Tournée en Chine des Nitwits. Avant-propos.

 Dans Mémoires de musicien

Ritchie avait toujours tout fait pour le groupe. Si nous composions ensemble, et que tout le monde mettait la main à la pâte pendant les phases d’enregistrement, en particulier Juan, c’est lui seul qui s’occupait de chercher des dates. Tâche ingrate, tâche à plein temps, tâche pour une personne qui ne se serait occupé que de cela, un manager, ou un tourneur. Je vous ai déjà entretenu de cette corvée.

Non content de se faire de la corne aux phalangettes, de se couper la pulpe sur les cordes, de ronger ses médiators, de jouer au paroxysme de la vitesse, de délier ses tendons comme on bat des liens pour les assouplir, de supporter le corps de bois de plusieurs kilos retenu par son dos, d’écouter des heures de musique afin d’ouvrir ses oreilles sur de nouvelles techniques, de rechercher le long du manche comment les reproduire, de passer des heures à suer dans le local vétuste, à se rendre sourd avec nous, mais aussi à apprendre comment se servir d’un table de mixage, de micros, de logiciels, de cartes sons, le tout en partant de zéro, de changer mille fois la position des capteurs, des amplis, d’essayer, de manquer, de réussir à comprendre, à tâtons, le fonctionnement des ondes, invisibles mais physiquement présente, de brancher, de débrancher des kilomètres de lacets de jacks et de xlrs, de passer des moments d’enregistrements sans faire de bruit, en attendant que la prise soit bonne, il fallait aussi qu’il appelle, qu’il écrive, qu’il rencontre, les personnes susceptibles de nous proposer une date, se présenter, s’entendre avec des individus souvent indifférents à force de communiquer avec des légions de musiciens persuadés d’avoir inventé le fil à couper l’eau chaude, sortir, non pas pour se gnasquer, mais pour rencontrer, nouer, tisser un réseau de connaissances, d’orchestres, échanger des plans, dans le style « si tu me fais jouer ici, je te fais jouer là », créer une association en préfecture pour donner un statut légal à l’organisation des concerts, de supporter des contingents d’orgueilleux, de vantards, de foireux, de fous, de minables et de cuistres, d’écouter leur travail laid, de composer avec pour espérer qu’il tendent l’oreille et comprenne notre musique sans avoir besoin d’un mode d’emploi.  Heureusement, il y a toujours de véritables aiguilles d’or, cachées dans ces bottes de foins.

 

Ritchie était doué. Intelligent, sociable et rusé, il s’en sortait bien. Mais il n’avait pas trente-six bras, et nous, les trois autres, attendions en nous tournant les pouces. On jouait au rami dans la cale, et on remontait sur le pont quand le capitaine avait besoin de nous. Sauf que nous étions des frères de la côte. Chez les pirates, il n’y avait pas vraiment de chef, c’est celui le plus adapté à la problématique qui s’y collait. Là, on confiait tout à Ritchie, ce qui, non seulement, n’était pas sympa, mais aussi, rétrécisseur de bonnes occases. Notre foulée était réduite. C’est sur la pointe des pieds que nous avancions sur la voie pour vivre de notre musique. J’entendais Ritchie quand il nous demandait de faire des efforts dans cette partie-là, la pêche aux plans. Et j’avais honte. J’avais peur. Je ne savais pas comment m’y prendre, ca m’arrangeait qu’on s’y colle à ma place. Mais, au fond de mon être, j’avais vraiment l’espoir qu’on signe, alors il fallait que je me bouge, ne serait-ce que pour pouvoir affronter mon reflet dans une glace. Eh quoi ? Je n’en ramais pas une, je passais de boulot minuscule en boulot minuscule, sans m’en faire réellement. Que voulais-je devenir ? Une grosse bouchasse de bistrot ? Tout dans la bouche, rien dans les muscles ? Ça me malaxait, d’attendre que ça se décoince, et qu’on me donne plein d’argent pour ne faire que ce que j’aimais. Je m’y mis donc petit à petit, par culpabilité, et parce que j’aimais vraiment Nitwits, et Ritchie. À mes yeux, c’était un vrai artiste, le décevoir était trop douloureux. Je ne suis pas sûr d’avoir été complètement à sa hauteur.

