Tournée en Chine des Nitwits. Partie 1.

 Dans Mémoires de musicien

Dans la mélanine de la nuit, lorsque le balisage axial multicolore de l’aéroport de Beijing se pencha et se rapprocha du hublot, je réalisai soudain que nous étions a 7000 bornes de chez nous, et je me demandais quelle genre d’idée à la [bip] avait bien pu me saboter l’esprit pour que nous nous retrouvions ainsi de l’autre côté du globe, à cinq heures du matin, heure locale.

 

Après sept heures de vol, c’est dans le matin naissant que nous transportâmes nos visages blêmes de l’airbus au carrousel à bagages, et quand nous sortîmes du hall d’arrivée, le soleil gris éclairait déjà la ville.

Ouah, quelqu’un nous attendait avec une pancarte « Nitwits » ! Une jeune femme tout sourire. Les nôtres s’étirèrent en reflets. À peine arrivé dans l’inconnu, une main se tendait pour nous guider. Elle nous expliqua le programme : nous allions nous rendre à Jinan, à environ 400 bornes de Pékin, pour le Forest and City Festival. Ça commençait le lendemain, on aurait donc le temps de faire des balances tranquillou aujourd’hui.  On nous avait réservé des couchettes en première classe dans un train, que nous n’avions plus qu’à rejoindre en un coup de métro. Direction les escalators, pour la route en dessous. On s’entassa dans une rame. C’était en 2010, le géant chinois était encore accroupi, mais commençait à bander ses quadriceps pour se redresser. Le métro pékinois était déjà mille fois plus moderne que son équivalent parisien, quant au marseillais, n’en parlons pas, il était juste hors-jeu. Le long des tunnels, la succession de leds créait une animation, selon le principe de la lanterne magique. Une pub où je ne sais quoi s’affichait. Le front contre la vitre, j’admirais juste l’effet holographique, comme une victime du magicien d’Oz. Sinon, ça restait semblable aux transports en commun du monde entier, une ribambelle de visages fermés, de rictus oubliés, un panorama de la morosité urbaine. Il n’y avait que nous à nous ébahir et à rire, tout en babillant en anglais avec notre accorte escorte. On passa sous la place Tian’anmen. Je pensais aux tanks roulants sur la paix céleste, les imaginant au-dessus de nos têtes, lancées à vive allure dans les entrailles de la mégalopole. Mais les seules secousses, pour l’instant, venait des rugissements électriques de la locomotive. Notre accompagnatrice, nous l’appelleront Yeoh à partir de maintenant, nous montra l’arrêt où on descendait. « Il y a plusieurs gares à Pékin » expliqua-t-elle.

La rame arriva en bordure de quai. Il était bondé, rempli d’une masse d’individus serrés les uns contre les autres, comme nous dans la boite de conserve à roulette. Par un haut parleur de la station, une voix criait sans arrêt, semblant donner des ordres disciplinatoires. Alors que la machine ralentissait, on s’est regardé avec les copains, et on s’est de suite compris. Les campagnes phocéennes « Laissez descendre avant de monter » il n’y en avait pas eu ici. Les portes se sont ouvertes, dévoilant un mur de citadins prêts à en découdre. Ritchie, Juan et Matwis ont saisi leurs caisses à guitares contre leurs poitrines, j’ai levé mon étui à cymbales comme un hoplite son bouclier, on s’est mis devant Yeoh. Quand les portes furent totalement écartées, on s’est jeté dans la mêlée, à la médiévale. A la bataille rangée médiévale. Chaque camp voulait atteindre son but, sortir pour les uns, entrer pour d’autres. Il y eut un une friction de plusieurs secondes, pendant lesquels j’eu l’impression d’être dans un pogo, essuyant les chocs et forçant le passage. On tournoyait encore sur le quai, déboussolés, quand le métro parti. Yeoh nous invita à la suivre dans un couloir. La voix continuait de scander ses directives. On arriva dans un grand hall au volume de cathédrale, où s’enchevêtraient les escalators comme dans un dessin de Piranèse ou de M.C Escher, le carrefour central pour passer d’une ligne à l’autre. Alors que Yeoh nous vantait le confort du moyen de transport que nous allions prendre pour nous rendre à Jinan, sa figure se figea, son sourire tomba, sa peau pâlît. En regardant le billet, elle venait de se rendre compte que nous ne nous rendions pas vers la bonne gare. On s’arrêta au premier palier, elle nous demanda de l’attendre, le temps qu’elle puisse vérifier.  On sortit par une baie vitrée prendre l’air, fumer nos premières cigarettes expatriées. Devant nous, Beijing, affalée dans la brume, ses buildings en l’air, sur des coussins d’arbres, se tenait de l’autre côté d’une large autoroute, des milliers de personnes passaient, sachant où elles allaient. Nous, nous étions perdus, mais à ce moment, encore grisés par nos premiers pas de nourrissons sur cette terre inédite, nous prenions des photos, sans inquiétude. Ce qui nous importait, c’était de vite capturer des preuves de notre passage en ces lieux si loin de notre quotidien.

