradio à fond les ballons. Un son de vuvuzela métallisé lui claque les joues avec effronterie. Puis, juste derrière, défile une procession de cages en métal, comme les anneaux d’un ténia de fer, dont les habitants braquent un regard vitreux sur un étroit horizon. La geisha bleue géante, collée sur le mur d’en face avec son bébé sur le dos, à l’orée de la rue des trois rois, semble la narguer de son sourire. Après plusieurs minutes, un espace suffisant entre deux véhicules permet à Olivia de clopiner de l’autre côté. Devantures de magasins. Celui d’électro-ménager et le bouquiniste dorment avec une veilleuse allumée derrière leurs rideaux d’aluminium, le restaurant thaï invite les affamés à se risquer dans sa petite entrée, le marchand de bière range les deux tables de sa pseudo terrasse. Les murailles défilent, marqué d’hiéroglyphes gazeux et d’affiches à moitié arrachées. Les plus complètes annoncent, engluées de colle fraiche, les concerts du jour, de leurs graphismes artistiques. S’y ajoute, saupoudrés partout, messages et déclarations politique : féminisme, mots d’esprits, écologie, menace au gouvernement, appels à la révolte, au changement, à l’action, minéralisés et pétrifiés dans les moellons. Quelques instants plus tôt, en traversant, elle a aperçu les ombres monolithiques qui cernent la plaine, l’enceinte de béton recouverte elle aussi de graffiti aux réminiscences berlinoises. Elle perçoit la mauvaise humeur qui s’en dégage, mêlée au crissement des pneus sur le gravier du chantier.

 

« Pied au plancher, mort au tournant… »

Concerto pour klaxons, glapissements des conversations téléphoniques, monologues inquiétants des kits main libre, ressemblant à des décompensations schizophréniques. Olivia slalome entre les âmes rendues bossues par la contemplation de leurs smartphones, marchant à la file comme des chenilles processionnaires. Quand les regards s’en détachent, ils sont paranoïdes, exacerbés par les travaux. La paranoïa marseillaise, aucun guide touristique n’en parle. Mélange de timidité, de méfiance, de peur. Timidité de chercher la sympathie, méfiance de l’agressivité potentielle, peur de la honte et de la violence. Une violence contenue en soi-même, née de l’agacement, des incivilités, du spectacle de l’injustice qui rampe comme une larve à chaque coin de paroles volées, de comportements surpris chez les hominidés errant dans les rues et dans les bâtiments, de la crainte de voir son propre sentiment de culpabilité dévoilé. Ainsi, on se zieute du coin de l’œil avec des airs de chacal rôdeur. Mais on se plie vite à cet usage, garantisseur d’isolement au milieu de la multitude. Elle songe à toutes ces entités distraites, dans la lune argentée de leurs écrans. Que de cibles faciles pour les malintentionnés.

 

« Ils sont là »

Bips stridents d’un camion en marche arrière. A gauche se trouve la place Notre-Dame-Du-Mont, à droite, le Cours Julien. La voie continue, croise le départ de la métamorphosede la rue de Lodi en rue d’Aubagne, place Carli, puis, comme une alluvion rejoignant un torrent, plonge pour se jeter dans le virage du boulevard Théodore Turner. Elle prend à droite, s’embarque sur le Cours. Des bancs de zonards cernent la bouche du métro, clopes aux becs, et huit-six à la main, des passants de tous poils profite de la fraîcheur pour errer, âmes dans un champ dasphodèles. K-Way est en train de hurler des insanités à pleine gorge… K-Way. Son nom était Cécile, autrefois. Olivia la connaissait alors que la clocharde vivait encore sous un toit. Elle lui donnait la pièce à chaque que fois. La légende voulait que Cécile était une junkie à qui on avait pris l’enfant, et qui en était devenue folle. Impossible à vérifier. Elle passait ses journées sur le cours à s’enivrer, puis à insulter tout le monde. Régulièrement, des passants énervés la prenait à bras le corps, et la jetait dans la fontaine du Cours. Ainsi lui était venu le sobriquet sarcastique de « k-Way ». Et puis un jour, elle fut jetée dehors, et la déchéance physique, qui avait déjà commencé depuis un moment s’accéléra. Autrefois, on pouvait deviner que Cécile avait été une jolie fille, malgré son ventre distendu par l’alcool, mais une fois sur le pavé, sa peau se noircit, parcheminée par la crasse et l’encre des cartons dans lesquels elle dormait. A cause des agressions par les fauves de la nuit, sa bouche s’édenta, jusqu’à ne plus être un gouffre noir. Maintenant vêtue de loque, ses journées étaient toujours les mêmes, une longue harangue ordurière de la foule, où de dieu sait quels fantômes du passé. Le chemin d’Olivia la croise, alors la boiteuse lui fait un petit signe amical. A cet instant, la face moyenâgeuse de K-Way se transforme, ses yeux flamboyant de psychose se clarifient, et un sourire relève ses lèvres. Elle rend le bonjour à Olivia, comme on le donne à une connaissance appréciée, avec bonhommie, sérénité et un air de dire « toi et moi, on se comprend ». Après cet instant, le masque haineux de la mort lente se pose à nouveaux sur son visage, son regard se détourne sur d’autres, et les gros mots recommencent à bombarder. Seule Olivia a le privilège de voir son air d’autrefois, en récompense de son humanité.