Je combattais mon asociabilité, en fait ma fainéantise, pour faire avancer le schmilblick. Trouver des dates, j’y parvenais, mais beaucoup plus rarement que le guitariste aux doigts d’ hydriade. J’envoyais des disques aux fanzines et magazines, pour attendre des mois quatre lignes d’entrefilets parfois dithyrambiques, souvent apathiques. Alors, je cherchais une alternative, je me dis que trouver un label serait une belle idée. Au commencement, j’envoyais des lettres manuscrites et des cds, mais grâce à Internet, qui mettait les conversations à portée de souris, et les efforts sous le tapis, il devenait fort facile pour le flemmard que j’étais, d’inonder la France, puis le monde, de nos productions. En toute honnêteté, nous offrions un album déjà tout enregistré, il n’y avait plus qu’à le distribuer. Gagnant-Gagnant.

Mais cela restait profondément emmerdant, il fallait monter un dossier, vendre, beurk, le disque en le présentant comme une merveille, tout en gardant l’humilité de l’amateur. « Salut, on est un petit groupe, on fait de la musique, si cela vous plaît, signez-nous ». Je détestais devoir faire des sophismes, vanter les mérites de notre formation comme un paquet de lessive, où en remplissant des pages de commentaires élogieux. Des fois, j’en inventais « le meilleurs groupe de hard rock depuis testament » (Jean Paul 2 ) « Une révolution musicale » (Muhammad Kastro) « une tyrannie sonore » (Fidel Cadafi). Personne ne faisait gaffe.

Et puis je redoutais cette envie perpétuelle de nouveauté que cherchait les experts du son. Comme si la culture c’était comme un yaourt, avec une date de péremption. Cette recherche de frais, je trouvais cela pédophile, et de toutes manières, j’avais un don pour tomber toujours au mauvais moment. Le type x, écoutait le disque le jour où sa copine le larguait, et où il apprenait qu’il avait un cancer de l’anus. Je connaissais ça depuis la fac, où la corrélation entre le travail fourni et l’humeur du correcteur était totalement aléatoire. Vous pouvez avoir révisé comme un dingue, si la personne qui vous corrige vient de marcher dans une merde de chien, en a mis plein sa moquette en rentrant avant de s’en rendre compte, s’est fait engueuler par pépère qui ne fiche rien à la maison, sinon laisser flotter son enveloppe grasse et maussade dans le salon, avant de voir sur la table des lettres de factures, tandis qu’une chaine d’info pissotte des mauvaises nouvelles en continu, et ben, votre copie, elle la trouvera détestable, pire, elle la sacquera juste pour la satisfaction de se dire qu’ elle aura rendu malheureux un étudiant, juste pour le plaisir de détruire quelque chose de fragile. Le problème de la justice, c’est le juge. Plus il en sait, moins il s’en sert bien. Au contraire, il empile toutes ses connaissances pour s’en faire une tour d’à-priori, au sommet de laquelle il s’assoit pour toiser de loin des gens qu’il n’a pas le temps, ni l’envie de connaître. Si tout le monde devait prendre cinq minutes pour entendre les malheurs des uns et des autres, il y aurait des morts.

En gros, j’ai compris que peu de personnes écoutait la musique. J’avoue, je ferai pareil. Quand on me met un tract dans les mains, j’y porte à peine attention avant de le jeter. Alors que la chose a demandé du travail, des heures peut-être de jours de sueur, et pourquoi ? Sitôt vu, sitôt zappé. Ça se trouve, ça annonçait un nouveau retentissement de l’histoire de l’art.

 

Je ne voulais pas me la jouer, j’envoyais donc de façon laconique notre musique, je voulais juste voir comment les gens réagissaient à quelque chose, sans qu’on les conditionne à l’avance. En général, ils n’en ont rien à battre, parce qu’on leur sert gratos, et qu’on ne leur a rien demandé. Je pensais que le monde était plein de John Peel et de Kurt Cobain, erreur, ceux-là sont rares. Dans le rôle du marchand boni-menteur, c’est un fait, je ne vaux rien.

