The Twelve Irish Tenors. Partie 2. Suite et fin.

 Dans Mémoires de musicien

 

Quelques semaines après, je recevais un cd contenant des chansons supplémentaires. C’était le set que je connaissais déjà, plus quelques chansons de noël connues chez les anglo-saxons. Frosty the Snowman, Rudy the Red Nose Reindeer, le tout dans des versions jazzy à se transpercer les tympans à la chignole. Consciencieux et toxicomane, je répétais mes morceaux en rêvant au Pays-Bas, à Vermeer, à Rembrandt, à Van Gogh, à la Purple Haze, à la Jack Error et à la White Widow.

 

Le jour J, dans les premiers jours de décembre, je me rendais à la gare Saint Charles. Il était cinq heures du matin, Marseille ouvrait un œil encore collé par le sable, bien au chaud sous la couette. Sur le quai, je baillais dans le chloroforme et me pelais les miches. Un café tentait de me réchauffer l’intérieur, entre deux nuages de condensation.

 

Dans le train, le terrain me fut familier jusqu’à Paris, puis se changea en Terra Incognita, je regardais le paysage s’aplanir jusqu’à Bruxelles, mon point de rendez-vous avec la troupe. On se retrouva facilement, tous étaient des garçons et des filles anglophones, entre vingt et vingt-cinq ans, c’était moi le doyen. On monta dans un bus qui nous mena à notre première date, en Belgique, près de la frontière. La peste soit de mon esprit en morceaux, je ne me souviens plus du lieu, pas plus que du nom de la majorité de l’équipe. Les ténors et les musiciens, musiciennes étaient volubiles et extravertis, ils papotaient, pleins de l’entrain de la jeunesse, quand on est enthousiaste sur le pas de la porte du monde adulte. Je me mêlais timidement à la conversation, prenant garde à ne pas en dire trop sans savoir comment le dire. Bien que j’eusse étudié l’anglais, le parler me demandais des efforts de concentration considérables. La phrase que je voulais exprimer devait passer sur le tapis roulant de mon appareil à traduction interne, où, après un lent processus, il ressortait en britannique, généralement trop tard pour que je puisse le resservir à l’oral. D’entrée de jeu, donc, je passais pour un gars gentil, mais taiseux. J’enrageais, j’avais envie de me faire copain comme cochon avec eux, mais c’était encore plus difficile que de briser la glace avec mes compatriotes. Dire n’importe quoi de spontané, je me l’interdisais, voulant être maître de ma conversation et ne dire que des choses ingénieuses. Mieux vaut ne rien dire et passer pour un sot, que de l’ouvrir et ne laisser aucun doute là-dessus, hein ? De plus j’emportai dans ma besace « les Caractères » de la Bruyère. Je l’avais déjà lu des dizaines de fois, mais j’aimais me plonger dans ce puit de sagesse élégante. Ne pas trop se la ramener, pour le résumer de façon vulgaire, était un des axiomes de la morale du sieur Jean. Dont acte. Pauvre fou, j’aspirais à être sublime sans interruption, je n’étais qu’un dandy de carnaval, perdu dans la mauvaise ère, si jamais il y en eut une pour lui.

Qu’elles étaient mignonnes pourtant, ces jeunes personnes, elles ne demandaient qu’à fraterniser, comme des canetons malicieux. Que de honte je ressens, d’être aujourd’hui incapable de me rappeler de tous ces prénoms. Ils reviendront peut-être au fil de cet écrit.

 

Ce que je réalisais vite, c’est qu’ils n’étaient pas amateurs de gros métal. Ils étaient dans l’air du temps, étaient fan des musiques à la mode qui n’arrivaient en France qu’avec deux ou trois ans de retard. Je contemplais avec envie cette pop culture d’outre-manche qui faisait autorité chez nous. Eux, ils baignaient là-dedans avec naturel. La pop, dans le sens large du spectre, était un produit d’appellation contrôlé, aussi évident pour eux que le fromage pour nous. Par conséquent, ils badinaient avec comme avec un ballon ou une trottinette. Ici, la réalité devenait un sitcom. Ils écoutaient Mirwais et Madonna, moi Wipers et Gainsbourg. je n’étais pas dans le snobisme de dire « il ne savent pas ce qu’est la vraie musique », j’étais attristé de n’être pas aussi branché sur les tubes du moment qu’eux. Ils étaient tous beaux et belles, sans-souci, je me sentais comme un camembert, fait et croûteux. Meilleur, car différent. En réalité, j’étais juste différent. Un mois, ça allait être long.

 

On fit un arrêt dans une petite superette, afin de s’acheter de quoi grignoter. Le marchand flamand, apitoyé devant mon ostracisme linguistique, me parla en français sans rechigner. C’était la dernière fois de mon séjour que je m’exprimais dans ma langue maternelle autrement qu’au téléphone.

En parlant de téléphone, quelques jours avant mon départ, Gina m’avait fait acheter un IPhone 3. Passant de l’épais Nokia indestructible à l’invention satanique de Steve Jobs, j’avais déjà passé des heures la nuque tordue sur l’appareil, à tapoter les applications les plus stupides. Le smartphone : organe achetable, régulateur de l’esclavage. J’embrassais cela avec joie. L’avantage inouï à l’époque, c’était l’accès relativement aisé à Internet, et l’appareil photo à des années-lumière des autres téléphones. Par-dessus le marché, je venais de m’inscrire à Facebook. En un mot comme en cent, je sautais à pieds joints dans l’avilissement et le narcissisme moderne.

 

Était-ce Bruges, Gand ou Louvain où nous nous arrêtâmes ? Je n’en sais rien, trop occupé à me mettre en tenue, et à réviser mes parties de mémoire. Mon costume enfilé, je me posai la question, en regardant les objets dans chacune de mes mains : nœuds pap’ ou cravate ? Aucun des deux. De toutes façons, caché aux trois quarts derrière mon kit, on s’en fichait pas mal du batteur. Je ne risquais pas de leur voler la vedette, incrusté sur mes rails. Le premier concert démarra, et j’avoue que le flegme n’est pas quelque chose qui me caractérise. Il y avait des parties où j’étais totalement de travers, sur une reprise de Carmen, je ne sais plus quel air, ou même si c’était Carmen. En tout cas, mimer des castagnettes et des claves, pas évident les amis, je vous le garanti.

Mais le public n’en avait cure, des grosses gouttes de sueur qui perlaient sur mon front. Il n’avait d’yeux que pour le bataillon d’éphèbes sauteurs sur le devant. Pourtant, l’odieux sentiment d’être scruté dans le moindre de mes gestes me pinçait le névraxe à la moindre balourdise. Oui, j’aurais pu être désinvolte, mais je ne pouvais m’empêcher d’être sérieux à la tâche. Tel Lobo le Czarnien, quand je passe un contrat, je m’en acquitte sans retourner ma veste.

