Histoires étranges du Quotidien 11. Le rêve de Janice.

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À Marseille, sur un monticule d’herbe surplombant le bol de skate-board du Prado, Janice et ses amis glisseurs profitaient de la chaleur de l’après-midi. Assis contre leurs sacs à dos, près des buissons, ils regardaient s’envoler les autres acrobates à roulettes, qu’une brise fraîche semblait propulser. Eux buvaient des bières et discutaient. Soudain Janice se sentit somnolente, malgré le claquement des planches sur le béton taggué. Elle rabaissa la visière de sa casquette sur les yeux, et s’endormit. Elle se mit à rêver :

Elle rêvait qu’elle était à cet endroit, sur la butte au-dessus du terrain de sport, quand elle aperçut une procession qui marchait solennellement sur l’herbe du parc. Les gens qui la constituaient étaient vêtus de tuniques, et il fallut les souvenirs d’école primaire de Janice pour qu’elle puisse les deviner comme étant du moyen-âge. Il y avait vraiment beaucoup de monde, des centaines de personnes, voire des milliers, et ce défilé se dirigeait dans sa direction. Elle vit dans cette caravane, des valets, richement vêtus comme ceux des jeux de cartes, transportant une luxueuse litière, ornée d’or et de velours. Quand le cortège fut arrivé à sa hauteur, un homme somptueusement habillé, probablement un dignitaire, se détacha de la file pour s’avancer vers elle.

« Noble dame », dit l’individu en faisant une profonde révérence. « Je suis un vassal du royaume de l’Huveaune. Mon maître, le Roi, m’a ordonné de vous saluer en son nom, et de me mettre à votre entière disposition. Il m’a aussi demandé de vous faire savoir qu’il est de son auguste désir de vous inviter en son palais. Je vous prie donc de monter immédiatement dans ce véhicule qu’il a fait préparer à votre attention. »

Janice aurait bien voulu répondre de manière appropriée, mais elle était bien trop hébétée et timide pour le faire. À cet instant, elle avait l’impression d’être sur un tapis roulant, et fit ce que le serviteur demandait. Elle monta dans la litière. Le vassal s’assit à l’intérieur, à côté d’elle, tapa dans ses mains. Les porteurs soulevèrent les brancards, firent demi-tour… Et le voyage commença.

Très vite, anormalement vite, ils arrivèrent devant un immense portail, de la taille d’un immeuble. Le vassal descendit, « je vais annoncer votre venue, » dit-il avant de disparaître. Pendant un petit moment, Janice, encore éberluée, vit venir à elle deux hommes à l’aspect digne, habillés de surcots et de manteaux brodés d’armoiries. Ils la saluèrent obligeamment, l’aidèrent à descendre, puis la menèrent au-delà de la grande porte. Ils pénétrèrent dans un gigantesque jardin, où dans la distance on apercevait un palais semblant faire plusieurs kilomètres de large. On emmena Janice dans une salle de réception aux dimensions considérables. Elle fut assise à la place d’honneur, et ses guides se placèrent humblement à ses côtés. Des domestiques en livrées servirent des rafraîchissements. Quand Janice eut fini de boire, les dignitaires se levèrent. Chacun disant une phrase, ils lui tinrent ce discours :

« C’est notre privilège de vous annoncer… Que Notre Maître, le Roi, a exprimé le sublime souhait de vous voir devenir sa bru… Cela est son ordre et commandement de vous voir mariée dès aujourd’hui… Avec Son Altesse Sérénissime le Prince… Maintenant, nous allons vous mener au Salon Royal… Où notre Grandeur est impatiente de vous rencontrer… Mais tous d’abord nous devons… Vous parer des vêtements de cérémonie d’usage… »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les serviteurs se dressèrent et allèrent chercher un grand coffre d’or et d’argent, duquel ils sortirent parures et atours luxueux, ainsi qu’un diadème sophistiqué. Ils enlevèrent la casquette de Janice, et lui mirent tous ces accessoires. Affublée de la sorte, telle une impératrice, on la fit rentrer au salon. Le vassal était là, ainsi qu’une multitude d’officiels, immobiles comme des statues, lui faisant une haie d’honneur. Janice progressa jusqu’au Roi, et par réflexe ou vague réminiscence, se courba bien bas devant lui. Le monarque la salua avec bienveillance.

« Vous savez déjà pourquoi Nous vous avons convoqué » dit-il. « Nous avons décidé que vous serez l’épouse de Notre fils unique. Que la cérémonie nuptiale commence sur le champ ! »

Immédiatement, une joyeuse musique se fit entendre. De derrière un rideau entra une longue procession de chevaliers en armures de verre, qui invitèrent Janice à les suivre jusqu’à la pièce où l’attendait son fiancé. L’endroit était immense, mais il suffisait à peine pour accueillir toute la foule des invités. Tout le monde s’inclina devant Janice alors qu’elle découvrait le prince. Il attendait sur une chaise. Sa beauté était celle d’un astre rayonnant, son corps, que l’on devinait athlétique, servait de piédestal à un visage bien fait, servant à son tour de cadre élaboré à un regard d’une douceur telle qu’elle ne pouvait être que le témoignage sincère de sa nature. Sa tenue d’apparat le faisait ressembler à un jeune dieu. Le mariage fut célébré dans la joie et l’allégresse. Ensuite on amena le couple vers une suite qui avait été préparée pour eux, dans une autre partie du palais. Là, ils eurent droit à la bénédiction des aristocrates, et des cadeaux à ne plus savoir compter. La nuit de noces se déroula suivant le bon plaisir de Janice…

Quelques jours plus tard, elle fut de nouveau convoquée à la salle du trône, où on l’accueillît encore plus gracieusement que la première fois. Le Roi parla.