« Ils viennent vers moi ! »

Elle dépasse la station, un goût amer dans la bouche. Si la surface de Marseille représente une sorte d’enfer global pour son corps estropié, avec ses trottoirs envahis de bagnoles, impossible à franchir en chaise roulante (un moyen de déplacement qu’elle a rapidement abandonné), ses trous, ses bosses, ses obstacles, le réseau de transport souterrain constitue un cercle infernal à part entière. La ville est un intestin putréfié, le métro, son intérieur. Haletante, prise en otage par les caprices escalators, enragée par l’absence des ascenseurs, épuisée de se trainer de haut en bas et de bas en haut dans des escaliers sans fin, où telle une fourmi aux pattes brisées, elle doit encaisser les flux et reflux des autres insectes, indifférents à son sort de créature ballotée dans la crasse pisseuse des couloirs et des quais. Quand elle entend un « J’peux vous aider mad’moizelle ? » La main tendue ne provient jamais d’un sexagénaire, capable d’abattre des kilomètres de sentiers montagneux sans ciller, ou d’un jeune propet, au corps artificiellement entretenu. Non, c’est celle d’un zonard d’une trentaine d’année, dépenaillé, ébouriffé, édenté. Un de ceux dont le regard peut reconnaitre le malheur, le vrai, celui qui souffre en silence. Dans ces rares moments, un peu de lumière entre dans le cœur d’Olivia.

 

« Ils sont là ! »

Sur le cours, la musique dégueule de toutes les devantures. Ebats bariolés entre rock, reggae, jazz, hip-hop, lounge, électronique. Une fanfare aux cuivres rouillés joue des airs dans le vent, au rythme d’une grosse caisse éléphantesque. L’odeur d’égout se fait prégnante, s’accrochant fermement aux narines. Des musiciens de rues gratouillent des guitares, pomponnent des accordéons. Des djembés martèlent sans faiblir une aura de sorcellerie. Milles autres bruits s’entrechoquent, qui, ajouté aux autres, donnent à Olivia l’impression d’être secoué à l’intérieur d’une maraca géante : crépitement d’un projecteur pendant un projection en extérieur, piaillement de voix diverses à la terrasse des bistrots, accompagnés de quinte de toux, d’éclats de rire, de grognements, pépiement dans les arbres, aboiements de chiens, de gabians, vrombissements de scooter bousculant les piétons, sirènes de police, d’ambulances et de pompiers. Elle se protège mentalement en se passant en boucle les vociférations des Nitwits, ou en remplissant sa tête de grindcore, ce genre au fond de l’impasse aux violences du rock, un grand patatras de cymbales et de guitares fusillées. L’extrémisme le plus nihiliste incarné en bouillie d’horreur sonore, où tout l’espace est confortablement rembourré de bruit, sans aucun vide. Ainsi se sent elle sécurisée dans sa cellule mentale, presque apaisée. L’agonie du soleil teinte d’un rose orangé les pavés, les rampes et les structures métalliques de l’aire de jeu pour enfants, dans le sol mou duquel des revendeurs de drogues, dans leurs postures figées de chats, semblent s’enfoncer.

 

« You suffer, but why ? » (Napalm Death)

Au milieu du tintouin, par intermittence dans le reflet des vitrines, apparait une figure rabougrie, racornie, boitillante, en robe noire à pois blanc, couverte d’un blouson de cuir. Tout est si vivant, elle, elle se sent si morte, à l’orée de la rue Estelle. Au sommet des escaliers, son regard plonge, dévale la pente, est propulsé du toboggan de la rue jusqu’aux flancs de la colline de Notre-Dame-de-la-Garde, d’où la vierge à l’enfant, toisant avec condescendance les toits rougeâtres, semble prête à lui jeter son moutard doré à la figure.