Yeoh revint, et nous confirma qu’elle s’était trompée. Il fallut rebrousser chemin, reprendre le métro. Tant pis, nous avions raté le train. Dans la rame, Yeoh s’effondra en pleurs. Elle était morte de honte de sa bévue. « T’en fais pas, c’est pas grave, on va en prendre un autre. » lui baragouignions nous tous les quatre, pour la consoler. Elle n’en pleurait que davantage. Nous ne le savions pas, et je n’en suis pas encore sûr, mais il semblerait qu’en Chine, ne pas tenir rigueur à quelqu’un pour une bêtise qu’il a fait, c’est lui mettre de la misère encore plus. Sans le vouloir, nous enfoncions le clou. Excuse nous Yeoh.

Arrivé à Běijīng Zhàn, la gare historique de la ville, elle se jeta dedans, nous promettant de revenir avec des billets. Il devait être huit ou neuf heures du matin. Qu’il y avait-il de mieux à faire que de regarder l’édifice. Un mélange d’architecture chinoise et de réalisme socialiste, disent les dictionnaires. Elle était imposante, ascétique, et avec des avant-toits relevés en courbes gracieuses. La rigidité mêlée à l’harmonie. Moi, gros beauf, ça me rappelait la scène d’ouverture d’Indiana Jones et le Temple Maudit. Assis sur nos bagages, nous patientions, se rassurant mutuellement sur la suite des événements. L’avantage de notre bande, c’est qu’aucun d’entre nous ne paniquais. C’était en grande partie dû au calme olympien que Ritchie et Juan affichaient en toute circonstance, une nonchalance qui semblait dire « à quoi ça sert de s’affoler, sinon de se rajouter du stress et se planter davantage ? » Un homme passa, et cracha un énorme glaviot vert. C’était comme à Marseille, la désinvolture était de mise. Pas de quoi serrer, en effet. Yeoh revint , on prenait un train à midi

L’horloge tourna vite, on mangea un bout sur le pouce, en poursuivant de torturer la pauvre guide avec nos paroles de consolation. Ce fut l’heure.

Nous étions à une période de vacances pour les chinois, la gare grouillait. En trottinant, puis en courant jusqu’au quai, on sauta dans notre sésame vers Jinan. Il était bondé, bondé de gens, serrés comme des sardines. On ne put pas s’enfoncer plus loin que la passerelle. Avec effroi, je voyais du monde continuer de monter à bord, jusqu’à la saturation maximale de l’espace. Ritchie, Juan, Matwis, Yeoh et moi étions debout, sac au dos et instruments en main, dans l’impossibilité ne serait-ce que de plier les genoux. Le moteur a démarré, on est parti. On est resté huit heures dans cette position. Des années plus tard, en lisant « l’Archipel du Goulag » de Soljenitsyne, j’ai appris qu’une des forme de torture, perpétrée par les tchékistes, consistait à forcer quelqu’un à rester debout sur place pendant un temps infini, et de le battre dès que ses jambes faiblissaient. J’aurais pu tenir longtemps. Ou bien les russes avaient des voitures plus vastes.

 

Les chinois se criaient tout le temps dessus, s’apostrophaient avec véhémence. Pas besoin de parler la langue pour comprendre qu’ils se disaient des choses du genre « Eh la grosse, pousse-toi de là ! » « Ferme-la le chauve, toi aussi tu gênes ! » Mais cette humeur servait de soupape de sécurité. En effet, s’ils s’invectivaient sans ambages, ça n’allait pas plus loin que ça. Jamais je n’ai vu personne se taper dessus.