Le show s’acheva dans une grande ovation du public. Moi, j’étais trempé de transpiration. Je profite de ce passage pour signaler une chose qui sera constante pendant toute la tournée : la moyenne d’âge des spectateurs. Elle oscillait entre soixante et quatre-vingts ans. On était loin des skins de la Machine à Coudre. Si j’avais su qu’un jour, je m’exhiberais devant des foules assises, ridées, et vénérables. Le sentiment de duperie n’en était que plus fort. Les belges furent des amours, ils nous offrirent des fleurs et du chocolat. Les ténors signèrent des autographes aux vieilles dames. Une fois revenu à nos apparences originales, nous repartîmes en bus, et nous traversâmes la frontière. Maintenant c’était le royaume des Pays-Bas pour de vrai.

Le chauffeur nous déposa devant notre logement, en pleine nuit. Ginkelduin (prononcé Guine-keul-doune par les chanteurs) était un village de vacances, près d’Apeldoorn. Une forêt d’arbre longilignes, au cœur de laquelle se trouvait des bungalows que nous partagions à quatre ou cinq. On s’enfonça bagages au poing dans les bois, par un sentier boueux. Il était tard, il faisait un froid de loup, les bestioles nocturnes glougloutaient, mille bruits bizarres sortaient des buissons, la lune brillait maladivement, enroulée dans une écharpe de vapeur, la brume pointait le bout de ses griffes entre les troncs. On n’y voyait pas à cinq mètres, les globes des rares lampadaires étaient dévorés par le givre. Dans ce climat d’épouvante, je faisais jouer la sonnerie « science-fiction » du smartphone. Sa complainte à l’onde thérémine, façon Mars Attacks, était appropriée. Nous riions, pour ne pas glapir. Au bout d’une demi-heure de marche, nous gagnâmes nos bicoques.

Il faut savoir que les Pays-Bas étaient plus petits que la région Provence Alpes Côte D’Azur. Plutôt que de passer d’hôtelleries en hôtelleries, le car nous prenait à la sortie du parc, nous emmenait à la ville où se déroulait le concert, puis nous ramenait au point de départ. Nous regagnions nos casemates dans la forêt, au milieu de la nuit, des réverbères, et de nos ombres allongées. Le lendemain de notre arrivée, laneige était tombée. Tout le reste du séjour, les particules de glace ramifiées régnèrent. Ô Marseillaise, la Chaleureuse, la Douce en hiver, toi qui ne voyais des flocons qu’un jour tous les vingt ans, que tu étais loin ! Mon épiderme de méditerranéen ne connaissait pas les mêmes frimas. Ici, les températures, bien que plus basses, étaient moins cruelles que le mistral, qui s’incruste telle une ponction lombaire dans la moelle des os. Je m’habituais vite. Dès le premier matin, comme un trappeur au rabais, je repérais les alentours, rodais le long du chemin, m’enfonçant dans la forêt, ou revenant à l’entrée. Tout au bout, Le sentier s’achevait sur une clairière cernée de tiges pelées, au centre de ce cercle, noir et blanc, des vols de corbeaux parcouraient la grisaille. En plein jour, c’était la luminosité du Van Gogh des « mangeurs de patates », c’est à dire chargée de charbon, maussade, anémique, absente. Hiver au décor blême. En revenant vers le seuil du site, la neige se salissait, devenait marron à force d’être piétinée par des pieds crottés, marchant sur les étrons ensevelis sous le beau manteau blanc. Là, il y avait un bâtiment hébergeant un bar-restaurant, où je goûtais le plat national néerlandais : le sandwich au jambon. On y trouvait aussi un billard et une piscine couverte. Nous passions quelques moments de loisirs, les rares soirs où nous ne produisions pas.

 

Lors de nos déplacements, je prenais conscience de deux faits. Primo : contrairement aux provençaux, nos amis bataves n’étaient absolument pas impressionnés par la neige. Sur l’autoroute, ils conduisaient à fond la caisse, sans se soucier du blizzard et de la visibilité réduite. La force de l’habitude. Moi, sudiste, restait effaré par l’épaisseur de la purée de pois. On ne voyait pas le bord de la route. Quelles entités inconcevables s’y cachaient ? C’était « the Mist » de Stephen King. Secundo : Jacques Brel n’avait pas menti en parlant de son plat pays. Un relief écrasé, un horizon tiré d’une abscisse basse, à 360 degrés. Il suffisait d’un bâtiment, d’une église, d’un immeuble ou d’une vache, pour supprimer le lointain. Le rivage de la Mer du Nord avait des airs de bord du monde, tout dégringolait dans ses flots couleur de cachalot. Ciel gris, pays maussade, où un canard s’est pendu. C’est concevable. Seule les guirlandes et les fanfreluches rouges et blanches mettaient des couleurs de billets de banque à la grande orgie de consommation en approche, le 25. A l’époque c’était encore un béhémoth solitaire, depuis il a été rejoint par le léviathan du vendredi noir.

 

Invoquer des souvenirs en convoque d’autres. Maintenant je me remémore que l’orchestre était rachitique, il y avait une section cordes composée de trois jeunes filles, britanniques, et d’un claviériste, un sud-africain d’une cinquantaine d’années qui ne se rappelait jamais de mon prénom. Justice est faite, aujourd’hui, je ne me souviens plus du sien. Il nous racontait d’effroyables faits divers arrivés à ses amis de Johannesburg. Des braquages de véhicules au feu rouge, des agressions à la machette, des invasions de maison qui finissaient en bains de sang. Neil Tit vint faire deux ou trois dates, à la basse. Petit à petit, par essais et erreur, je fini par mémoriser parfaitement le set. Au fur et à mesure, sur scène, je gagnais la complicité des musiciens et de certains chanteurs. Un coup d’œil, un hochement de tête, dans ces instants là on était à fond, on s’amusait vraiment.

 

La régisseuse néerlandaise, une belle jeune femme à frange et au regard blasé, nous baby-sittait, surtout les ténors, en levant les yeux au ciel à chacune de leur requête où de leurs problèmes immatures. D’un sérieux inamovible, elle ne souriait jamais. Elle avait l’air branché plus underground, genre tech hardcore. Quand elle retrouvait son homme, que j’imaginais impavide, elle devait lui raconter à quel point nous étions une colonie d’andouilles en vacances. Hormis elle, nous étions accompagnés par deux ou trois techniciens taciturnes de la contrée des tulipes, je baragouinais un peu d’angliche avec eux pendant les pauses clopes. À part les oinjs, je fumais comme un pompier. Ils m’ont accepté quand je leur parlais d’un groupe du coin que je connaissais : Urban Dance Squad, du super crossover hip hop/metal des années 90. C’était un groupe connu. Leurs regards s’éclairèrent. Ces gens avaient l’air morose comme leur décor, mais il suffisait de trouver la bonne corde pour retirer leurs stores et le voir s’ensoleiller. Les dutchmen convinrent que je n’étais pas un énième gogol ignare, sur la route pour la course à l’échalote, mais un gentleman amical et ouvert sur le monde. Après, on se disait bonjour avec le sourire. Un sourire honnête, ça me suffit. Une nouvelle démonstration du pouvoir de la culture générale.