 

Alors qu’un fracas de tables renversées explose dans son oreille droite, le début d’une bagarre dont elle peut également entendre le sifflement reptilien d’un cran d’arrêt, Olivia commence son hasardeuse descente. Avec une précaution infinie, elle pose la canne sur la première marche, vérifie que la férule est solidement plantée, prend appui dessus, lance enfin sa jambe molle dans le vide. Quand le pied d’une tonne semble être en bonne position, elle le laisse tomber à la rencontre de la pierre, comme une pince de machine foraine. Une fois sure qu’il y est bien planté, que la douleur dans sa hanche s’apaise, elle envoie son membre valide emmener le reste de son corps un degré plus bas. Le temps de l’opération dure une demi-heure, le temps pour la nuit de poser ses fesses sur les tuiles et l’horizon.

 

« Feeling like a knife being twisted in the hole of « how it is » (Napalm Death)

Grésillement de l’allumage automatique des globes de lumière. Les visages apparaissent, puis la prolongation de leurs enveloppes charnelles. Par groupes de deux ou trois, assis comme des gargouilles, les coudes sur les genoux et les mentons sur les mains, des gens. Pétillement de jeunesse dans les regards, peaux du soir tannées au pastis et à la fumée de joints, pantalons amples, bras maigres, jupes courtes, baragouinements fuyards, musiques grinçantes par les trous de téléphones. Sous le pont coule le Cours Lieutaud, d’où remonte des effluves de pétrole. Les vibrations des roues sur l’asphaltes font flageoler ses chevilles. Les feux de signalisation, les phares, les fenêtres, les éclairages publics ; tous brillent de l’éclat miroitant et tamisé des bumpers sous la vitre d’un flipper. Les multi-balles déferlent avec un rythme haché, s’éparpillent au croisement de la Canebière, ou partent à dans la direction opposée, en avion vers le boulevard Baille, certaines dégringolant dans le trou gobeur du boulevard Salvatore.

 

« Tambourello, je t’attends »

Un groupe de piéton hurle une chanson ringarde, parcourue de spasmes de rires. Dernière volée avant l’intersection diagonale de la rue d’Aubagne, dont le dénivelé va se perdre, juste après le fantôme gris-noir de l’église du Jésus, dans les profondeurs de l’hypercentre. Plus Olivia progresse, plus l’étaux des façades se resserre. La poisserie, la dégoulinance et les gravats d’autrefois ont laissé place à des constructions dépareillées, dans la plus pure logique communale, celle qui consiste à rapiécer la cité en accolant à des bâtiments trois fois centenaires des empilements modernes, du pseudo style international contre de l’haussmannien, de la machine à habiter soudée contre de l’art déco, donnant à l’ensemble l’impression d’un patchwork dépenaillé, fait de bouche-trous et de cache-misères superposés. Noailles à plus ou moins tenu bon, pourrissant en paix au fil des siècles, jusqu’à l’effondrement des numéros 63 et 65 de la rue d’Aubagne. Syndrome. A leur place, on a construit deux cônes, qui ressemble à des cornets de glace en pâte gaufrée.

 

De la musique d’Afrique du Nord est crachotée aux comptoirs des épiceries, devant lesquelles discutent de jeunes hommes aux airs de faunes primordiaux. Odeurs piquantes et ambrées, regards idoines. Elle arrive sur la placette où se fait le y de la rue d’Aubagne et de la rue Moustier. Au départ de l’embranchement s’élève une colonne au sommet de laquelle est placé un buste d’Homère. Hommage des phocéens au poète aveugle, perchoir à pigeons, invisible rappel à la beauté,encrouté par le goudron, fondu sous l’acide et l’indifférence. Discrètement, la rue de l’arc s’enfonce entre deux haies de plantes en pots.  A la droite d’Olivia, le coin tourne dans la rue Jean Roque.

« Ils viennent vers moi. »

Entre deux pétarades de mobylettes ou de téléviseurs, les rats circulent sans complexe. Elle repense au rat mort. Celui-là n’a pas eu de chance, car ici, c’est leur paradis. Noailles est leur quartier d’affaire, même s’ils n’ont pas besoin de commercer, disons que c’est là qu’ils chipent le plus, et si l’on considère que le vol est une forme d’activité, alors l’appellation « quartier d’affaire » se justifie. Ici, en hiver, les rongeurs ne gèlent pas à mort comme les hominidés sans-abri, ils se serrent les uns contre les autres sans à priori. Ils ne s’entassent pas dans des taudis branlants loué par des marchands de sommeil qui s’en branlent tout autant. Les tunnels des égouts sont plus solides que bien des immeubles.