 

Faire jouer les relations de mon père ? Nan. Ça aurait été baisser le pantalon devant des parvenus, certains d’avoir tout compris du business. Et qui, n’aimant pas ma musique, n’avait qu’à dire « c’est de la merde » pour laminer pour toujours mes espoirs.

Je préférais être pote avec x25x, Pippo Syzlak, et Spin Ash Land qu’avec Soundgarden, Skryllex ou les Queens of the Stone Age. Ces gens, je les voyais, ils existaient, ils étaient humains. J’appreciais ce petit milieu auquel j’appartenais , et où nous présentions comme des aristocrates. « Salut, je suis Vinzo de Nitwits. Hello, moi c’est Jules de Parade. », etc, etc. Mais c’était injustifié. Les amitiés, on ne sait jamais avec qui elle vont prendre. On aurait pu être méga potes avec Tokio Hotel, se sentir inexorablement attiré les uns vers les autres, par une inexplicable compatibilité d’humeur… Bon, là, on aurait senti qu’ils portaient la lèpre mais… Qui sait. On ne peut pas prédire cela.

 

Ce qui était sûr, c’est que j’étais prêt à tout pour passer ma vie sur la route, avec les copains. Et au fond de moi, tout là-bas, sous mon cœur, je savais. Je savais que ce qu’on faisait, c’était bon. Impossible, quoiqu’ il arrive, de perdre cette sensation. Même aujourd’hui, même quand j’aurais un orteil au-dessus de la fosse, je saurais que c’était bien. Perdez tout s’il le faut, sauf l’espoir, même si vous devez le planquer dans un placard, rangé derrière des piles de magazines défraîchis, gardez-le.

 

Ma logique de l’indépendance était fatalement de ne se servir de personne que je connaissais, je m’adressais donc à des inconnus. Vautré dans le canapé, tasse à café et cigarette, ordi sur les cuisses, je démarchais tous les jours. Un webzine par ci, un label par la, allez tentons le coup pour une salle ou une première partie. L’écho résonnait de vide comme si je m’étais trouvé sur une colonne de quatre mille mètres, au centre du canyon de l’Urumbamba, sans rien autour pour recevoir mes appels que les volumes vides de village de pierres envahis de courants d’airs.

« Hého ! »

« hého !

« hého… »

Rien…

Rien…

Rien…

Même pas un lama assoiffé, accroché à la ravine verticale, pour me bêler un oracle défavorable, où quelques plumes perdues, dans un bruissement de feuillage, par l’envol d’un quintet d’Aras chloroptères. J’avais l’impression de ne servir à rien, d’arriver après la bataille, de me rendre compte que la chanson de geste du punk n’était qu’une romance bonne pour les hidalgos intoxiqués : un conquistrotard ayant raté le massacre, recherchant en vain dans le guano de chauve-souris, la graine qui, une fois ingérée, ferait jaillir des lianes de son ventre, une fontaine de son s’écoulant sans fin vers le cosmos, immense échelle à travers les espaces vide, pour ensemencer les cailloux blancs et morts flottant comme des bulles dans la coque fermée de l’infini. En clair, je voulais qu’on me réponde, et que ça marche, zut ! À force de faire de la poésie et produire, produire, produire, puisque ce qui comptait, c’était produire des produits, on finirait bien par me payer. Bref, constatez le résultat. Cette quête de succès me plongeait dans des bols de tapioca ruminés.

J’avais envie de remuer tout le monde par les épaules, mais la rhétorique m’échappais dès qu’il fallait la saisir dans un corps de mail. De guerre lasse, je finis par créer un message type, récupérer un annuaire de labels internationaux, et à envoyer des tonnes de courriels en opérant les légères modifications nécessaires à chaque envoi. Le générique, oui mais avec des personnalisations. Nombreuses sont les fois, où je me suis gouré dans le nom de ceux à qui je m’adressais, par impatience.