 

Après quelques dates, le calendrier nous offrit une pincée de jours de relâche. Plusieurs d’entre nous, dont moi, décidèrent de visiter Amsterdam. Leon, un des ténors et le chorégraphe de la troupe, réserva une grande chambrée dans un hôtel sur Damrak près de la gare et du quartier rouge. On est parti un matin, de la gare d’Apeldoorn. Une heure plus tard nous étions dans la ville des marins qui chantent, avec ses immeubles ivres, avachis les uns sur les autres.  Sitôt nos affaires posées, nous nous aventurâmes tête la première dans De Wallen. Le premier coffee shop qui nous parut accueillant fut investi par notre bande. Il disposait d’un billard et vendait de bonnes bières. La majorité des ténors n’étaient pas encore prêts à goûter aux ivresses du haschich, seul deux d’entre eux, un dont hélas, je ne me rappelle plus du nom, pour la peine, baptisons le Jim, Ricky, le ténor new-yorkais, et moi-même, nous jetèrent sur le comptoir des pétards. Pour une tête de beu dans mon genre, ça y était, j’étais au paradis des haschischins. Il y avait carrément un menu détaillé pour choisir ! Telle herbe écrase les méninges, telle autre droppe l’encéphale a des hauteurs stratosphériques, ainsi de suite. Ricky, Jim et moi optèrent pour des joints pré-roulés, vendus dans de petites éprouvettes transparentes. J’optais pour de la weed aux effets « High », j’ai toujours adoré le théâtre de Séraphin, comme dirait Baudelaire, et mouliner du cerveau à toute berzingues. Faisant signe aux autres qui était déjà en train d’enchaîner les bandes à l’etage, nous nous installâmes tous les trois autour d’une table, dans le fumoir. Sitôt les premières taffes de fumée ingérées, Ricky et moi étions déjà en train de glousser comme des microcéphales. Qu’est-ce qu’elle était bonne cette vapeur, pleine de goût et épaisse comme des pommes d’amour. Ouais, c’était de la bonne. On pouffait comme des débiles, mais Jim, lui, restait de marbre. Pour de bon. Il était pâle comme la pierre du même nom. Quand on s’est levé, ouahou ! mes jambes étaient gélifiées, Ricky riait, on est monté rejoindre les joueurs de snooker. Leon, manches retroussées et canne en main, nous demanda comment s’était déroulée notre expérience. On répondit en pouffant, les zygomatiques paralysés dans un rictus digne du Joker. Seul Jim restait silencieux, les mains posées sur la table de jeu, le regard tourbillonnant, pâle et en sueur, comme contemplant son intérieur avec terreur. Le chef chorégraphe lui posa une paluche sur l’épaule : « Hé mon gars, ça va ? »

« FUCK OFF !!! » explosa Jim. Pas besoin de traduire l’expression. Dans la foulée, il prit la poudre d’escampette, suivi par deux ou trois ténors soucieux. L’infortuné Jim s’était pris une grosse claque, la dose était trop forte pour un consommateur occasionnel, d’où un bad trip immédiat et intolérable. Pour sa peine, il passa le reste de la journée sur son matelas, à cuver sa gueule de beu. Ne faites pas la même chose sans la présence d’un adulte responsable, les enfants.

Il ne se passa rien de plus méchant, le soir, la plupart de l’équipe alla voir un concert deLliving Color. Je restais à tester les coffee et acheter de quoi méfu pendant toute la durée de la tournée, puis on se retrouva pour déambuler dans le district des lampes rouges. Les rues remplies de cages à prostituées. Il semblait il y avoir une géographie propre à ce business : ici, la rue des grosses, ici la rue des vieilles, la rue colorée, etc. Sur les bords des quais, il y en avait d’autres qui se montrait dans les étages supérieurs, toujours derrière des vitrines. Sous celles des plus affolantes, se créait de petits attroupements d’admirateurs, de Roméos lubriques qui n’osaient pas monter. Il y avait des créatures sublimes, mais ce côté halle aux viandes n’était pas très ragoûtant. Les ténors étaient fascinés par tous les peep-shows, les spectacles érotiques et les musées du sexe, on aurait dit des enfants lâchés dans un parc d’attractions, ayant une folle envie d’essayer tous les manèges. Un moment, on en a laissé quelques-uns essayer des cabines de voyeuristes, quand ils sont ressortis, pas vraiment conquis, le rabatteur leur a dit « attendez, le prochain spectacle, c’est avec le singe ! » On s’est enfui ventre à terre.

 

L’iPhone, ce n’était pas encore le miroir noir où tout le monde se brise les cervicales dessus, mais notre chaperon au regard malicieux (voir texte précédent), homo, avait déjà une appli pour repérer les coups vite fait à proximité. On était obligé de le suivre dans ses quêtes de quequettes sales, et de l’attendre au coin d’une rue, qu’il ait fini son affaire. C’était obscène, ça le faisait marrer de nous voir outré, mais c’était son problème. Je juge les gens sur leurs goûts, pas sur leurs mœurs. Même pas sur leurs goûts en fait. Je brosserai un portrait rapide des autres camarades gays de la troupe, plus bas dans ce texte.

Le second jour, je m’enfumais toute la journée avec les ténors, en me faufilant dans les bars à chichas, saturés d’odeur de haschich et de chaabi, molletonné dans cet univers où il n’y avait aucun mal à se fracasser le ciboulot, peinard. Le soir, on se rendit dans un pub, on a pris une absinthe, André et moi. André était le ténor norvégien. Fantasque et très marrant. Lui aussi partait en solo dans les rues, afin « d’acheter des légumes » selon ses propres termes. Je connaissais deux expressions que mon Neal Cassady de pote, norvégien lui aussi, m’avait appris. « Stour Pupe » et « Gamle Fitte », en français « Gros nibards » et « vieille pachole » respectivement. Johan, si tu lis ces lignes, sache qu’André se bidonnait, même si gamle fitte, ce n’est pas très usité.

 

On nous a servi un énorme verre à chacun. Le liquide coula sur le sucre, puis, d’un coup de briquet, le cabaretier mis le feu au pavé de glucose. Un fois quasi fondu, il éteignît l’incendie d’une nouvelle coulée. Je goûtais au breuvage, c’était délicieux, je me sentais d’une décadence de poète maudit. André et moi nous gaussions.  « Diantre, que cette boisson est raffinée », répétions-nous à l’envie à chaque gorgée du liquide sirupeux. Tel des Esseintes, nous entendions le goût de l’alcool. La thuyone jouait des notes graves de clarinette basse, une octave sous les autres spiritueux, mélancoliques et mélodieuses. Elle soufflait des soli de si à la saveur d’ioestragol. Il était 21h, nous savourions notre sophistication. À 21h15, j’allais me coucher, complètement d’équerre. André alla acheter des légumes, je rêvais que je me promenais nu dans les rues d’Amsterdam. Du moins, je pense avoir rêver. J’espère.