Clameurs de dispute dans le restaurant sénégalais à l’entrée de la rue Jean Roque. En face, l’immeuble rafistolé où se trouve la Machine à Coudre ressemble à un blessé de guerre, à une gueule cassée renvoyée au combat, et dont la reconstruction faciale a été financée par la rancœur populaire, et son désir d’avoir l’impression de pouvoir agir. La « nouvelle » Machine parait à la fois affaiblie et renforcée. Les grandes fissures qui couraient le long de la façade sont bouchées, et une forte structure métallique, semblable à un échafaudage en acier, un appareil dentaire sorti de   « la petite boutique des horreurs »,ou un casque de Darcissac, cage servant à recoller les visages éclatés par les obus. La porte aux grands volets de bois est toujours là, si ce n’est qu’elle est fraichement repeinte des mêmes formes géométriques grises et noires.

Actionnée par le doigt d’Olivia, la sonnette tinte tel un réveil matin mécanique. Impression persistante de vouloir entrer dans un bouge clandestin. Elle sait que tout au fond du lieu, dans les loges, un signal lumineux accompagne le bruit, comme dans une planque de résistants. Le bois craque, le volet gauche se replie, un jeune homme aux cheveux en batailles et en t-shirt noir lui susurre un bonsoir, lui fait signe d’entrer. En pénétrant dans la minuscule antichambre, les sons se mettent à se superposer, à fusionner, avec une simultanéité impossible à retranscrire, sinon en accolant des colonnes de textes différents. Mais quel esprit anormal tenterait l’expérience ?

De l’autre côté de la paroi, une ambiance cotonneuse de rock provient du bar. Un disque des Nitwits. Alors qu’elle fait passer un billet de cinq euros à travers le petit passe-plat servant de guichet, elle se remémore le concert où elle les a vu pour la première fois, devant une foule de punks déchainés. A cette époque, elle fait partie de la clique des crêtes, peut encore courir, sauter, danser… Eux, ils ont l’air de quidams aux vêtements informes et anonymes. Ils évoquent des fi-fils à papa égaré dans le mauvais endroit de perdition, la faune locale étant percée, poilue, tatouée, cloutée, débraillée, braillarde, éraillée, dissipée, revendicative, insurgée, imbibée de liquides et de produits variés, et surtout prête à huer ces blancs-becs qui viennent s’installer après un groupe de la frange dure anarcho-nihiliste.

Mais quand ils commencent à jouer, à crier, à taper, à s’agiter en regardant leurs instruments avec des regards blancs, tout le monde sent qu’ils partagent la même colère que le public. Fonçant tête baissée, à fond de cale, comme participant à une course de chaise roulantes dans les couloirs d’un asile d’aliénés, avec la mort au tournant, les Nitwits jouent le tout pour le tout. Après un moment de stupeur silencieuse, les punks se libèrent, sautent partout en beuglant et s’abandonnentau chaossurprise. L’alcool coule à flot, la sueur s’évapore et retombe du plafond en pluie puante. A ce moment précis, Olivia se sent entrer en résonnance, se sent vibrer, se sent vivante. Armée d’un tabouret de bar, elle se plante devant la batterie, dodelinant de sa tête saoule pendant une reprise hystérique de Boys don’t cry. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance de Couton, qui pleupleute sur son kit comme un pic-vert. Dans son cœur, elle le devine, bat une conception haute de l‘Art.

Quelques semaines plus tard, chacun perd l’usage d’une jambe. La sclérose en plaque paralyse l’hémisphère gauche de Couthon. Il laisse tomber toute sa musique, ne sort plus, devient invisible pendant plusieurs années. Puis Ligeia, sa femme, recommence à se montrer de façon régulière, écumant comme autrefois tous les concerts. Les amis intrigués demandent des nouvelles du malade : il est très diminué, très fatigué, il ne peut plus faire le chemin. Les rares personnes qui l’aperçoivent confirment ces informations. Il a effroyablement maigri, ses joues creuses et ses yeux enfoncés dans leurs orbites donne à son visage l’aspect d’une tête de mort, son teint gris renforce son air sombre et morose. Ce yéti moderne, célèbre mais introuvable, confesse ne jamais boire, mais fumer des quantités délirantes de cannabis. Pour calmer la douleur, explique-t-il, même si en vérité, c’est une habitude qu’il a toujours eue. Olivia continue de le voir. Handicapée elle aussi, associée de souffrance, elle fait partie des rares à avoir le droit de le visiter encore. Au fil des jours, elle le voit se consumer comme une bougie, se racornir par la brulure de son système immunitaire suicidaire.

