Tournée Lo-Elektrolux 2005. Partie 3. Suite et fin.

 Dans Mémoires de musicien
Il parait que les Ramones étaient imbattables au Trivial Pursuit, questions bleues, géographie. Ils avaient tellement tournés, qu’ils connaissaient des paquets de villes.
« -Question pour le camembert : Quelle est la capitale du Sri Lanka ?
-Sri Jayawardenapura Kotte.
-Bonne réponse, bravo Joey ! »
En soirée, j’aime bien dire, quand l’occasion rare se présente : « Ah Thiers, six siècles de coutellerie ! » ça fait Ramones. Pardon, calé en géographie.
Thiers, Puy de Dome, Thiers, ville maudite, où la jeunesse s’échoue dans les gorges sombres de tes flancs déchirés. Les fantômes couverts de charbon de la révolution industrielle laissent des empruntes de suie sur les trottoirs, preuves du martyrs des familles ouvrières, mortes dans les feux d’enfer des fourneaux. Ils auront été les témoins de cette date, qu’aucun devin n’aurait pu prédire aussi bizarroïde, pour ne pas dire malaisante, malfaisante.
Il ne reste aucune trace de notre passage. Ca s’est tellement mal passé qu’à cet endroit, les pages du journal de bord ont été arrachées. Non, j’en fais des tonnes.
On est arrivé dans la cité mérovingienne par en bas. La vallée était déjà la ville, recouverte de clapiers à humains, puis, lorsque on attaqua la colline, les bâtiments se ratatinèrent, se firent anciens, s’agglutinèrent en masses de pierrailles imprégnées du sang des générations. Yeah. On a fait un peu de tourisme, c’est à dire qu’on a erré sans but dans les rues avant de nous rendre à la Gratte à Deux Pattes. Arrivé trop tôt, le lieux n’était pas encore ouverts, fallait bien s’occuper. Donc, nous sommes passés devant des vitrines pleines de surins (80% des couteaux fransouzes viennent d’ici).
Cela devait être dù aux associations d’idées induites par toutes ces lames, mais il suppurait des lieux quelque chose de violent et de caché, comme un rite sacrificiel terrible, où des cous sont tranchés. Et pas forcément des cous de poulets. On a fini par déboucher sur une plateforme, une promenade qui donnait regard sur les élévations du Massif Central arrivant. Malgré le parking et les aménagements pour piétons, l’endroit semblait se propulser vers une verticale, comme la plus sacrée des montagnes incas. De ce large espace dégagé infusait une force païenne qui me semblait d’une cruauté hors du commun. Ô, il y avait du en avoir un paquet ici, de cœurs arrachés et d’holocaustes cannibales, pas étonnant que le site se soit transformé en haut lieu de la fabrication de coutelas. On ne me fera pas croire que seule la force motrice de la Durolle a favorisé l’industrie. Honte à moi, bons habitants de Thiers, votre ville est superbe. Mais je ne veux pas mentir dans ces confessions, tel était mes impressions. Subjectives.
Il faut savoir que je m’étais bien monté la tête avant qu’on arrive. Quand on voyage sans bouger, assis dans un véhicule, on réfléchit pas mal, on creuse ses méninges et on finit par tomber sur des galeries creusées par des créatures pensantes qui existaient avant nous. Dans ces errances là, favorisées par le grand embêtement vert et jaune des champs, je réfléchissais aux similitudes entre l’humanité et le cancer. Dans notre voiture, nous n’étions qu’un globule, nous naviguions dans le réseau sanguin d’un corps que nous appelerons ici France. Les autoroutes étaient les artères, les nationales et les départementales des veines plus ou moins petites, jusqu’au veinules des chemins et des sentiers. Et tout ce réseau menait de tumeurs en métastases. Les plus grosses s’appelaient Paris, Lyon, Marseille, Nice, Bordeaux, ainsi de suite. Toutes les grosseurs étendaient lentement leur kératine de béton, comme  des zergs leur bave, necessaire à leur expansion. Parfois, une masse bénigne finissait par sécher, un hameau, un village abandonné, mais c’était négligeable. Le cancer humain enflait envers et contre tout. Pourquoi cancer ? Parce qu’il prenait la place de l’organisme principal : la terre, et de sa biologie : la nature sauvage. Tant que nous restions des parasites, notre rôle se concevait. À une petite échelle, nous aménagions gentiment le terrain, comme une flore intestinale. À l’ère des machines, nous débordions, desharmonisant le système, déréglés et déréglant, car nous nous pensions régulateurs de tout. En vérité, nous ne valions pas mieux qu’une hypophyse détraquée. Nous n’étions plus bon qu’à essayer de nous racheter une bonne conscience, en vain.