 

À la fin de ce cours séjour, je me rendis compte avec horreur que je n’aurais pas assez de vêtements propres pour toute la tournée. Je m’explique, j’avais des fringues pour une semaine, t-shirts, pantalons, chaussettes, slips, mais je ne savais pas comment les faire laver. Je n’osai pas demander, car j’avais peur de passer pour le cracra idiot, qui a réalisé trop tard qu’il fallait nettoyer ses habits. Ce n’est que quelques jours avant la fin du tour que je réalisai qu’il y avait un service de pressing pour nous tous, de grands vestiaires mobiles qu’il suffisait de remplir avec ses affaires utilisées. Bref, j’ai vécu un mois dans l’angoisse de sentir mauvais. Je me lavais souvent, bougeait peu, parfumait mes oripeaux, façon Louis XVI, persuadé que toute l’équipe devait se demander qui était ce sanglant français puant.

 

Dans le train pour Apeldoorn, on s’est fait alpaguer par le contrôleur. Nos billets retour n’étaient pas valables. Nous les avions pris le jour du départ, or ils n’étaient bons que 24 heures. Le vérificateur, magnanime, ne nous colla pas d’amende, mais nous fit descendre à la gare suivante, pour racheter de nouveaux tickets. Une jeune femme d’environ trente ans, qui était dans le même wagon, sorti aussi. Elle passa à notre hauteur, nous dit quelque chose en néerlandais, d’un ton aigre, puis racla sa mandibule jusqu’au menton du dos de sa main, nous envoyant sa paume vers nous, l’air de dire : « bien fait pour vos tronches ».  Peut-être avions-nous été trop bruyant et l’avions-nous dérangé pendant le trajet. Les autochtones étaient bougons, ça je l’avais déjà remarqué. À Amsterdam, ils faisaient tinter furieusement leurs sonnettes de bicyclettes, en insultant les touristes entre lesquels ils slalomaient. Côtoyer de la viande saoule et/ou défoncée au quotidien, je pouvais comprendre leur agacement. Place Notre Dame du Mont, pendant les interminables beaux-jours, ça me démange souvent de claquer des visiteurs qui se croient à la fête du slip dans mon quartier. Eux, c’est toute l’année. Les endroits cools attirent les blaireaux, mais on n’obtient pas le cool par rayonnement, en se tenant à proximité, ce n’est pas du radium. Il vient de l’intérieur de soi et se cultive. Alors les relous restent fâcheux, et gâchent la fête.

 

Ces ennuis n’empêchèrent pas mon infinie recherche de fumette et de rythme. La batterie électronique à ma disposition disposait de plein de sons rigolos, que je m’amusais souvent à bidouiller pendant les temps morts d’avant-concert. Mais je jouait quasiment en permanence. L’avantage de cet instrument, c’est qu’il suffit de claquer ses doigts sur ses cuisses, et taper des pieds pour produire des motifs. On a besoin de rien. Alors, oui, on passe pour Rain Man, mais on peut bosser beaucoup. Je n’arrêtais pas de chercher, et de me noyer dans la danse de la fée cannabis, à diluer mon ennui. Pendant ces transes secrètes (je faisais cela à l’écart) je me retrouvai sur les planches poisseuses d’un club, à fracasser de nouvelles parties avec mes amis les Nitwits et les Supertimors.

 

Après cette villégiature, j’allais me ravitailler sans complexe dans les coffee-shops locaux. Contrairement à Dam, il n’y en avait généralement qu’un par ville, et c’était une autre ambiance, crapoteuse. Il y avait des piliers de coffee, capuches rabaissées et méous entre les phalanges, un tenancier bourru, qui me regardait tous d’un air louche. Mais je pouvais toucher du super matos, sitôt rentré, sitôt servi, sitôt parti, veni, vidi, vici. C’était génial.

Aucun ténor n’a acheté de la fume, mais par contre floppée de space cakes et de champis. Il y eut deux ou trois micro drames liés à la drogue. Un mauvais trip et un vomito, pas de quoi développer un stress post traumatique. Le plus courant, c’est qu’ils se payaient des barres de rire à s’en tenir les côtes. Ça les fascinait de me voir rouler mon spliff, le carton, le mélange. Moi, le pire rouleur de la terre, avec mes cônes hélicoïdaux, j’avais l’impression de leur montrer comme préparer une bombe.

 

Pendant les voyages, on regardait des films que le chauffeur nous passait sur les télés. Mort de rire devant « Bruno » de Sasha Baron Cohen, je suis resté de glace devant « Mr and Ms Jones », avec Brad Pitt et Angelina Jolie. Tandis que je me consternais devant ce navet vomit par les entrailles les plus purulentes d’Hollywood, les plus paresseuses et les moins artistiques, cette déjection usinée et calibrée pour vider les portefeuilles du grand public, le reste de la troupe soupirais d’amour devant les aventures blettes du couple célèbre. « Ils sont si beau » s’extasiaient ils. O bonne mère… Pardonnez leur, car ils ne savent pas ce qu’ils regardent.

Quand il n’y avait pas de movies, les ténors connaissaient des petits jeux pour passer le temps. Ils étaient jeunes, mais avaient tous plusieurs années d’expérience, et connaissaient la route. Les beaux-arts, en Grande Bretagne, on pouvait s’y inscrire comme on voulait, sitôt l’équivalent du bac en poche, plein de groupes fameux sont passés par là, les Beatles, Gang of Four, Franz Ferdinand, une gigatonne. Eux aussi avaient fait ça. Ensuite, ils prenaient un agent qui leur proposait du boulot, comme celui-là. Donc, le petit jeu. On choisissait un thème, mettons les chanteurs de rock. Le premier participant donnait un nom, puis le second devait en donner un autre, commençant par l’initiale du nom de famille précédent. Un exemple, pour être plus clair : le joueur un disait « Iggy Pop », le second « Paul McCartney », le troisième « Michael Jackson », le quatrième « John Lydon » et ainsi de suite, jusqu’à ce que ça craque. C’est plus retors que ça en a l’air, et ça faisait passer un moment. On y a joué au début, puis le temps, les clans et les médisances se formant, on s’est arrêté. La contemplation du triste paysage grisâtre redevint mon occupation principale. Wipers à fond les ballons, j’écoutais Greg Sage avaler le bitume et ruminer sa vengeance.

 

La tournée prit son rythme de croisière, nous enchaînions les dates sans discontinuer. Quand nous marchions sur le parquet d’une scène j’exultais devant les salles, elles étaient parfois décorées comme d’anciens théâtre, fardés de dorures et de bas-reliefs, de cariatides, de feuillages et de velours, dans celles-ci, je me croyais dans les Enfants du Paradis. D’autres étaient plus froides et modernes, mais toutes étaient grandes. Jouer devant des personnes âgées, et alors ? Il y avait toujours au moins mille spectateurs. Les applaudissements sont l’opium de l’artiste, même en playback. Au bout de deux semaines, je jetais mes convictions par la fenêtre, tant pis si tout cela n’était qu’une ruse, je n’avais cure de l’appareillage publicitaire, de la machine à attraper du pèze, de la prod, de l’orga, du biz, j’avais signé pour être du complot. Je mis tous mes nerfs de punk dans mon interprétation.