A chaque fois qu’Olivia vient chez Couthon, Ligeia se fait un plaisir de cuisiner un festin, sa passion étant de faire mijoter de bons petits plats, en faisant sans cesse des allers-retours de la cuisine au salon, pour prendre part à la discussion tout en buvant d’énormes verres de pastis. Couthon, engoncé dans un fauteuil club, se contente de verres d’eau et de cigarettes roulées dans des feuilles longues, en souvenir de ses anciennes défonces. Il ne prend plus de drogue. Comme un ancien combattant, il ressasse les souvenirs de quand il marchait avec le reste de la population valide, se montrant philosophe. Avant le mal, il a eu le temps de réaliser ses rêves de tournées, d’enregistrements, d’interview, de passage à la radio. Ça n’a jamais été la gloire, mais qu’importe, il a fait tout ça quand même. Jamais il ne critique un groupe du coin, se montrant au contraire l’indécrottable défenseur de la scène musicale locale. Pourtant, il s’exprime comme un vieillard nostalgique d’une époque qui n’a peut-être jamais existé. On parle de musique, on en écoute aussi, bien que son visage se crispe lorsqu’on en passe. Un jour, il confesse à Olivia qu’en fait cela l’horripile, prétextant une hyperacousie symptomatique, qui rend la moindre note de douloureuse à ses tympans. Quand c’est possible, il n’écoute plus que de la musique classique, à très faible volume

Et puis soudain, après des dizaines de milliers d’heures de silence, Couthon reprend les concerts, avec un ancien groupe : the French Revolution.

Elle pousse la porte battante, la musique enfle. Le chanteur des Nitwits s’égosille dans les haut-parleurs, implore, pris dans une camisole de force doublée de fil barbelé

« Par pitié, aidez-moi !

Aaaaaah ! Au secours !

S’il vous plait aidez-moi ! »

Le bar est plein de gens qui papotent, verre en main. Claire et J2P, derrière le comptoir, nettoient et servent les verres à tour de bras. En se hissant sur la pointe d’un pied, les deux mains sur le pommeau de sa canne, Olivia constate que sur la volée de marche qui mène à la scène sont perchés de multiples personnes. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a du monde pour le concert de Couthon, la mauvaise, c’est qu’elle doit se frayer un chemin dans cette purée de chair pour atteindre les loges. A grands renforts de « pardon », d’« excusez-moi », de bourrades, et de claquements de cannes avertisseurs, elle progresse tant bien que mal. La musique, de plus en plus forte, égraine les morceaux du disque.

« C’est intronchable » dit une voix dans la foule. Pauvre andouille à deux pattes, pense-t-elle.

Au prix de pénibles efforts, Olivia touche au but et à la porte des loges. Se laissant choir, elle s’accroche à la poignée, puis, se servant de l’effet de bascule provoqué par l’ouverture, en profite pour se propulser dans la pièce enfumée. L’atmosphère est empuantie d’odeurs de cendres froides, de fumée chaude,de marijuana fraiche. Un grand squelette en chemise à jabot est assis sur un banc de bois, sur lequel est posé un tricorne. Son regard noir, enfoncé dans le vide, lui confère un air de Beethoven de bal masqué.

Couthon a eu une intuition digne de Cassandre en choisissant ce pseudonyme. Georges Couthon… Révolutionnaire en chaise roulante, proche de Robespierre. Fait voter l’abolition complète des droits féodaux, se montre modéré dans la répression, ne fait couper aucune tête, sauf celle du roi. Le 9 thermidor, dans un fracas de fer et de feu, l’ami handicapé du peuple, jeté à bas de l’escalier de l’hôtel de ville, moqué alors qu’il rampe lamentablement sur le sol, finit dans le même tombereau qui mène l’Incorruptible à l’échafaud. Un exemple assez représentatif de l’esprit de masse, stupide, cruel et sans pitié. Malgré toutes les leçons moralisatrices, le sale gosse qui aime arracher les ailes des mouches refait surface à la moindre occasion. La multitude, en tant que tout, a horreur des poids-morts, surtout s’ils ont l’insolence de vouloir s’accrocher à l’existence. Quoiqu’il en soi, le personnage correspond parfaitement au musicien, profil mêlé de bienséance et d’irascibilité. Olivia lui fait un signe essoufflé, Couthon sourit.

-Ça va ? dit-elle.

Il baragouine une affirmation de convenance, puis lui propose une bière.

-Non, je ne peux toujours pas.

-J’oubliai, tu es comme moi. Je n’ai que du jus de pomme à te proposer.

-Va pour le jus de pomme.

-Remarque, parfois c’est marrant d’être toujours sobre. C’est amusant, ce moment où le regard passe du clair au saoul… Clair-obscur, devrais-je dire. C’est comme si les iris se remplissaient de brouillard.

-C’est marrant au début. On s’en lasse vite…

-Je te l’accorde, c’est désespérant en fait, ça marche mais ça ne peut pas s’empêcher de se fracasser le cerveau…  D’ailleurs, tu n’as pas eu trop de mal à venir ici, malgré les gentils vivants ?

-Les gentils vivants ?