 

Le train avançait à l’allure d’un gastéropode. A chaque gare, Yeoh nous disait « on est bientôt arrivé », elle voulait nous rassurer, mais son embarras rendait son attitude fausse et inquiète. La pauvre devait avoir peur que les plombs de nos compteurs sautassent, que nous fassions un esclandre comme des divas. Mais cela faisait depuis longtemps que Ritchie pratiquait le « faire le non faire », et que nous autres tendions naturellement vers cette attitude. Nous restâmes passifs, contre mauvaise fortune faisant bon cœur. Imaginons un instant ce qu’il se serait passé dans un autre scénario. Matwis pète un câble, injurie en français la mauvaise organisation, le train, le monde autour de lui. Juan tente de lui rabaisser les avant-bras à la pliure du coude pour éviter qu’il ne les balance partout dans le petit espace autour de lui. Les passagers, d’abord paralysés par la stupeur, commencent à froncer les sourcils. J’explose à mon tour, de trop de ruminations retenues. Après tout c’est vrai quoi, on a déboursé des milliers d’euros pour se retrouver dans un train pourri dans un pays à la coque, obligé de porter notre matos, esquichés contre les pions amorphes d’une société de dictature. Je me mets à vomir ma haine à la face de Yeoh, Ritchie se ligue avec moi, la pauvre enfant se met à pleurer de plus belle. Outrés par notre comportement, les voyageurs se jettent sur nous, nous tabassent, nous ligotent. Abrutis de français mal élevés. On nous descend à la station suivante, balancés au commissariat. Des policiers nous postillonnent des hurlements en mandarin, nous tapent dessus, nous jettent au trou. Plusieurs mois plus tard, à vivre comme des rats en cages, et après des heures et des heures de pourparlers avec les ambassades, les avocats, les procès attendus qui n’arrivent jamais avant de se conclure par les pires sentences, on aurait fini par être expulsés, complètement brisés, nos psychés rendues irrécupérables par les mauvais traitements. Et en plus, on n’aurait pas pu faire de concert. Mieux vaut prendre son mal en patience.

 

Ça ne m’a pas empêché de pédaler en dedans sur mon vélo psycho, de mouliner du ciboulot. Je voyais les paupières de Juan Lucas se fermer, se relever soudain. Il s’endormait debout. Plus je fatiguais, plus je frémissais. Et si ? Et si ce n’était qu’un piège ? Et si on nous emmenait au fin fond de nulle part, pour nous détrousser, nous tuer, jeter nos cadavres dans les marais ? L’investissement était plutôt important pour dépouiller quatre franfrancs sans thune, mais contrairement au train, je déraillais, trop épuisé pour m’en rendre compte.

 

Parfois, un mini bar à roulette passait. Oui, il passait. Il n’y avait pas de place du tout, mais il passait. S’enfonçant dans et pliant les chairs qui se laissait malaxer sans rechigner. La construction de la grande muraille m’apparaissait, ses millions de morts. Avant d’être un individu, la Chine était un peuple qui, lorsqu’il entreprenait, ne s’ennuyait pas de dommages collatéraux, que soit pour un mur de cinq milles kilomètres ou un trolley roulant. Si ça devait se faire, cela se faisait. Impressionnante inertie d’un corps fait de plusieurs. Les chinois étaient d’une impassibilité face aux inconvénients qui forçait le respect. Rapidement après notre départ, les toilettes, qui se trouvait sur le chemin d’intercirculation, se bouchèrent. Tout le monde y allait, nous compris. Bourrées de papier, elle finit par rendre une odeur pestilentielle. Même les gens des places assises, que nous regardions avec convoitise, se bouchaient le nez, des plis de dégoût sur les lèvres. Finalement, un homme prit l’initiative de se rendre aux cagoinces, d’arracher le tuyau du robinet du lavabo, pour enfin l’enfoncer dans le trou puant. L’abjection olfactive cessa. On continua d’utiliser cet unique lieu d’aisance disponible. Lieu de malaisance devrais-je dire.