Le manège était toujours le même, arrivée, rapide balance, puis quartier libre. Les ténors faisaient du fitness devant une vidéo, les filles et moi, on s’éparpillait dans les rues, chacun de notre côté. J’essuyais mon spleen le long des immeubles, étudiant les lieux, regardant de loin les gens en bonnets et écharpes bariolés déambuler au milieu des décorations de noël, puis je raccompagnai ma solitude à la salle, buvait un café, enfilais mon costume, roulait mon pauvre joint dans les loges, avant de regarder les grosses volutes blanches se dissoudre dans le froid, qui laissait un arôme métallique sur mes lèvres.

 

Parfois, filles et garçons, on se faisait des soirées longs métrages. Une des cabanes avait un lecteur dvd. Des films d’horreur, obligé, vu là où on se trouvait, dans la cabine au fond des bois. « The Children », ça a bien fonctionné. Ça se déroulait dans le même décor que le nôtre, des baraques paumées sous la neige, et en plus, il y avait des gamins infectés et tueurs d’adultes. Déjà que les minots, ça m’angoisse… Personne n’était fier quand il fallut rejoindre nos pénates enténébrés. Une bonne série B. Par contre, pour « Paranormal Activty », même les plus flipettes se sont endormies. J’ai tenu le coup, j’ai pu savourer le paroxysme de terreur du film : à un moment donné, il y a une porte qui s’entrouvre, et elle grince. C’est angoissant. Ils auraient pu l’huiler. Autant j’avais marché avec « Blair Witch Project » (et l’authentique found footage primordial degueulito « Cannibal Holocaust ») ben là non. Un gros gros nanar.

 

 

Les cabines téléphoniques existaient encore de par le monde, Il y en avait une qui résistait aux assauts du temps et de la neige devant l’entrée de Ginkelduin. J’appelais souvent Gina. Sa voix me rappelait à quel point j’étais loin de chez moi, mais elle plantait des harpons dans mon cœur. Je n’avais plus qu’à remonter la corde pour me retrouver au chaud, dans notre histoire télépathique. Je prenais les merles en photo, l’empreinte de leurs pattes dans la blancheur molle. Aux autres, je disais que j’étais un homme marié, alors que ça n’arriverait pas avant des années.

 

Les sâdhus de l’Inde fument d’énormes joints de cannabis pour se mutiler la libido, certains vont jusqu’à se nouer le phallus, je confirme que cela marche, les joints, hein ? Les nœuds coulants, je n’ai jamais tenté. Sous l’empire du tétrahydrocannabinol, les nanas et les mecs ca ne me faisait ni chaud ni froid. Déjà qu’a l’ordinaire j’étais indifférent aux turpitudes, alors là… Je fumais des quantités considérables, au lever, au coucher, avant de m’installer sur le tabouret, après, en mangeant, en faisant la vaisselle (pendant des heures), en errant dans la forêt, en lisant mon la Bruyère. Le phénomène de réflexion marchait à toute allure, et je macérais des monceaux d’idées pour mon roman. Qu’est-ce qu’elles étaient bonnes, ces weeds. Ces plaines plates ressemblaient à l’enfer, mais sous dope, c’était les champs élyséens.

 

C’est étrange, j’avais beau être un afficionado de culture américaine et britannique, ce long séjour loin de ma langue me faisait ressentir le besoin pressant de m’exprimer en français. Alors, souvent, sur le parvis d’une salle, en costard, par moins quinze degrés, un cône de la taille d’un tuyau en pvc entre les doigts, je fredonnais les paroles des « amours perdues »  de « l’alcool »  et de « no no thanks no », en memélangeant un peu les pinceaux.

 

« no no thaks no

je n’fume qu’la marie jeanne

no no thanks no

c’est une affaire de goût »

 

Vous apprécierez l’ironie du texte. Quand Gainsbourg chante en anglais, ça reste du français. Ses versions britonnes de certaines de ses chansons, sont un exemple rigolard de son dédain pour maîtriser la langue de Robbie Williams.

 

J’évitais de trop me mêler. Être aimable quand on m’adressais la parole, ok, mais je me voyais mal partager ma passion pour GG Allin, je sentais que cela ferait tâche. Je pense que c’est une réincarnation du Christ, je m’expliquerai peut-être ailleurs. Comme je ne parlais pas beaucoup, Durant les trajets, j’écoutais beaucoup de musique. J’avais les bandes de « Some Kind Of… », on venait de l’enregistrer, ça passait en boucle. Comme un grand nombre de musiciens, je trouvais ludique et fascinant le résultat de nos heures de travail, je me contemplais de l’extérieur, et là c’était mérité, j’avais agi pour modeler quelque chose des limbes, et plus simplement, héhé c’est moi qui jouais là, gueuh !

Un jour, Bobblehead s’assit à côté de moi dans le bus. Il me demanda ce que j’écoutais, c’était Supertimor, je lui passais un écouteur. « Hey, ça me fait penser à Neurosis ! » me dit-il. Plutôt sympa la comparaison. Et la dernière chose à laquelle je m’attendais, c’est qu’un ténor connaisse Neurosis. Pauvre Bobblehead (Figurine à Tête branlante), il avait mon âge, donc était plus vieux que les autres, petit, grosses lunettes, les cheveux formant un nid autour de sa calvitie. Les autres le chambraient en douce. N’empêche que c’était le seul qui savait vraiment chanter l’opéra, d’ailleurs il était live quand il interprétait « Nessun Dorma » et « Funiculi Funicula ». On le sortait pour les moments de bravoure que lui seul pouvait exécuter. Triste monde factice, ou l’apparence primaient, une fois passé, on remettait les jolis devant. Il s’étonnait agréablement de m’entendre siffloter l’air de « la Donna e Mobile » de temps en temps, et me faisait remarquer que pas tout le monde connaissait cela. Comme moi, il devait se sentir bien seul dans sa génération. La jeunesse rose avait la cruauté de son innocence, et ne se rendait pas compte qu’elle était entourée de fleurs moins séduisantes, mais aux racines plus profondes. Ô, je suis sûr qu’en creusant, j’aurais trouvé des pépites en eux tous, mais je ne disposais pas d’une pioche linguistique assez robuste pour cela.

Le groupe pouvait être persifleur, pourtant les gars et les filles étaient toujours plein de bonnes intentions envers moi, ils sentaient que je voulais échanger avec eux, que nous avions sûrement des centres d’intérêt communs. Simon, qui cherchait sans cesse un nom de scène pour sa carrière d’après, avait réussi à comprendre que comme lui, j’aimais la drum’n bass. II n’en était que plus jovial avec moi, et compatissait à mes difficultés à parler un anglais fluide. Mon Dieu, je devais puer, et ils étaient quand même gentils envers ma personne.