-C’est comme ça que j’appelle nos concitoyens. Ou les santons, ou les ravis. Toujours prêts à jouer les âmes au grand cœur, mais si tu n’as pas une pancarte autour du cou pour indiquer que tu souffres d’un handicap, leur premier réflexe ne va pas être la sympathie. Ils vont surtout remarquer que tu es faible et indésirable.

-Tu parles toujours de la même façon. Je suis heureuse de te voir comme ça, tu as l’air remonté. Tu ressembles à Dorian Gray avec cette chemise.

-Plutôt à Des Esseintes… Toi tu n’as pas besoin d’aller sur Wikipedia pour comprendre, ajoute t’il avec un sourire presque haineux, en jetant un œil à la population qui les entoure.

-Il t’aura fallu du temps, mais te revoila.

Les yeux de Couthon la contemplent tristement. Au même moment arrive Thomas Payne, le guitariste britannique du trio. D’abord tapant sur l’épaule du batteur, il salue ensuite Olivia d’une bise maladroite d’anglais encore mal habitué à la coutume. Se pliant au rituel du « ça va-tu vas bien-oui ça va », il exprime son excitation de pouvoir jouer à nouveau avec Couthon. « It’ fucking great » dit-il dans sa langue maternelle. N’ayant rien d’autre à ajouter devant le sourire triste des deux boiteux, il prend vite congé.

-Puis-je te confesser quelque chose ? dit Couthon. Ici, je me sens très seul. J’ai l’impression d’être derrière une vitre.

Olivia acquiesce.

-Et puis, poursuis t’il. Je crois que j’ai fait une erreur. Bien avant de tomber malade… J’ai cru que ce serait une bonne chose de perdre mon égo, j’avais lu ça dans un livre sur le bouddhisme zen. Fou que je suis Je pensais que ça me donnerait des sortes de super-pouvoirs… Quel sale orgueil, je me suis vite rendu compte que ça ne pouvait pas fonctionner, surtout sous ces latitudes. Objectivement, personne ici n’accepterais de perdre son égo, même la larve la plus minable. C’est une question de survie, en Occident. C’est grâce à l’égo que la larve la plus minable ne se suicide pas tout de suite… Bah…

Couthon n’a pas besoin de boire pour que passe dans son regard un brouillard. Ce sont plutôt des nuages de tempête qui se mélange dans ses globes oculaires. Cherchant visiblement à arrêter son monologue, il soulève avec les mains sa cuisse invalide, et la fait passer de l’autre côté du banc pour pouvoir avoir accès à la table derrière lui. Entre deux cartons de pizzas, il attrape deux gobelets en plastiques, et la brique de jus de pomme.

-Personne n’y a encore touché, plaisante t’il en faisant sauter d’un coup de poignet la languette qui bloque le bouchon. Attends… Une seconde… Gnn…Voila. Tu restes pour le show ?

-Non, je passais juste te voir. Il y a trop de monde…

-Je comprends. L’agoraphobie. Tiens, prends ça.

Olivia saisit le verre. Elle ne sait plus trop quoi dire maintenant. Couthon, comme d’habitude, est affable, mais distant comme un oiseau sur une branche trop haute. Alors une force irrésistible lui fait lui demander ce qu’il y a de neuf.

-Pas grand-chose, réponds Couthon, le boulot, la routine… Ligeia m’a quitté.

La phrase est prononcée avec désinvolture, comme s’il s’agissait du temps qu’il fera demain. Couthon agite sa grande main pâle, qui tient encore le bouchon.

Olivia ne peut pas ne pas afficher de la surprise sur son visage, et un rictus gêné sur sa bouche. Couthon et Ligeia, plus ensemble. Ceux qu’on surnomme les inséparables, et qu’elle n’a jamais vu à part ce soir, qu’en duo. Elle était déjà présente au concert des Nitwits.

-Comment ? bredouille-t-elle.

-C’est une longue histoire, je n’ai pas envie de t’embêter avec ça.

-Tu ne m’embêtes pas.

Afin de passer sous le flot des discussions et de la musique hurlante, Couthon s’approche tout près d’Olivia, comme pour l’embrasser.