 

Nos amis les hans fumaient comme des pompiers. Moi aussi. Au contraire de Marseille, où on passait son temps à se faire gratter des clopes vendues à prix d’or, ici, dès qu’un individu sortait son paquet de tiges, il en proposait à toute l’assemblée. Cela me parut éminemment sympathique, et c’est ainsi que nous commençâmes à briser la glace. Avec un anglais primitif, nous parvînmes à leur expliquer que nous étions français, que nous allions à Jinan. On échangeait des onomatopées, on mimait, à la fin, on se marrait. C’était cool. Est-ce besoin de préciser qu’on pouvait fumer n’importe où ? Il régnait souvent, où que nous nous trouvions, une odeur de cendrier froid, de charbon, de viande, et de légumes, on ressentira ça plus tard. Vu que Matwis, Juan Lucas et moi étions fumeurs, cela ne nous dérangeait point, Ritchie s’en fichait. Le plus oppressant c’était le carbone, ainsi que le smog permanent qui flottait par toutes les rues.

Discuter fit passer le pénible trajet. À la nuit tombée, nous débarquions dans la capitale du Shandong. Un petit patelin de huit millions d’habitants. La façade de la gare arborait une multitude de néons qui lui donnait des airs de paon. Toute la ville, comme pendant une exposition universelle du XIXème siècle, irradiait des clartés de la fée électricité. Yeoh héla un taxi, nous nous engouffrâmes à l’intérieur. « Ce n’est plus très loin » dit-elle.

Je découvrais le code de la route local. On pouvait doubler par la gauche, par la droite, tout droit, ce qui comptait, c’était de beaucoup klaxonner pour prévenir. Le chauffeur n’avait pas moins de trois avertisseurs, chacun avec une note particulière. Le tintamarre était grandiose. L’automobile s’engagea sur l’autoroute, il était neuf heures du soir. La longue aventure commençait à avoir raison de moi, malgré mes efforts, l’aura des lampes se dilatait, ma vision se brouillait, mes yeux se fermaient, je n’en pouvais plus. Au bout de trois quart d’heure, nous n’étions pas encore arrivés. Le problème, c’est que je venais d’un pays riquiqui. Pour moi, pas loin, ça voulait dire dix bornes. Dans une grande contrée, ça en signifiait cent. Cela doit être la même impression que décrivent les français qui ont visité les États Unis, celle du gigantisme. J’aurais l’occasion de la ressentir plusieurs fois durant cette semaine.

Après tous ces tribulations, nous passâmes devant une ribambelle d’immeubles à un étage, apparaissant et disparaissant selon la succession des réverbères, puis finalement, le taxi tourna et pénétra sur un sentier. Quelques minutes plus tard, nous descendîmes sur un champ de luzerne puissamment éclairé. Au loin, il y avait une grande scène. Le site du Forest and City Music Festival. Andy était là pour nous accueillir, c’était la première fois que nous nous rencontrions physiquement. Ce jeune homme à lunettes parlait un très bon anglais. Il s’excusa en nous expliquant que nous arrivions trop tard pour les balances. En effet, on pouvait voir les techos remballer les amplis. L’ingé son testait la façade en envoyant de la musique à fond. Andy et Yeoh nous invitèrent à remonter dans le taxi, ils nous accompagnaient à l’hôtel, où un repas nous attendaient. Nouveau trajet, beaucoup plus court. On posa nos affaires dans nos chambres, je partageais la mienne avec Matwis. Son téléphone fonctionnait, je lui empruntais pour envoyer un message à Gina. Cela faisait plus de trente-six heures que nous étions partis.

Le restaurant était à nous. Avec Andy et Yeoh, nous prîmes place à une table à plateau dressée pour nous. Evitons de jouer les guides gastronomiques, sachez simplement que nous eûmes en met de choix un poisson qui avait l’air chocolaté. C’est la honte pour un batteur, je ne sais pas me servir des baguettes. Ce plat étrange, je parvenais à en retirer une bouchée, la chair se décollant avec aisance.  Excellent. Mon ethnocentrisme me faisait redouter la cuisine d’au delà des frontières, on se rappelle de ma déconvenue néerlandaise, mais ici, je goutais à ce qu’on apprécie sous nos latitudes : la spécialité locale. En Chine comme en France, ils en regorgeaient. Miam miam. 『啧啧

 

Nuit paisible, nuit désirée. Le lendemain, j’observais la vue du balcon. D’un côté, les échafaudages en bambou apparaissaient derrière l’étoupe de brouillard rampant, de l’autre des ruelles, des câbles électriques pendants. Du béton faible. Du bleu, du rouge, des flaques. Personne. Un chien hurla, puis plus rien. On est sorti se balader sur la gigantesque avenue. Peu de peuple, un vendeur de cigarette à la sauvette. Pas cher, 50 centimes d’euros le paquet.