Et le paysage défilait. Cédric, Tom et Yann discutaient. Je recollais ma tempe contre la vitre.
Je pensais a ceux qui n’étaient pas encore nés, et qui, lorsqu’ils auraient l’âge que j’avais a ce moment précis, ne concevraient même pas que ce qui se passait maintenant avait pu se passer. C’est le genre de délire qui me faisait me sentir minuscule, et j’espérais qu’il rendrait les autres insignifiants, mais bizarre bizarre, je les trouvais tous moins inexistant que moi, comme si j’avais depuis le départ, un pied de l’autre côté de la ligne entre l’être et le néant. J’étais toujours moins, depuis le jour où j’avais hurlé mon désarroi de sortir de la matrice de ma mère, que cette succession de dominos tombant les uns sur les autres sans prévenir, sans se douter, sans se rappeler qu’il y a toujours un domino derrière qui va leur tomber dessus, se succédant comme les kilomètres avalés par la lomobile…
Wwaaaah, fallait que je fume. Pour arrêter de trop penser, et penser juste avec joie. Sans cannabis, mes réflexions descendaient trop loin et le câble du bathyscaphe rompait. C’est vaniteux de croire que mes méditations aient été profonde, mais c’est au moins l’impression que cela me donnait : celle de tomber au fond d’un ravin sous-marin. J’avais une autre excuse : dans la voiture, je lisais « Machine Molle » de William Burroughs.
Saperlipopette de bouquin. J’arrivais à peine à saisir la queue d’une phrase, qu’elle me restait dans la main, comme celle d’un lézard. Et puis Will utilisait sa technique du cut-up en plus, des bouts de propositions, de prédicats, de compléments et de conjonctions collés au hasard des coups de ciseaux. Mais avec talent. C’est ça Burroughs, ça a l’air fou, mais chaque sentence te mord jusqu’aux sang. « J’ai forcé un autre homme à mettre la peau vert-plant-merde sur la chair animaux collés ensemble ».  Pan. Une balle dans ta nuque.
J’avoue que je lisais la machine molle pour l’exploit sportif, arriver jusqu’au bout pour me dire, ouais ! Je n’ai pas abandonné ! J’ai une endurance de dingo ! Je suis pas un rigolo ! Ça m’a aidé plein de fois quand il a s’agit de visionner, lire, écouter des monuments à absolument connaître pour etre un initié. Ici, le challenge, c’était de survivre à la bête Burroughs : insectoide, machinale, purulente, vicieuse et vorace.  Pour être un véritable beatnik. Pour secrètement me la jouer, bien sûr. Pour quand arriverait le jour où la caméra serait braquée sur moi, et que je dusse tirer mon épingle du jeu. Évidemment, ce n’est jamais venu. Pas la caméra, l’épingle tiré. Se planter toujours au moment crucial, c’ est une sorte de don chez moi. J’écrirai plus tard à propos de mes passages à la télé.
Bref, j’en étais là, devant le panorama et l‘écume aux lèvres. Suspendu à la forêt renversée au dessus de nos têtes, l’azur comme une mer à nos pieds. Des accords qui auraient fait vomir d’horreur Ornette Coleman et Seth Putnam me chignolaient les oreilles. C’était la symphonie des synapses et des bruits du quotidien, la cacophonie la plus absolue. Mon enveloppe corporelle gardait son air ahuri générique. À l’intérieur, le vacarme était silencieux, puisque imaginé.
On est reparti des sommets de la commune, et on est allé rouler sous les frondaisons. La route serpentait, surplombant les rapides. On s’est arrêté à un musée/galerie d’art. Un ancien rouet je crois. Il y avait une exposition d’œuvres qui m’ont laissé un souvenir impérissable. Je me souviens qu’il y avait des billes en fer sur le sol, à un endroit, et puis c’est tout  Je pense qu’on s’est un peu comporté comme IAM, dans Attentat II. On a pas mis le souk, mais on a pas mal fait les andouilles. La dame de l’entrée nous a dit qu’elle nous avait trouvé très drôles sur les caméras de surveillance, à faire les singes. Elle était sincère, il n’y avait personne à part nous. Les journées devaient être longues. On est comme ça, les marseillais. Les estrangers du dehors pensent que nous sommes des malappris chaotiques, erreur, nous sommes des antiques turbulents. On ne peut pas s’empêcher d’être sarcastique, d’agir comme des miroirs quand l’occasion est à saisir. À Athenes, nous aurions été des Aristophanes. D’ailleurs, nous sommes une anciens comptoir fondés par des hellènes. Ceci explique cela. Une autre illustration de cette caractéristique : un jour certains d’entre nous sont montés à Paris mettre le boxon. Ils chantaient un air qui a fini par s’appeler la marseillaise. Arrêtons là ce chauvinisme convenu.