-Quand je suis tombé malade, j’ai commencé à dessécher, autant physiquement qu’intellectuellement. Note, ça aurait pu être pire, j’aurais pu être forcé par des Viêt-Congs à jouer à la roulette russe… Tu as vu le film, Voyage au bout de l’enfer ? Bon. Au début, j’ai eu comme un sursaut de créativité, mais c’était à cause du traitement, parce qu’après ma seconde poussée, il a été changé. A partir de là, je me suis ramollit. J’ai de plus en plus fumé. C’est peut-être ça, ou de la dépression, je ne sais pas, mais tout est devenu soudain pénible, et je ne parle pas juste des douleurs neuropathiques ou du symptôme d’épuisement… Maintenant, tout me parait sans intérêt. Comme j’étais de l’autre côté, que je ne pouvais plus monter sur une scène, les rares concerts auxquels j’ai assité, au lieu de me faire plaisir, m’ont frustré. On peut mettre ça sur le compte d’un orgueil mal placé, je suppose. Quoiqu’il en soit j’ai atteint un paroxysme d’amertume. Je me suis rendu compte que je n’étais pas un blasé à la recherche du toujours neuf, comme on cherche du sexe de plus en plus alambiqué. Le neuf n’est que du vieux dépoussiéré, c’est tout aussi ennuyeux. Voilà, pour faire simple, je m’ennuie ferme. La musique, je la déteste, toutes ses incarnations me paraissent en dessous du silence. « Si la musique nourrit l’amour, alors jouez » disait l’autre… Moi je ne peux plus jouer, alors l’amour est mort de faim… Ligeia a fini par en avoir marre de passer toutes ses journées avec un mort-vivant, je peux comprendre. Avant, c’était sorties, curiosité, société, et là, c’est devenu repli, solitude et dysphorie. Elle s’est mise à sortir seule, de plus en plus souvent, tous les jours. Au réveil, je la trouvais devant l’ordinateur, une pinte de pastis à la main, et ce n’était ni le premier ni le dernier. Au début, quand elle rentrait dans la nuit, sentant l’alcool à bruler, je ronchonnais comme une mère devant sa fille qui a découché sans permission, mais j’ai fini par abandonner. D’abord parce que mes remontrances ne faisaient qu’amplifier son envie de me contredire, et que je devenais violent, ensuite parce que j’ai fini par comprendre que je n’avais aucun droit de l’empêcher de faire ce qu’elle voulait. Il ne me restait plus qu’à croiser les doigts. Son regard reflétait l’écran du smartphone, et en regardant les autoportraits qu’elle faisait sans cesse, je remarquais qu’il y avait une brillance inhabituelle dans ses yeux. Et puis elle s’est absentée, un jour, deux jours, trois jours, une semaine, deux… Ce n’était pas vraiment dérangeant en fait, à cause de la sep, j’aimais le calme et la solitude, ça m’arrangeait même, va faire comprendre à un valide que sortir c’est épuisant,quand on a des boulet de cinquante kilos attachés aux membres. Une comparaison, ça ne suffit pas, il faudrait que la transplantation de cerveau existe, mais cette douleur, je ne la souhaiterais pas même à mon pire ennemi. Bref être confiné à la maison, c’était pas mal, j’étais à l’aise comme un petit vieux, avec mes petits rituels, dans mon petit royaume, à l’abri du bruit et de la fureur…

Olivia ponctue ce monologue de oh, de ah, de moue approbatrice ou non. Elle n’entend pas tout, mais remarque le ton calme, presque plat, de Couthon, qui a l’air de reciter un discours plusieurs fois tourné et retourné dans sa boite crânienne.

Puis, tout en parlant, il essaye de reboucher le jus de pomme. Mais en essayant de le revisser avec toutes les peines du monde de ses doigts maladroits, le bouchon lui échappe et roule par terre, jusque sous la table. Le visage de Couthon se décompose, il explose sans crier gare.

-Mais est-ce que c’est Dieu possible d’en chier comme ça ? Pour le moindre geste d’en chier comme ça ? Qu’est-ce que j’en ai à faire du monde, quand je n’arrive même pas à reboucher une bouteille !!! C’est l’enfer, je suis en enfer, un fantôme au milieu des vivants. Mais bordel, dit-il en levant les bras au ciel, crucifiez-moi putain, puisque je n’ai besoin que de souffrance et de larme ! Avec une balle dans la tête, au moins ça s’arrête ! Marre, marre, marre ! Merde ! Grrr !! »

Il se dresse d’un bond, mais sa jambe gauche, trop molle, lui fait tout de suite perdre l’équilibre. Plutôt que de se casser la figure, il retombe lourdement les fesses sur le banc, qui claque sous son poids, comme une gifle, et il se met à sangloter. Un grand silence se fait dans les loges, tous les dos se retournent pour regarder le batteur. Tandis que la gêne s’installe sensiblement. Couthon baisse la tête, et ne dis plus rien.

-Bon… Je vais y aller, dit Olivia.

-Oui c’est ça, vas-y, répond Couthon sans regarder.