C’était grand, mais pourtant minimisé par la réalité. Voilà voilà, on y est, la pierre c’est la même, les maisons ont un toit, les gens deux bras et deux jambes. Les civilisations, c’est juste la décoration qui change. C’est beau partout. Je m’émerveille, les yeux vers les cieux, mais les pieds cramponnés à la terre.

Après le déjeuner, un bus est venu nous chercher. Sur l’autoroute vide qui roulait au milieu d’une vaste bassine, des barres d’immeubles sortaient du sol comme des vers géants, annonciateurs du réveil de l’empereur dieu de Dune. Retour sur le site. Les premiers groupes étaient déjà passés, un groupe de punk-rock à gros cheveux se défoulait sur les planches. La foule avait pris possession des lieux. « C’est un petit festival », nous dit Andy, « il n’y a que cinq ou six mille personnes ». Le temps de réaliser, on nous avait déjà emmené dans les loges. Sous des tonnelles de treillis, un buffet bien garni. Dans des préfabriquées, des chambres pour se préparer, faire un somme, accorder ses grattes, se battre les cuisses à coups de papa-maman. Avant même d’avoir le temps de mettre la main sur une pomme, on nous guida vers un fond rempli de sponsors, comme ceux des footballeurs, et on nous mitrailla de flashs, on nous posa des questions pour les journaux locaux. Mais que se passait-il ? Avant même de jouer, notre exotisme faisait de nous des attractions. « Aimez-vous la chine, les français ? » Difficiles de résister à l’ivresse procuré par ce vin d’attention licoreux. On était tout sourire. On ne comprenait pas grand-chose. On aurait posé pour une marque d’ogive nucléaires, ça aurait été la même. Ensuite, on a pu se préparer, grignoter, régler les guitares, reposer nos lombaires sur un matelas. Andy est venu nous chercher pour aller sur le bord de la scène, on passait les prochains.

Comme des catcheurs lors d’une Castagne Royale, on attendait sur le bord du ring de pouvoir monter. Pendant ce temps, de l’autre côté de la barrière qui séparait ces coulisses à ciel ouvert de la zone ouverte au public, les jinanais nous canardais avec leurs appareils photos. Par goût de l’absurde, je les photographiai en train de nous photographier. On a fini par enjamber la clôture de fer, pour poser avec des dizaines de personnes voulant se faire tirer le portrait avec nous. Le moment de jouer arriva. Sur scène, j’installais rapidos mes cymbales sur le kit de batterie commun, les copains se branchaient sur les amplis de marque chinoise, ce qui prît quelques minutes, ils découvraient le matériel. Alors que je finissais de m’installer, je vis un trio de personnes qui me faisaient de grands gestes et m’appelaient en anglais.

« Hey ! Hey ! Viens nous voir ! »

Je descendais de l’estrade, traversais la fosse, m’approchais de la clôture de contrôle de la foule. C’était des occidentaux, deux garçons et une fille aux cheveux broussailleux. De jeunes routards. Dialogue.

 

« Vous venez d’où les gars ?

-De Marseille, France.

-Des français ? Au nom du ciel, qu’est-ce que vous fichez là ? Nous, on est américain.

-Hola, c’est une longue histoire…

-Vous faite quoi comme musique.

-Du punk… Grunge… Rock… du nerveux, à la Nirvana.

-Cool ! Prend donc une lampée de ça, tu connais ? c’est de la Lager.

-Non ?

-Alors bois, bois ! »

 

Je prenais une bonne lichée. Impossible de dire ce que c’était, sinon que c’était du brutal. Je remerciais mes nouvelles rencontres, et je remontais à mon poste. Devant la montagne touffue, une ribambelle de spectateurs attendait notre récital. Ca sentait le foin, la brise soufflait dans mes narines. Je n’en revenais pas. L’adrénaline gonflait les veines, je filmais pour être sûr de ne pas rêver. On fait une micro-balance

 

On a envoyé les watts sans réfléchir. Des années de shows dans des conditions sonores imprévisibles nous avait rodé, on jouait à l’instinct, en se faisant confiance, façon Beatles au Shea stadium, le son des amplis noyés sous les cris. Ça paraîtra présomptueux, mais les circonstances furent les mêmes.