 

Chaque semaine, on nous donnait du liquide, afin de nous acheter les produits de première nécessité, plats préparés, biscuits, grignotes diverse, souvenirs, et dans mon cas, pochons de ganja. Les discussions gastronomiques entre british et ricains se limitaient à comparer les différentes chaines de fast-food qu’ils connaissait. C’était du genre « Je préfère manger à Taco Bell, j’en connais un à Brooklyn qui est fameux » etc, etc. Jamais il n’était question d’ingrédients, de recettes, de cuisine. Quant au pays qui nous accueillait, ce n’était pas non plus la joie niveau boufftance. Je me souviens d’un matin, où j’ai failli fondre en sanglots devant un croissant frais du cru, tout rassis, sec et amer. O qu’elle était loin ma Normandie, et ma Bretagne, pleines de bon beurre, ou n’importe quelle boulangerie de chez moi avec ses brioches dorées, son pain réconfortant. C’est vrai que dans le royaume des francs, on aime se mettre des saveurs dans la bouche, quitte à croquer un oignon. C’est notre blues à nous. Ça nous fait oublier que nous sommes des exploités. J’étais loin d’être un gourmet, mais je savais quand même me faire cuire un œuf, un détail qui aurait fait pâlir d’admiration Dee Dee Ramone. En tout cas, là, je ne pouvais pas le nier, j’étais une authentique grenouille, sacrebleu. Donc, un jour, armé de mon petit pécule hebdomadaire, je suis allé acheter des steaks hachés, des coquillettes, du bouillon Kub et de la sauce bolognaise. Le soir, j’ai préparé tout ça aux habitants de notre chalet. Ils s’en délectèrent.

 

« Oh, Vinzo, ça se goûte que tu es français, c’est délicieux ! » s’enthousiasmèrent-ils en chœur. Je riais sous cape. C’était le plat le plus basique qu’un célibataire manchot de l’hexagone pouvait cuisiner, pas de quoi fouetter un Paul Bocuse, et auprès de mes amis d’outre Gaule, je passais presque pour un chef étoilé. Passer pour un cliché, pour une fois, fut agréable à mon patriotisme. Vive la bouffe. Vive la France.

 

En général, après chaque représentation, on allait boire un verre dans le bar ouvert au public. Les ténors, je l’ai déjà mentionné, ne se faisait pas prier pour signer des autographes. Être aimable avec les spectateurs était un atout pour fidéliser les clients. Nous les musiciens passions inaperçus, et tandis que les douze rencontraient leurs nombreux admirateurs, nous avalions nos verres tranquillous.

 

Hors une fois, un trio d’auditeurs m’invita à leur table à grand renfort de gestes. Je les rejoins, avec un sourire intrigué et un coca. Un monsieur me demanda si j’étais le batteur, à ma confirmation, il me dit que je jouais bien. Mon cerveau transpirait, on me regardait donc ! Je ne révélais pas le pot aux rose, mais j’étais soulagé d’avoir suffisamment bossé mes parties pour qu’on ne remarque pas l’escroquerie. À mon accent, il me demanda si j’étais français. J’opinais. Il me dit qu’eux étaient écossais, et qu’avec nous, les frenchies, nous avions formé l’Auld Alliance, un des plus anciens pactes de l’Europe. Lors la bataille de Baugé en 1421, nous avions ensemble bottés des fesses anglaises.

Bredouillant comme une oie blanche plumée, je lui répondis que je ne savais pas cela. En prière, je demandais pardon à mon Grand-père de ne pas avoir retenu cette info qu’il m’avait surement donnée, lui qui adorait me raconter ce genre de fait historique. Quand à mon interlocuteur, j’aurais voulu être plus loquace, lui dire quelque chose du genre « Alors rien que pour cela, soyons frères, ami calédonien, et trinquons ! »  Mais comme je l’ai déjà fait remarquer, les fulgurances jaillissent rarement de moi. La peste soit de mon liquide de transmission altéré.

 

Les saveurs phocéennes me manquaient. Après un autre show, voilà t’il pas que derrière le comptoir du bar, j’avisai une bouteille de Pernod, cachée parmi les flasques. Instantanément me vint l’envie d’un jaune bien pâteux. Je pointais la fiole au serveur, qui erra un moment avant de la trouver. « Là ! Là ! Celle Là ! » Il finit par la repérer, extirpa le litre poussiéreux et contempla l’étiquette avec perplexité. La boisson était exotique. Notre homme invectiva son chef, il était facile de traduire son néerlandais, même sans en connaître un mot. « Comment ça se sert ce truc ? » Le boss lui expliqua, en indiquant des quantités avec ses doigts. Ok. Le bonhomme me sert un verre à whisky rempli à moitié de pastis, avec une bouteille d’eau. Je ramenais ma précieuse trouvaille à une table que nous occupions, vantais les délices de ce liquide merveilleux, aux teintes de soleil, de cigales et de parties de pétanque, puis versais une généreuse rasade de flotte dans le verre, impatient d’avaler la chose lointaine, maintenant pourtant si près. Glou.

Je recrachais immédiatement le fly, en éclaboussant partout, sous les airs effarés des autres. L’ignorant serveur m’avait donné une bouteille d’eau gazeuse, et l’eau gazeuse, dans le pastaga, ça le rend juste imbuvable. Occasion manquée. Bonheur reporté. J’étais fané. La déception, ça piétine.

 

 

 

J’avais dit que je reviendrai sur l’homosexualité. Dans la troupe, on rencontrait toutes les nuances de gay, tous étaient bien définis. Faut-il ajouter que personne n’était lourd à propos ce sujet ? En 2023, à l’heure où j’écris ceci, vieillissant, tout cassé, j’ai l’impression de vivre avec un peuple de censeurs, plutôt qu’un peuple de censurés. Peut-être ais-je eu la chance de souvent côtoyer des gens intelligents et civilisés, qui était simplement eux-mêmes. Bref.

Celui venu de Californie, nommons le Johnny, était le plus précieux, John Wateresque dans son attitude, celui de Newcastle était d’une rectitude de lord, c’était celui qui avait perdu pied lors de notre premier joint à Amsterdam, et que nous avons baptisé Jim. Le troisième, je crois que c’était Adam, était mon voisin de chambrée, un gars bourru, fan de vieilles péloches, on s’est fait House On Haunted Hill. Quand il a compris que je savais qui était Bill Bailey, je suis passé du statut de stupide grenouille à celui de bouffeur de baguette pas irrécupérable. Il buvait perpétuellement sa bouteille de vin personnelle. Au contact du liquide, il faisait claquer sa langue avec des accords de délectation. Par curiosité, je jetai un coup d’œil à l’étiquette. Était inscrit dessus : Vin de pays de l’Aude. Exactement le type de rouge qu’on vous offre quand vous commandez deux pizzas par téléphone. Pas vraiment du nectar. Nous débattîmes, je lui affirmais qu’il y avait de bien meilleurs domaines. Il n’en démordait pas, pour lui, ce pinard était parfait. Ma résolution fut faite. Par chance, il y avait une cave à vin, non loin. Les néerlandais et nous sommes des francs, n’oublions pas. Je dépensais mes économies dans l’achat d’une bouteille de saint Émilion. De retour à notre villa sylvestre, je lui fis goûter.