Se redressant sur sa canne, elle quitte les lieux, où tout semble s’être figé. La porte s’ouvre devant elle, laissant la place à des facies inquiets, alerté par les éclats de voix qui ont subitement recouvert la musique. Malgré, ou à cause de la crise de Couthon, elle a beaucoup plus de facilité à traverser la salle en sens inverse, car la population entière, y compris Claire et J2P, semblent s’être pétrifié

Alors elle se retrouve de nouveau dans la rue, et en se retournant, elle se demande si elle est vraiment entrée. La porte est vermoulue, les murs spongieux, plus aucune structure ne soutient la façade, sur laquelle pends juste un écriteau municipal qui indique le danger imminent d’effondrement du bâtiment et son évacuation. La rue d’Aubagne qu’elle remonte est encombrée de gravats. Elle dévie sur le cours Lieutaud, par l’excroissance coudée de la rue Estelle, et entre dans le tunnel de la station de métro qui passe sous le cours Julien. La voici seule dans le passage vouté, avec le cliquetis de sa canne pour seule compagnie.

Du bout du couloir désert, baignant dans un éclairage verdâtre, arrive un jeune homme. Casque audiphonique énorme et antibruit, bouche béante, pouce et regard collé à son jeuélectronique. Il ne lui prête pas la moindre attention. Lorsqu’il passe à sa hauteur, perdu dans son monde de messagerie, Olivia peut entendre la rythmique de presse hydraulique qui est en train de pilonner son oreille interne. Épaule contre épaule, dos à dos… En un souffle elle se retourne, dégaine la lame de la canne épée, et en un clin d’œil fouette une figure géométrique sur le fond de culotte de son adversaire autiste. La victime continue de marcher. Au bout de quelques pas, la fenêtre qu’Olivia à découpé dans le tissu s’ouvre, dévoilant des fesses flasques et plates. Le quidam poursuit sa route, il n’a rien remarqué. Il n’a pas levé le nez, et ne sent pas encore le souffle froid du vent sur sa raie.  Olivia rit sous cape, fait coulisser la lame à l’intérieur de la canne épée avant même de l’avoir complétement sortie. En un souffle, elle aurait pu se retourner, enfoncer l’arme dans le rein de l’inconnu, jusqu’à ce qu’elle ressorte par son nombril, puis la retirer aussitôt, brillante et rouge. L’embroché s’affaisserait sur le sol comme un paquet de linge, sans cri, sans vie. Mais non. Elle a préféré blaguer, et il y a les caméras. Peut-être qu’elles ne marchent pas, mais Olivia ne sort pas assez pour pouvoir examiner l’état des infrastructures. Rien ne marche dans cette ville, cependant, elle ne peut pas se permettre d’imprudence. Pourcette fois, les agents de sécurité pourront se marrer devant leur écran. Le spectacle de la petite boiteuse qui taille un short au mec, qui se retrouve le cul à l’air sans s’en apercevoir. Ils filmeront le film avec leurs téléphones, pour le montrer à leurs amis. Peut être même que cette vidéo deviendra virale… Et disparaitra avec la nouvelle brise. Personne ne fera attention au fait que le type était dangereusement étourdi, et que n’importe qui pourrait faire pire, comme par exemple, le tuer. Olivia sait qu’on ne fait jamais le lien entre les attaques à l’arme blanche et sa canne épée.

Un scooter dans la nuit hurle comme une banshee. Olivia sort du sol, rue des trois frères Barthelemy. Elle bascule hors de l’escalator, et reprend sa marche difficile jusqu’à chez elle. Il n’est pas tard. Marseille est encore pleine de fête et de musique. A l’approche de son immeuble, le rat mort est toujours là, immobile et présent, comme le rock dans sa tête. Il existe, mais il ne bouge plus, bien qu’elle sache que tous les soirs, dans des interstices secrets, il se fasse entendre d’une poignée de solitaires. Génération après génération, comme les rats de Noailles, ils se transmettent la nourriture spirituelle dont aucun autre ne veut, en tout cas, pas sous cette forme âpre et mal peignée. Olivia ouvre la porte de l’appartement chaud. Aloyisus n’est pas encore rentré. Il sera là aux premières lueurs de l’aube, quand les bruits auront cessé, quand elle dormira. Il se glissera dans le lit, en silence, et se pelotonnera contre elle, l’enlaçant de ses musculeux avant-bras. Alors elle sera en train de rêver qu’elle marche, elle et Couthon, qu’ils marchent, qu’ils courent, qu’ils dansent. Il y aura du rock dans les rues de la ville, et ils seront heureux de prendre part à la fête, et de redécouvrir l’ivresse. Et puis elle se réveillera.

« S’il vous plait aidez-moi ! »

Articles récents

Laisser un commentaire

Me contacter

Je vous recontacterai si je veux !

Non lisible? Changez le texte. captcha txt

Warning: Undefined array key "quick_contact_gdpr_consent" in /home/clients/1e145a7d46f765c8738e0100b393cc07/130decuy/wp-content/themes/jupiter/views/footer/quick-contact.php on line 50
%d