 

Combien sommes-nous de ces légions, sur des radeaux de planches, perdus dans l’océan ? Des milliers, des millions. On se voit, on se touche bord à bord, mais tout le monde veut la terre pour son seul naufrage. Pourquoi mes frères et mes sœurs, nous qui avons tous le même but, être payé, donc nourrit, à faire ce que l’on a envie de faire, sommes si impitoyables les uns envers les autres ? Parce qu’il doit y avoir des vainqueurs et des perdants, sinon le monde ne tournerait plus, il faudrait qu’il y ait des crevés, des qui se laisseraient aller, en masse et volontairement, dans le charnier, afin qu’il y ait toujours moins d’offre que de demande, que l’argent soit inutile et le don sans arrière-pensée. Mais la Vie, ha, la Vie, rien n’est plus important que la Vie, la maladie mortelle qui nous oblige à dormir, à manger, et à déféquer dans l’angoisse d’une torture qui s’arrêterait prématurément. Et on a beau tous savoir qu’il serait plus facile de s’aimer, le doute qu’il existât au moins un malfaisant caché nous fait nous préférer se méfier. Alors tous s’effondre…

Comment vouliez-vous que j’envoie des messages comme ça à gauche ou à droite ? Si je ne recevais pas un signe, j’étais bon pour la psychose hitlerienne, la pire, la plus conne, celle qui fait encore plus de dégâts.

 

Pour être franc, je ne m’étais pas remis de ma rencontre avec M le Maudit, un associé de mon père. Ce monsieur me méprisait, me faisait la leçon, et se rengorgeait de son expérience. Roadie de Billy Idol, pas de quoi se vanter. Il faisait partie de cette catégorie qui sait tout. Si elle sait tout, pourquoi vit-on en enfer ? Je raconterai ça, peut-être, ça n’en vaut pas trop la peine. Il est mort aujourd’hui. Arrête maintenant Vinzo, tu t’es pris dans le remous irrésistible des pensées.

 

Globalement, tout le monde se fichait de mes coups de coudes électroniques, mais si je ne faisais rien, je savais que le silence aurait été encore pire et sans mouvement. J’ai démarché en partant du plus gros (les usa), puis j’ai descendu en rappel la spirale des pays. Le choix tenait à ma fantaisie, selon quelle contrée pourrait apprécier notre déflagration brute et sans calculs. Je n’ai pas essayé de pays européens aux systèmes culturels trop boursouflés d’orgueil et de mercantilisme. La France, L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Grande Bretagne, l’Irlande ? En ces lieux, le premier gonze venu se posait en connaisseur, au détour d’un comptoir, se liguait en bandes de snobs contre d’autres snobs, méprisait d’office ce que son intellect n’avait pas farfouillé lui-même, révérait les artistes en galère gagnant à peine de quoi lui payer un coup, conchiait ceux qui avaient du succès sans lui. Ils sont nombreux, les anticonformistes tous conformes dans leur anticonformisme. Non, trop d’intermédiaires, trop de parasitage, trop de structures, trop de nazes, à qui je ne voulais pas lécher les semelles. Donc je suis parti vers des contrées où la distance nous rendait mystérieux, j’ai envoyé beaucoup de lettre en Asie, Thaïlande, Philippines, Indonésie, Chine, Bhoutan… Ni Japon ni Corée, déjà trop pointus, techniciens et vendeur en rock. Nulle part dans le Commonwealth. La pop leur appartenait comme nous les navettes de Saint Victor. Aucun problème avec les États-Unis. Le paradoxe de ce pays bouffé de corporatisme, c’était qu’il était parcouru d’une véritable contre-culture subterraneene, depuis que les studios Sun avaient blanchi le rythm’n blues, et qu’Allen Ginsberg s’était mis à hurler.