« À la pointe ouest de Nos possessions est une île appelée Ratonnellus. Nous vous nommons gouverneur de cette île. Les habitants y sont doux et obéissants, mais leurs lois ne se sont pas tout à fait les mêmes qu’ici. Leurs us et coutumes doivent être convenablement légiférés. Notre confiance vous est accordée, afin que vous amélioriez leur société du mieux possible. Gouvernez-les avec bonté et sagesse. Tout a déjà été préparé pour votre traversée. »

Ainsi, Janice et son époux partirent du palais avec une escorte de nobles et de ministres jusqu’au rivage, et ils embarquèrent sur un bateau affrété par le Roi. Les vents favorables les emmenèrent sans encombre à Ratonnellus, où sur la plage regroupée les attendait la population de l’île.

Janice se mît aussitôt à la tâche, qui se révéla plus simple que prévue. Pendant les trois premières années, elle s’occupât surtout de concevoir et promulguer des édits. Ses conseillers étaient très compétents, elle ne trouva jamais son travail rebutant. Quand tout fut en place, elle n’eut plus rien d’autre à faire que de participer aux rassemblements et aux célébrations voulus par les traditions locales. La contrée était si prospère qu’elle ne connaissait ni le manque, ni la maladie, les habitants étaient  si gentils qu’ils n’enfreignaient jamais les lois. Janice régna sur Ratonnellus pendant quinze années, sans connaître une seule journée néfaste.

Mais la seizième, un grand malheur s’abattit sur elle : son mari, qui avait toujours été bon, tendre, et dévoué, fut emporté par une maladie fulgurante. On lui donna des funérailles en grande pompe, on l’enterra en haut d’une belle colline. Une stèle merveilleuse orna sa tombe. Pourtant, Janice en fut si dévastée, qu’elle en perdit l’envie de vivre.

Elle portait le deuil depuis des semaines, quand vint sur Ratonnellus un messager du Roi, apportant une lettre de condoléances.

« Voici également des paroles que Sa Majesté voulait que je vous livre » ajouta-t-il. « Nous vous rendons maintenant à votre peuple et à votre pays. En aucun cas ne soyez inquiète de ce qui se passera ici. Nous en prendrons soin. »

Sitôt reçu ces instructions, Janice organisa son départ. Quand elle eut rassemblé ses affaires, il y eut une grande cérémonie d’adieu en son honneur, puis on l’accompagna jusqu’au port, où elle embarqua. Le navire fit cap au large. L’île de Ratonnellus devint bleue comme la mer et le ciel, puis grise, puis s’effaça tout à fait… Et Janice se réveilla, allongée sur son sac à dos, près des buissons !

Elle resta quelques minutes interdite et confuse. Ses amis étaient toujours auprès d’elle, à discuter et boire. Elle les dévisagea avec un air dément, avant de s’exclamer :

« Bizarre ! »

« Tu as rêvé ! » ria un des camarades. « Qu’as-tu donc vu de bizarre, Janice ? »

Alors, elle raconta ce rêve de seize ans, son séjour dans le royaume de l’Huveaune et sur l’île de Ratonnellus. Tous furent très surpris, car elle ne s’était assoupie que quelques minutes.

« C’est certain, tu as vu des choses étonnantes. Mais nous aussi nous avons vu quelque chose d’étonnant tandis que tu dormais. Un moucheron s’est mis à voleter devant ton visage, puis il s’est posé à côté de toi. Et aussitôt, un rat à jaillit des buissons, l’a saisi entre ses pattes, puis est reparti de là où il était venu. Et juste avant que tu ne te réveilles, la petite mouche est ressortie des fourrés, s’est remise à voler devant toi, avant de disparaître sans que l’on comprenne vraiment comment. »

Chacun se mît à donner son avis sur la question : projection astrale, voyage de l’âme, hallucination, ou simple coïncidence. Finalement, le premier intervenant trancha :

« Ça vient peut-être du rat… Ils sont très intelligents, peut-être même plus que nous. Il y en a plein ici. Nous devrions faire un tour dans les égouts. Il y a une plaque tout près. Ça nous ferait une petite escapade. »

« Oui, c’est amusant, allons-y ! » dit la petite troupe.

Les jeunes skateboardeurs se rendirent à la bouche de fonte, et profitèrent qu’il n’y ait personne pour descendre dans le système d’évacuation des eaux usés. Malgré l’odeur putride, ils explorèrent, et virent bientôt que des milliers de rongeurs vivaient en ces lieux. Apeurés, les muridés fuyaient dans de petits abris faits de détritus, qui ressemblaient à de petits villages. Dans le dédale des conduits, outre une quantité infinie de crottes, les jeunes gens trouvèrent une pile d’ordures beaucoup plus vaste. À son sommet se tenait un rat brun, gros comme un castor, autour duquel s’affairaient une horde de surmulot plus menus.

« C’est lui, c’est le Roi ! » cria Janice. « Et ça, c’est sûrement son palais ! Incroyable ! Donc à l’ouest d’ici, par-delà la rivière… Oui, Ratonnellus ! Je suis sûre que je peux trouver la colline et la tombe du prince… »

Sur un minuscule tas de terre, il y avait un bâtonnet de glace planté à son sommet, comme une petite stèle. Et quand elle creusa dessous, elle trouva un cadavre de rat mâle, emballé dans des morceaux de bouteilles en plastique.

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