Le public s’est pris un truc violent dans la tête. Jusqu’à présent l’auditoire tapait dans les mains, chantait quand on le sollicitait, mais tandis que nous jouions, il se passa un truc. Soudain, une partie du public renversa la crash barrière et envahi la scène, comme invité tacitement par les sons qu’on faisait.

Une fois à bord, ils se sont lâchés.  Ça slammait, sa sautait à pied joint par terre, avant de remonter et de recommencer. Un nuage de poussière se levait. Nous forcément, ça nous déchaînait encore plus, on était encore plus violents. Un gars mettait de grand coup de poing dans mes cymbales. Il était en rythme, donc aucune raison de l’en empêcher. La catharsis était complète. Côté cours, un photographe m’invectivait pour que je sourisse tout en jouant. Bizarre comme, partout sur terre, les saltimbanques doivent étirer les zygomatiques.

 

J’ai eu grand frisson de révolution. A la fin du morceau, les flics ont attrapé tout le monde et l’a renvoyé à sa place, mais ils durent faire une chaine humaine pour empêcher les agités de revenir.

Quelle joie cependant, sans se comprendre, les spectateurs avaient copris notre message, naturellement. Hé, tout le monde, vous avez le droit de trépigner et de vous jeter contre les murs, ça ne changera pas grand-chose mais pour quelques minutes, vous aurez au moins le droit de vous défouler ! Si juste pour une seconde, j’ai permis à une personne de sentir capable de tout, j’aurais atteint le but de l’art. J’espère que cela sera mis à mon crédit le jour de l’ultime comparution. J’ai eu ce moment, je m’en moque si on ne reconnaît pas les Nitwits, je n’ai pas à écrire des pages d’analyses. Objectif chaos. Soulager la frustration, vider le pu. Mission accomplie. C’était si bon qu’on a suscité une émeute à Jinan. Merci les fans de punk Chinois.

Je réalisais que ce n’était pas qu’ils n’aimaient pas la musique occidentale, au contraire, c’est que la musique occidentale ne daignait pas venir à eux. Ça sentait l’Eldorado, le Klondike.

Après le show, Yeoh vint nous féliciter. Elle ne s’attendait pas à ce qu’on soit aussi vénère en France. On se dit au revoir. On signa des autographes par centaines, on ne pouvait pas faire un pas sans qu’on ne nous photographiât. Dingue. Derrière nous vint un groupe chinois très populaire, de vénérables popeux. On est rentré à l’hôtel, il fallait se lever tôt le lendemain, on repartait à Pékin.

 

Ritchie a mis longtemps à se préparer. Le bus pour la gare trépignait de l’attendre. Il est enfin arrivé, le véhicule est parti en trombe. À la gare, il y avait des contrôles, comme à l’aéroport. On a dû mettre nos bagages sur un tapis roulant, ils sont passés aux rayons X. On a couru jusqu’au quai, on était grave en retard.

« J’ai oublié ma valise au portique ! » s’exclama Matwis en se tapant le front, alors que nous étions sur la passerelle qui enjambait la voie ferrée.  Il est reparti comme un flèche à contre-courant,  remontant le fleuve humain. On a flippé, mais il est vite revenu. In extremis on a sauté dans le train, les portes ont pincé nos fonds de culotte. A une seconde près, c’était raté. On a parcouru les voitures jusqu’à la nôtre. Arrivé à nos places, Andy s’est fait copieusement engueulé par le groupe de pop. Pas besoin de parler la langue pour comprendre qu’ils disaient « tes débilos de français nous ont mis à la bourre »

Cette fois, le moyen de transport était comme Yeoh nous avait décrit celui qu’on aurait dû prendre à l’aller. Première classe, larges sièges, vitesse du son. On a rejoint notre destination en un heure et demie. Déroulé en parallaxe du paysage. Même constat d’urbanisation galopante, semblant s’échapper d’une boite de pétri. Des buildings à cent étages, par grappes de quinze. Au vu de cette modernisation, j’avais la prémonition que la balance changeait de côté. Pour nous cela allait être le début de la tiers-mondialisation. A eux les voitures, à nous les vélos. Ce n’était pas comme si ce n’était pas mérité. Après des siècles de domination occidentale arrogante, cela ne m’étonnais guère que le boomerang nous revienne lentement dans le front. Enfant dépité de la génération oubliée, coincé entre les boomers qui s’étaient éclatés avant de nous faire flipper à coup de sida satanique, de drogues dramatiques, de divorces déprimants, de Cocoricocoboy lamentable, et les engeances après nous, bichonnés par nous, dressés dans l’amour de la productivité, pour qu’il ne vivent pas la même dépression que nous, finalement aussi délurés et niais que leurs grands-parents, que vouliez-vous que cela me fasse, qu’on soit voué à fabriquer des baskets pour les nantis du futur ? Regardez, rien que la tête de notre président, ça donne une idée des effets subis par la classe de Tchernobyl. Nous étions des Cassandres. On avait même écrit une chanson de ce nom.