 

Las, oublions cela, ces patauds paragraphes ne sont pas là pour démontrer une pensée, mais pour illustrer l’état de confusion dans lesquels je me trouvais dans ces moments de ma vie. Imprégné de cannabis et d’envie de réussite, un coup génial, galvanisé, un coup le canon sur la tempe, découragé, je jetais des bouteilles à la mer, pour rester dans les comparaisons marines. On jouait de ci de là. Ça m’emmerdait de chercher du travail. Devant les sims, je jouais au marionnettiste, donnant les pleins pouvoirs à mon alter égo numérique. Il réussissait tout ce qu’il voulait, je le regardais marcher des heures, sans rien faire d’autre pour ma part que de m’atomiser de joints. Au point de me demander si je n’étais pas un sims, dont le créateur aurait rendu la partie frustrante, pour mettre un peu de piment dans son existence facile. Tout cela mena jusqu’à l’été 2010.

 

Depuis plus de dix ans, Gina se rendait chaque année au festival des Eurockeennes de Belfort. S’y rejoignait toute une bande de potes, qui s’étaient acoquinés via le forum de discussion de l’événement, que des gens adorables. Elle m’avait converti, et depuis, chaque début juillet, on allait poser notre tente dans le camping invraisemblable du festos. « Apéro! » fusait toute les cinq minutes, comme un cri d’oiseau local, les gens couraient nus, ça buvait et fumait sans fin. A l’époque, ça m’amusait encore de m’amuser. La maladie n’était pas encore là pour tout gâcher.

C’était une bonne affiche en 2010, en vrac Kasabian, Jay Z, the Hives, Converge. Converge, c’était la haine, the Hives, c’était furieux, Jay Z, c’était l’industrie du showbiz assyrien, sadarnapale, monumental, avec toute l’artillerie, brass band et section d’assaut rythmique. Une heure quasi seul avec Gina, à danser comme des liches devant King Midas Sound, sous absinthe à 16h30. Vitalic, Dead Weather, Airbourne, des tonnes de trucs. Une leçon de zique à ciel ouvert pour mes oreilles de batteur, j’en revenais toujours avec des plans dans la tête. Une belle démonstration vaut mieux que plusieurs théories. Je planais quelques semaines sur les ailes de l’invention, avant de me crasher mou, comme un avion en papier mal plié, à mon point de départ.  Dans l’après-midi, nous partions du camping à pinces, prenions le bus jusqu’au site, passions la soirée, revenions dans la nuit, riions autour du feu de camp, baisions dans la tente. Tout la nuit, c’était le sabbat du bruit. On se réveillait avec des aiguilles plein les yeux et de la glu plein la bouche. Puis, les fesses dans la luzerne, on restait à se recharger l’estomac de pseudo nourriture, chips, pain, jambon, café, on errait dans les rangées, à regarder la relâche générale, les jambes poilues, les têtes rougies par la bière et le soleil, à découvrir de nouvelles couleurs dans les toilettes de chantier, à entendre les percussions venant d’on ne sait où, et jouant sans fin, du premier piqué planté à la dernière tente pliée. Dire des absurdités, s’allonger pour regarder le ciel et les nuages passer (quelque chose d’évident que nous faisons rarement), ramper de temps en temps jusqu’à la quechua, pour bouquiner ou surveiller l’agonie du téléphone. C’est lors d’un de ces moments que je trouvais dans ma boîte au lettre un message du label chinois Zu Lu He Feng. C’était un label indé de Shanghai, avec une petite écurie de groupes. Pour la plupart punky.

 

« Hello, votre disque nous plait, ça vous brancherait que l’on fasse des trucs ensemble ? » disait en substance, et en anglais, la missive.

 

Ouapeuchere ! Je reçus la dose que je cherchais tant, le petit événement qui détruit le quotidien, la dose d’attention, la came d’amour qui agite le fleuve tranquille de l’existence, et fait remuer plaisamment le kayak dans lequel on est embarqué. Je correspondais de suite. Andy, le directeur du label, me précisa le projet. En quelques heures, nous en étions là : envoyer quelques album « Marécage de la Mélancolie » à Shanghai, et dans les temps futurs proches, faire une petite tournée là-bas.