Puis enfin, on s’est rendu à la Gratte à Deux Pattes. Une usine de décapsuleur désaffectée, longée par une minuscule route, au milieu des bois. Ambiance Projet Blair Witch, le premier, celui qui fait peur.
C’était un squat. Des squats j’en ai fait des tas, à dormir dans des flaques jusqu’au palace DIY. Ne vous faites pas avoir par le mot, individus lambda. Ca ne rime pas avec punk à chien, ça dépend surtout de la personnalité des occupants. S’ils sont attentionnés, c’est génial, s’ils en ont rien à faire de rien, c’est l’horreur. Le prisme du squatteur est donc large, et non, ce ne sont pas les affreux coucous cannibales que nous sortent les pourvoyeurs de faits divers, pardon, les journalistes des chaînes nationales, pour nous garder dans l’angoisse docile, entre deux canicules et trois hausses des prix. Ayez peur, Con-citoyens.
Sur l’échelle du squat, ben celui-là, il faut l’avouer, il était dans la catégorie moyen-bof. Quand on a débarqué à l’étage-salle de vie, on a vu des lits de camps qui nous attendaient. Des lits de camps de 14-18, dans lesquels des poilus étaient morts. C’est ce que maintenait Cédric, non sans un certain venin, mais il faut être honnête, ils avaient VRAIMENT l’air de dater de Mondiale Guerre Une.
C’est dommage, mais cela à tout de suite inseminé une mauvaise impression dans l’equipage. Et qui dit mauvaise impression dit mauvaise interprétation. Nos hébergeurs avaient l’air de keupons un peu je m’en foutiste, mais n’étaient pas bien méchant, au contraire, sympathiques, rustiques, amicaux. Quoiqu’il en soit, cela à jeté un froid, et lancé un sort de persiflage sur nous… C’est vrai qu’ils étaient légèrement inquiétants. Allez, je ne vais pas mentir, on a pas arrêté les commentaires désobligeants, et la réalité historique m’oblige à resservir tout ça tel quel.
En cadeau de bienvenue, ils nous ont offert dès décapsuleurs qui avaient été fabriqués de temps de la splendeur passée du site. J’ai toujours le mien. Petite visite des lieux, une ancienne fabrique, une cours centrale, des bâtiments annexes au bord de la rivière.
Un bel endroit pour faire pousser du cannabis sativa indica.
C’était le milieu d’après-midi, Xavier testait des effets visuels en tourbillonnant, la caméra à bout de bras, tel un derviche tourneur. L’effet était sympa.
La salle de concert était au rez de chaussée du logement principal, elle était de taille moyenne, le public formait un U autour de la petite scène. On a posé les instruments dessus, transbahuté les amplis depuis les voitures.
Il y avait un côté grange dans cet endroit, Yann me dit qu’il avait vu des poules passer. Mais il y avait il vraiment des poules ? C’était peut-être des poules fantômes !!!
On est remonté manger, et on s’est rendu compte qu’on était logé par des végétariens machos, ils mangeaient de la salade préparée par leurs femmes. On a eu droit à la salade de riz « fouzitou » célèbre et redouté des musiciens en tournée. Tom, qui est un saigneur, était malheureux comme les pierres. Entre-temps, le soir repliait sa nappe rouge.
Le public arrivait et une drôle d’ambiance aussi. Un feeling étrange dù au défilé de trognes du cru. Des trognes, il y en a partout, en bas de chez nous, dans la rue, au bistrot du coin, nous même sommes en possession de trognes pas piquées des vers, mais les trognes que l’on ne connaît pas sont toujours auréolés du mystère de l’inconnu, et on s’invente des histoires pour les expliquer : d’où viennent elles ? pourquoi ces dents en moins ? pourquoi ce nez tordu ? Et comme à chaque fois qu’on se fait des films, on se fait peur.
Ils nous est venu à tous la même psychose : et si nous étions dans Délivrance ? N’y avait il d’ailleurs pas un mec avec une vache ? Ou en train de se faire sucer par un veau qui venait de naitre ? Non, ça c’est dans Calvaire. Hallucinations Collective Totale, mais tenace. Fallait de toute façon démarrer, l’heure tournait, pas vraiment d’animosité mais un froid. On se sentait étranger, et eux étaient les autochtones.
En vérité, je me souviens que les shows n’étaient PAS MAL DU TOUT. Salle comble. Il y avait des commentaires agaçant de certains pris d’ébriété, mais ce n’était que de petite piques de défis lancés parce que le spectacle plaisait.