 

L’Inter City Music Festival avait lieu au parc olympique de Beijing, prêt du stade de volleyball. J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du lieu exact, était-ce là, près du gymnase de l’institut de technologie, ou du stade indoor ? C’était tellement immense…

Et puis, je n’avais pas le temps de me repérer. Quand on est sorti de la gare, il n’y avait pas de taxi. Andy a demandé à un type qui trainait quelques rues plus loin, s’il serait d’accord pour nous emmener, moyennant finance. Je constatai la simplicité des relations. Vous aviez un problème, il suffisait de demander au premier venu un coup de main. Le pouvoir des yuans était plus brutal, mais moins hypocrite que celui des euros dans ce cas. Il accepta, et nous amena sans encombre à la lisière du festival, un gigantesque espace vert.

De gros nuages blancs poussés par le vent permettaient enfin au ciel bleu de se manifester. Depuis que nous étions là, les cieux étaient laiteux, et l’absence de vent empêchaient la brume fuligineuse de bouger. Aujourd’hui, il faisait beau, et l’herbe brillait de toute ses lames. On se dirigea vers le site, il y avait deux scènes. Une principale, énorme, aguichante, digne d’accueillir des artistes de renommée internationale, et une plus modeste, encadrée de structures métalliques, pour les groupes plus modestes. Nous étions prévus sur le main stage, mais à cause du passeport de Matwis arrivé trop tard, Andy n’avait pas pu nous sécuriser la place. On le verra un peu plus bas, ça n’avait pas trop d’importance. Ritchie avait cassé une corde de sa gratte, et n’en avait plus de rechange, il partit donc avec Andy dans le cœur de la ville en chercher une, nous laissant près de la petite scène, où nous posâmes notre matos. Un groupe de blues rock jouait, mais ce n’était pas trop passionnant, Juan Lucas et moi allèrent flâner dans le parc. Super endroit, des boules disco accrochée aux branches d’arbres. Un détail me frappa. Le moindre gardien, comme ici ceux du parc, portait un uniforme, pareil, sauf pour les galons, à celui des policiers. On en avait vu partout, même sur les placettes où les chinois âgés, dans le respect du vieux cliché occidental, pratiquaient leur tai chi matinal. Que ce soit un portier d’immeuble ou un facteur, tous portaient la casquette militaire et la tenue guindée. Je me demandais si ce n’était pas pour cela qu’on associait empire du milieu et état policier, ces costumes martiaux, car en vérité, je ne sentais pas vraiment l’oppression, malgré le dawa qu’on avait mis la veille et nos dégaines hors sujets de camés. Je parlerai plus avant de cela, dans l’autre partie de ce chapitre.

En attendant, avec Juan, on avait la dalle. On ne jouait pas avant 20h, on était en milieu d’après-midi, et il n’y avait pas une baraque à sandwich en vue. On chercha un moment, mais on ne trouvait pas de quoi plaire à nos papilles gauloises de gueux, on voulait de la junk food. Soudain, nous tombâmes sur un stand qui vendait des cacahuètes encore dans leur cosse. Parfait ! Trop Bon ! Comme au bar ! On acheta un cornet. Étrange… les coquilles étaient molles. On en ouvrit une, on partagea les cacahuètes, et pfrouah ! on les recracha aussitôt. Elles avaient macéré dans le vinaigre, et nous n’étions pas habitué à cette saveur. Goût de fœtus de colvert. Dépités, on abandonna le paquet, et nous reprîmes notre déambulation.