 

Sitôt revenu au local de repet, à Marseille, je mettais les collègues au courant. Une fois informés de l’affaire, ils se montrèrent tous intéressés et partant, au sens propre, s’il fallait faire le voyage, c’était trop improbable pour refuser l’aventure. Juan brilla des yeux, Même Matwis, avec sa femme et ses trois enfants, ne voyait pas d’inconvénient. Ritchie s’occupa illico d’envoyer un petit colis de cds vers l’empire de plaines du centre. On en avait fait presser cinq cents. Une petite centaine, entre les dons, les envois à la presse, aux salles de concerts et les ventes d’après spectacle, s’étaient écoulés. Dix fois dix pochettes vertes prirent donc l’avion. De notre côté, les zicos marseillais, on acheva la saison des répétitions. Il faisait trop chaud en été pour respirer dans un club. Ni nous, ni les spectateurs n’avions envie de passer enfermé les nuits surchauffées, il y avait suffisamment de mélodies, de symphonies, et de cacophonies dehors, du sound system propulsé par jus de merguez dans les rues, aux claques des vagues sur les rochers perdus. Je repartais pour une saison au Sporting, en attendant des nouvelles du label.

 

« Colis bien reçu, merci ! Si vous êtes toujours ok, je peux vous organiser des dates chez nous. On ne peut pas payer l’avion, mais une fois ici, ce sera tout frais payé. »

 

« Scouic ! »

 

Je poussais le cri du lapin en sortant de la chambre de ma sœur, que j’occupais pendant qu’elle n’était pas à Monaco. Je passais un jour de repos à la maison paternelle. Le mail venait de tomber sur l’écran. Je sautillais pieds nus sur le bois pompeur de la terrasse. Olympe me trouva jovial, me questionna du regard « toi, il t’arrive un truc cool. »

 

-On va partir en Chiiiinnne !

 

Digne d’un petit bourge j’ai été. Le billet d’avion, c’était une formalité que popa allait régler avec son argent magique. C’est la seule fois de toute ma vie où je lui ai tapé du blé. Les copains n’avaient pas la thune. J’ai promis qu’on le rembourserait. Il s’en fichait, du moment que le fiston faisait des trucs sans l’aide de personne, ça l’épatait. Faire le sponsor pour ce genre d’entreprise, il était ok. Et pour une fois, j’allais vers lui en fils. Il accepta donc. Je confirmais à ZLHF qu’on venait, la machine s’est lancée. Les copains c’étaient vraiment des barons, des seigneurs, avec un code d’honneur. Après la tournée, on a fait un max de dates, tous les sous sont repartis chez le prêteur. La dette fut épongée.

 

Mais pour l’instant, jour après jour, message après message, brique après briques, le pont vers Zhōngguó se construisait. Andy nous organisa quatre dates, étalées sur une semaine, au début du mois d’octobre 2010. Ma tante bossait chez Air France, elle nous trouva 4 aller-retours pas trop cher. C’est cette somme que je demandai à mon père.

 

Les billets pris, il a fallu faire les visas. Ça donne l’impression que je fais une soirée diapositives, ces détails, mais, amis musiciens, n’oubliez pas que vous en avez besoin si vous voulez sortir du goulag européen. Au début, je me disais qu’il suffirait d’aller à l’aéroport, de monter dans l’avion, de redescendre à Pékin, moyennant quelques papouilles anti terroristes. À peine plus compliqué que d’aller de la station Noailles à Joliette, avec changement à Saint Charles. Je laissai donc le temps s’égrainer, insouciant, jusqu’à ce que ma bonne vieille copine l’inquiétude vienne me fracasser la cruche à coup de poêle. Je vérifiai… Et oui, banane, bien sûr qu’il fallait un visa ! Quatre visas. Sinon, c’était refoulement immédiat avant même de passer la douane. Crétin de Vinzo. Veinard et ventre à terre, je courais à l’ambassade, avenue du Prado. Si je me suis qualifié de veinard, c’est parce qu’il y avait un consulat en ville.