 

« Mouais… Mouais… Bof… » dit-il avec une moue insatisfaite.

 

Devant sa cuistrerie, j’avais soudain envie de lui faire la guerre pendant cent ans. Quel dommage, bien que nous fussions pareil, aimions les mêmes choses, nous restions différents. Paradoxaux. Bon an, mal an notre cohabitation ne connut pas de tensions, juste une légère distance.

 

Un après-midi, j’allais dans la chambre piquer un roupillon. Mon lit était le premier, sitot passé la porte, je me tenais allongé en chien de fusil face à elle. Au bout d’un quart d’heure, Adam débarqua. Je fermais les yeux, faisant mine de dormir. Je n’avais pas envie de causer. Je l’entendis s’installer sur sa couche, allumer son ordinateur portable. Bon. Au bout de cinq minutes, j’ouïs des gémissements grésiller d’une vidéo. Des gémissements males. Uniquement des gémissements males. Diantre. Et deux minutes plus tard, de bruits de chair flasque claquer à un tempo soutenu. Des bruits venant du lit derrière moi. Gasp ! Adam, qui avait dû penser que je sommeillais vraiment, se laissait aller à une petite pignole désinvolte. Je me suis dit « Vinzo, serre les dents, serre les fesses, ne bouge pas, de toute manières, ça ne va pas durer mille ans. Et en effet, il termina rapidement son affaire, éteint son ordi, se mit sous les draps, et s’endormi. Je fini aussi par m’assoupir. On se réveilla en même temps. Au moment où l’on aller sortir, Adam me regarda dans les yeux, avec sérieux.

 

« Tu n’as rien remarqué de suspect pendant que tu dormais ? »

 

« Euh, ben non. »

 

« Parfait » Et il sortit.

 

Eh Ho, je n’allais quand même pas lui mettre la honte. Une sègue, certes, c’était glauque, mais il n’y avait pas matière à conflit. Il ne savait pas que j’étais en état de veille à cet instant. Il n’a fait ça qu’une fois. Moi, j’étais plus poli, je me branlais dans les WC.

 

Nous eûmes de nouveau quartier libre pendant trois jours, cette fois nous partîmes tous pour la capitale. On réserva le même logement, et on retourna dans le district écarlate.

 

On décida de manger dans un restaurant chinois. En s’asseyant, Adam se piqua le derrière avec un millimètre d’osier qui dépassait de sa chaise. Il fit un scandale à la patronne. « Aie ! Mais Aïe ! disait-il, vous ne voyez pas que Aïe ? » il se comportait comme un tel goujat, que nous, ses acolytes, étions vert d’embarras devant son impolitesse. Les partis se renforcèrent, mais le séjour ne se prolongea pas assez pour que les fissures éclatent. Puis on retourna trainer le long des canaux. Des types nous alpaguait en sifflant « coke ? Ecsta ? Speed ? » sur chaque pont. Le gros de ma bande n’était jamais rassasié de regarder la devanture de tous les sex-shops et des peep-shows, de s’arrêter devant pendant une plombe, à se demander s’ils allaient rentrer au pas. Ricky et moi, las de ce circuit touristique, nous partîmes devant, histoire de voir autre chose,

 

« T’en penses quoi de tout ça ? » me dit-il.

Je lui répondis par la dernière phrase d’« Autant  en emporte le vent » : « Franchement mon cher, je m’en fiche complètement »

Il était ravi de ne pas être le seul à s’ennuyer du marché de la charcuterie vivante. « Toi aussi ça te saoule ? » « Ouep. »

Et par mes oreilles stupéfaites, Ricky me donna le discours, que je pensais obsolète, de l’amitié franco-américaine, de Lafayette étant venu prêter main forte aux insurgés des treize colonies. Les américains sont pleins de défauts, comme nous, on n’a pas de quoi se vanter, mais ils ont la reconnaissance tenace, et c’est quelque chose qui me plait. En tout cas Ricky l’avait. Les gens sont des cas particuliers, non pas des généralités, c’est la vie.

À partir de ce jour, il m’appella « buddy », j’étais heureux d’être un bon pote. J’ai toujours eu plus d’affinités avec les états-uniens. Peut-être parce que je suis d’une génération biberonnée par leur pop culture, mais aussi parce que j’aime bien quand Albion se fait botter les fesses au nom de la liberté. Désolé, c’est primaire et béhavioriste. Mais qui donne une crotte à ça de toute façon ?

 

Avec les deux violonistes, nous sommes allés au musée Van Gogh, en tramway. Évidemment, j’étais chargé comme une mule en y allant, ce qui se révéla être une excellente idée. Le musée étant immense, et comprenait quasiment tout de Vincent. Je compris enfin que les peintres peignaient la lumière. Sa lumière changeait tout au long de son parcours autodidacte, des terrils noirs de suie de Belgique, au ciel cosmique de Provence. Mais les corbeaux du Brabant-Septentrional l’avaient suivi. Avec mes yeux embrumés, les toiles s’animaient, je voyais comment, par chirurgie de l’âme, il avait transplanté l’ukiyo-e sur ses copies, puis sur ses pinceaux. Tout son travail était fait d’admiration et de pratique, une quête insensée de l’extatique. Avec émotion je traduisais pour mes accompagnatrices les lettres qu’il avait écrite à son frère. Pauvre Vincent, tu étais trop pur pour nous, masse viciée, masse méchante. A la sortie de la visite, j’avais envie de m’immoler, de courir, et de répandre ces flammes sur la terre. Je n’avais pas encore lu le Suicidé de la Société, d’Artaud, mais j’avais compris une chose : pour les artistes qui ne veulent pas se compromettre, et poursuivent contre vents et marées, c’est le cadavre qui connaît la célébrité. Quant à la musique, rien de moins immortel, en vérité elle dure à peine plus longtemps qu’une vie d’homme.

 

Cett seconde escapade me trouvait habitué, j’avais mes adresses. Arriver dans un coffee, et se déboîter, au moment où on passe Revolver des Beatles, moment cossu.  Le matin, j’observais les coulisses du quartier. Les locaux profitaient de l’absence des touristes pour faire leurs courses, etc. Ambiance de petit village. C’était comique de voir le petit vieux saluer en passant les proprios d’un porno show en train de nettoyer leur devanture. Les dernières travailleuses du sexe se rhabillaient, le filtre de leurs cigarettes se cerclaient de l’anneau rouge coulant des commissures de leurs lèvres. Avant de reprendre le train pour Apeldoorn, je rencontrais deux touristes français au Green Grasshopper. J’avais tellement envie de parler sans avoir à réfléchir à toute mes tournures de phrases, que je leur ai demandé à pouvoir discuter un brin avec eux. J’ai dû leur raconter toute ma vie, et pendant vingt minutes, grâce à deux inconnus, j’ai oublié mon isolement.