A un autre stand j’achetais un t-shirt du festival, ou notre nom fréquentait celui des austinites de And You Will Know Us by the Trail of Dead, J’étais trop fier. Il était blanc, avec dans le dos les noms programmés, en police argentée. Très clinquant. J’en prenais un S pour Gina. Elle n’a jamais pu le porter. C’est la fringue la plus mal taillée de l’histoire, large comme un tipi. Mais c’est la preuve que j’ai été là-bas pour jouer avec mes copains, alors qu’importe le trophée.

Ritchie revint, avec la nuit à ses talons. Le temps de rafistoler la guitare, c’était notre tour de renter dans l’arène. On put faire une balance, le concert sur la grande scène jouait encore.

Il faut savoir que les shows se chevauchaient. Dix minutes avant la fin d’un set, le groupe suivant attaquait. En gros, cela autorisait d’alterner les changements de plateaux. Pendant ce temps, le public passait d’une scène à l’autre. Tout le public.

Pendant que dix mille personnes s’agglutinaient devant les tréteaux, on attendait le feu vert pour attaquer. Et on se pelait grave. Le jour parti, la chaleur malingre en avait fait de même. On s’agitait comme des sportifs à l’échauffement. Mon vieux kung-fu me revenait, je reprenais des postures contraignantes, à fortiori réchauffantes. Matwis jouait le sparring-partner involontaire, je faisais la boxe de la mante religieuse. Une bande de gamins, qui avait pu se glisser jusqu’à la barrière, se bidonnait en me pointant du doigt. Regardez la posture naze de cette asperge à gros nez !

On a attaqué par « Wake Up », une chanson surf. Le roulement de tom de l’intro, je me caillais tellement, je l’ai joué hyper vite, on est parti à mach 10, encore plus rapide et nerveux que d’habitude. A la fin du morceau, un monstrueux mugissement nous déferla dessus. Nous étions comme avalé par un requin-baleine complètement marteau de notre musique. Ce fut une de nos meilleurs prestation, toutes dates confondues. Entre chaque pause, dans la lumière nue je voyais dix mille personnes hurler sans parler, entendre en écoutant, et danser. Le pied.

À peine terminé, il fallut démonter les cymbales, remettre les instruments dans leurs housses. Sitôt descendu, les minots coururent vers moi. « Monsieur, vous êtes trop fort ! Trop fort ! » paillaient ils en anglais. La fierté me collait un sourire d’idiot sur la gueule. Ils me demandèrent de signer leurs places, ce que je faisais bien volontiers, avec force smileys.

Andy nous incita à tracer, on était pressé. On devait prendre l’avion pour aller à Shanghai. Mais les choses devinrent incroyables, alors que nous traversions le parc, les gens arrivaient par essaims pour se jeter sur nous, nous réclamants photos et dédicaces. On était aux anges, tous les quatre. C’était comme si nous étions morts et avions rejoint le paradis des musiciens, là où tout le monde vous adore et vous trouve génial pour l’éternité.

Malheureusement, Andy dû couper court et mettre un terme à l’assaut de nos nouveaux fans.

« Désolé » disait-il en repoussant les bras avides de souvenirs « Plus de photos, plus d’autographes. Ils ont un avion à prendre » Pouvait-on faire plus rock-star que ceci ?

 

Dommage, j’aurais bien voulu avoir des réactions à chaud, juste pour me savonner l’ego bien sûr, il y avait peut-être des zicos d’autres groupes dans la foule, on aurait pu discuter avec eux, avoir de nouveaux plans pour l’avenir, mais ça, je ne le saurais jamais. J’espère que ça a donné envie aux enfants de se mettre à la musique, comme les français bizarres qu’ils ont vu ce jour-là. Ils ont peut-être monté de méchants groupes. Et tant pis si ce soir, je n’ai pas pu me vautrer dans la gloriole. Je ne faisais que passer, je ne voulais pas déranger. Je préférais laisser un sillage qui peut être a rendu la rage au gens. Semer le vent, parfois, c’est cool.

 

Cette fois, nous ne sommes pas arrivés en retard. Un taxi nous a posé à l’aéroport, on a eu le temps, Juan, Matwis et moi de nous acheter des cartouches de clopes chinoises au goût de détergent. Le vol pour Shanghai ne durait qu’une heure. Dans l’appareil, l’hôtesse nous donna les consignes de sécurité dans un anglais à la prononciation délirante, puis on s’envola encore vers les pigments sombres.  Il nous restait encore deux dates dans la ville sur la mer, le quartier général du label ZLHF.

 

(à suivre)

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