 

Chère administration, dont l’inefficacité nous sauve de ta puissance, il s’avère que la chinoise était beaucoup moins soumise à l’inertie que toi, ma petite bureaucratie folette française. Tu ferais passer un récit de Kafka pour une histoire de romance à la plage. En me hâlant de long en large sur le Prado, en faisant des trajets depuis le bunker futuriste de la rue des Pyrénées, je réussi à réunir les documents nécessaires, les papiers d’identité des copains, les photos les frais de timbres, etc. Seul Matwis fut un peu lent à renouveler son passeport, mais tout fut prêt dans les délais. Inutile de dire qu’entre temps, à partir de septembre, on répétait comme des malades. Entraînement à la mode super sayan : jouer dans des conditions dix fois plus extrêmes que la plus extrême des conditions : trois fois le set d’affilée sans pause, retour au début du morceau en cas de couac. Le jour J, le père de Juan Lucas nous amena de la Capelette à Marignane, avec sacs, guitares et cymbales. Le personnel de bord eu la gentillesse de nous laisser prendre nos lyres et nos thyrses en cabine. Qu’ils soient bénis, nous frémissions d’horreur en imaginant ce qui pouvait arriver à une mustang de 1973 dans la soute, à 10 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre le froid et les secousses, on aurait compris que le bois décide de se révolter, le manche de se décoller, les mécaniques de se disloquer, bref, que les pauvres bestioles explosent tout simplement, comme des hamsters dans un micro-onde, mais nous aurions été terrassé. Un zicos sans son instru, c’est comme le roi Arthur sans Excalibur.

 

On a fait un saut de puce jusqu’à Paris Charles de Gaulle. Juan n’avait jamais pris l’avion, ça l’éclatai . Ensuite ce fut le grand bon jusqu’au tarmac de Běijīng Shǒudū Guójì Jīchǎng. Nous prîmes de la hauteur.

 

Par le hublot, au-dessus du Kazakhstan, ou de l’iran, je ne sais plus, dans d’immenses champs de montagnes désertes, des lignes de diamant se tortillaient sur des centaines de kilomètres sans poteau électrique, puis parfois arrivaient à une microscopique maison, seule dans la sauvagerie pure. Qui pouvait bien habiter là, me demandais je, et que pouvait-il faire alors que je volais au-dessus de lui comme un serpent à plume ? Il fumait sa pipe dans sa pièce en boue crue, ou était dehors à ramener ses chèvres loin des bêtes du crépuscule. Le vent qui sifflait dans ses oreilles, par la fenêtre, il n’y prêtait plus attention. Le grésillement de la pressurisation me rappelait que j’était comprimé dans un tube de moquette soulevé hors du sol par la magie scientifique. La planète etait tellement grande, et nos mondes tellement petits. C’était débile, ces films de multivers, chaque vie etait un univers. Madame Dupont, Monsieur Salam et Monsieur Tchian Tsou avaient chacun leur propre univers, comprenant leur maison et les kilomètres carrés qu’ils arpentaient à Montréal, à Delhi, à Karthoum, ou dans les iles Keeling Cocos. Le microorganisme sous l’ongle de l’orteil de monsieur Macmorvel avait son univers, balisé, au milieu des autres bacilles qui avaient elles-mêmes leur propre univers. Facetok, c’etait du vent.  Ces pensées rendaient tout tellement instable, tellement frivole, ça m’annulait complètement. Vu d’ici, c’était si petit.

Entre deux trous d’air, et un documentaire sur les Doors, je me demandais comment on allait nous recevoir. S’ils aimaient, allaient t’on devenir des idoles dans la nuit ? Sinon allait on nous fusiller sur la grand place, comme agent subversif coupables au nom du bon goût ? La Chine, ce que j’en connaissais, ce n’était plus encore la Chine, c’était le cinéma hong-kongais et ses films de catégorie 3. Un cas à part entière. En tout cas, je ne me figurais pas de lotus bleu, de dragons verts et de vélos rouges. Mon arrière-grand-père avait vu Shanghai, il avait ramené l’opium, mais ça aussi, c’était maintenant du rêve évaporé. Je m’attendais à du monde, beaucoup d’homo sapiens, et à autre chose que la France, pour les us, j’entends. Ce dont j’étais certain, c’est que ce serait absolument diffèrent de tout ce à quoi je m’attendais.

Le soleil éclairait de moins en moins la partie d’orange bleue que notre aéronef parcourait. La nuit nous recouvrit. Demain serait ailleurs.

 

(A suivre)

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