Une semaine avant noël, on a organisé un « « secret christmas » comme on dit, au pays des chevaliers qui disent « Ni! ». Chacun piochait un papier dans un chapeau, sur le papier était écrit le nom de la personne à qui on devait offrir un cadeau. On ne pouvait donc savoir qui allait nous faire un présent, ni quel allait être celui-ci. J’ai tiré le nom de Jim, le ténor avec qui j’avais fumé mon premier Marley de la tournée. Je profitai du second voyage à Amsterdam pour acheter une babiole imbécile, cela ne manquait point. En hommage à cette expérience difficile qu’il avait vécu, je jetai mon dévolu sur un gadget, consistant en une main fermée articulée, relié par un tube à une poire. En faisant pression sur la poire, l’air actionnait le majeur, qui se levait en un glorieux doigt d’honneur. Une machine à faire « FUCK OFF ! » à distance, en quelque sorte. Jim apprécia ce don incongru, en riant bien fort.

Pour ma part, je recevais d’Adam une belle boîte en fer blanc sur laquelle était inscrit « Amsterdam » en belles lettres. Un cadeau de bon goût et pratique. J’y ai entassé feuilles longues, têtes et teuteu durant de longues année. Merci Adam, c’est apprécié.

 

Le trente décembre, la veille du départ, c’était mon anniversaire. Les gros trois-zéros, comme disait mes compagnons d’aventure. Et oui, j’allais avoir trente ans. Je jubilais d’être pour une fois le héros de la journée, mais il s’avérât que c’était également celui du chauffeur de bus. Il fallut donc partager la gloire. Mais ce n’était pas trop grave, il était super cool ce chauffeur.

Le soir, je réalisai avec effroi qu’il me restait encore plein de weed. Je ne pensais pas dire ça un jour, mais j’avais trop de matos. Et je ne voulais pas tenter ma chance, trop souvent absente. Je sentais le contrôle à la frontière. Je recrutais quelques braves, enclins à festoyer en ces ultimes moments avant le retour à la vie civile, et les enjoignaient à m’aider à tout fumer avant le lendemain 6h. On se mit à la tâche sérieusement. Quand l’aube vint, j’avais des fourmis dans tout le corps, et mon moi semblait se tenir à quelques centimètres hors de mon corps, hâve et cerné. Ça faisait un mal étrange, une surdose de calme qui me piquait les yeux. On est monté dans le bus, on a passé la frontière comme des fleurs, et on s’est fait nos adieux à la gare de Bruxelles. Détail choupinet, le vendeur de billets, à Marseille, m’avait assuré que je pourrais récupérer mon ticket retour à une machine. En réalité, que nenni. Ce fut la course ventre à terre dans le métro bruxellois, pour rejoindre une agence Sncf qui me remit un billet en bonne et due forme, avant de repartir dans l’autre sens, dans le train, le tout fusillé d’un surplus de thc dans le système. Cadence exécrable de la vie. Mais j’avais pu admirer du coin de l’œil les fresques murales en l’honneur de la bédé d’outre-Quiévrain : Tintin, Spirou, Gaston, les Schtroumpfs, le Scrameustache. Plein de ces jolies images de la ville sans rivière, répandu dans mon siège, j’étais content de rentrer.

 

Arrivé le soir, Gina et Toro m’extirpèrent du wagon. Après les embrassades fougueuses avec ma blonde, elle m’affubla de ma veste de la RAF, de lunettes jaunes et d’un bandeau de Kamikaze. On est parti fêter le jour de l’an avec Goupil et ses potes. Armés de tonnes de nouvelles fraîches à échanger. J’ai fumé comme un cochon. Fin du tour. J’ai gardé le contact avec certain de la bande sur FB, mais après ma crise mystique de l’ego, en 2010, j’ai tout éffacé.

Au sortir de ce contrat, le seul chose qui sorti de ma prestation, c’est que je fumais grave. On me fit miroiter une seconde tournée, en Turquie, mais il n’y eu jamais de suite. Je m’en fichais. Je voulais retourner pour toujours dans l’indépendant. Comme Aldous Huxley sous lsd, j’avais découvert les rivages d’un nouveau continent, mais je ne fis que caboter le long de ses rives. Elles ne me présageaient rien de bon quant à l’intérieur des terres. Elles avaient la verdoyance du dollar, mais il fallait abandonner ses principes, ses gouts, ses projets, pendant des décennies, pour peut-être, voir jamais, concrétiser ce qu’on avait toujours voulu créer, avoir carte blanche. Je ne voulais pas être un soldat de fortune se donnant au plus offrant. Pas encore tout à fait guéri du mercantilisme qui fait croire qu’on mérite de gagner de quoi se nourrir si on fait de l’art acceptable, je commençais à me reconnaitre, j’étais un rebelle avec une cause : celle où on en fait qu’à sa tête. A vrai dire, je me sentais trop bête ou trop intelligent pour le commercial. Quant à mes amis de Marseille, je savais qu’ils avaient déjà suivi la lumière et qu’ils planaient bien haut au-dessus de ce dilemme. Nous on était proche de Flipper, du Captain Beefheart, de tous les weirdos trop à l’avant-garde pour faire une guerre de toute façon insensée. Arrêter de se battre, c’est déjà inconcevable pour beaucoup qui n’ont aucun pouvoir, désastreux pour les affaires chez une poignée exerçant sa puissance depuis la coursive. La directive face au veau d’or, le dieu de l’idolâtrie matérialiste : pas de compromis, et ne pas s’aigrir. C’est le signe que le cancer vitulin vous ronge ;

Marseille était l’endroit idéal, une déchèterie ou se déversait depuis des millénaires tous les rebus culturel, mélangés et en vrac, zouk rap rock punk Hinrj goth dark wave nex wave no wave jazz free country rock fm hard fm grindcore deathcore skatecore downtempo rai tek dance euro dance lounge electro folk chaabi pop blues menuet fandango fanfare chorale variété segué samba cumbia trap heavy black metal biguine gospel calypso salsa noise concrete shoegaze dodecaphonique ragga dub ska doom soul northern soul rythm and blues r’n b rocksteady provençau tzigane klezmer manouche flamenco j-pop k-pop c-pop mandopop visual kei gabber indus j-core dubstep jungle grime drum n bass sludge breakbeat sacré, et les habitants suçotaient tout cela comme des poissons rouges remontant à la surface de l’aquarium pour gober les miettes pleines de protéines et d’acides aminés. je devais passer aux choses sérieuses pour mes groupes, pour mes copains.

 

(A suivre)

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