Une voix dans l’assistance : « Enculés ! »Cédric, du tac au tac « Tiens… Un marseillais ». Rires amusés.
Mais avec des rockers susceptibles, l’échauffourée aurait pu éclater. Vous le savez, le bourrachos a rarement de mauvaises intentions, mais il n’est pas fin, c’est ce qui le rend apte aux embrouilles. L’un dans l’autre, les deux formations ont assuré, et on payait notre droit au respect. No problemo.
C’est après la soirée que j’ai commencé à serrer. Pourtant, au début c’était sympa. En haut des escaliers menant au dortoir, yYann et moi avions partagé un lonzo. Tout le monde ronchonnait de la bizarrerie des lieux et des gens. Il n’était pas trop tard, mais on était vanné de la route, des balades, des concerts, et du stress de se sentir mal à l’aise ici. On s’est couché, le drame commenca. Mon lit de camp était attenant à la cuisine américaine, et dans cette cuisine, les habitants du lieu avaient décidé de continuer la fête, comprenez chiquer des bières, fumer des pétards, et bavasser.  Je l’ai déjà dis, je ne suis pas un fêtard, là j’étais obligé de cohabiter avec
ma pire espèce d’archennemi : le type qui ne sait pas s’arrêter.
En face de ma place se trouvait une horloge. Il était minuit. Ça blablatait en avalant des bières cul sec, tout en roulant des spliffs, Impossible de dormir, mes veines étaient surchargées de caféine, et le zonzon à proximité trop subtilement insidieux pour justifier de ma part une scène homérique du style « fermez la, bande de punks sans chien !!! » D’une part parce que j’étais un invité, et qu’a Rome, on fait comme les romains, d’autre part, parce que je suis d’une couardise colossale. J’optais pour la solution du « faire contre mauvaise fortune bon cœur ». Mes compagnons semblaient tous assoupis. Veinards…
À une heure du matin, l’un des convives dit : « allez, une dernière bière et on s’en va ». Enfin. Mon calvaire allait s’achever.
À deux heures du matin : « allez, une dernière bière et on s’en va. » Je commençais à m’imaginer lapider la tablée à coup de canettes vides, à arracher leurs pommes d’Adam à la mâchoire, puis jeter leurs dépouilles en train de se vider dans la grande poubelle qui jouxtait la cuisine, avant d’y mettre le feu et de danser en autour.
À trois heures du matin : « allez une dernière bière et on y va »… C’en était trop.
Je me suis levé, et suis allé m’attabler en attrapant le joint qui tournait. Quitte à ne pas dormir, autant profiter de la drogue.
Eric et Yann, qui comme moi, ne trouvaient pas le sommeil et feignaient seulement, semblèrent se libérer de leurs draps. Ils vinrent nous rejoindre. C’était plutôt cordial, on s’immisçait poliment dans la discussion… Je cherchais surtout à m’assommer de teuteu pour pouvoir enfin rejoindre les bras de Morphée.
Un des gars du cru senti mon désarroi circadien. Il sorti une petite boulette mordorée de son étui à cigarette, et me la présenta entre le pouce et l’index.
-Qu’est ce que c’est ?
-De l’opium, t’en veux ? Il n’y a qu’à l’avaler affirma t’ il sans plus de commentaires.
De l’opium… J’ai pensé au mangeur d’opium anglais, De Quincey, Kipling, la décadence sophistiquée, l’assassine consolatrice, le poison parfait… Ça c’était vivre le Romantisme, pas le romanesque, Une expérience à tenter au moins une fois. Je ne me voyais pas accroché pour une seule prise dans le simple but de DORMIR, alors…
La pastille à fini dans mon ventre. Mon fournisseur me conseilla de retourner m’allonger pour mieux profiter, je ne me le fis pas dire deux fois.
Il n’a pas fallu longtemps avant que les effets commencent. Mes muscles se sont détendus, une sensation de bien être s’est invitée. Un sentiment assez rare pour que je le note : j’étais en intégralité bien dans mes baskets, autant sur le plan physique que mental. Les palabres incessants se sont dissous, mon intellect se fixait ailleurs, les ignoraient sans se retourner au moindre éclat de voix. J’avais l’impression d’être un 45 tours passé en 33. Suuuupeeeerrrr… Claude François est sorti des nuages roses, Jimi Hendrix était la lui aussi. Quand j’ai rouvert les yeux, c’était le matin, la flotte buvait le café, impatiente de décarrer. Je ne suis pas sûr, pour Cloclo et Hendrix, je crois que j’ai inventé ça, mais nom d’un petit bonhomme en mousse, c’était vraiment agréable, ce moment.
Le temps a passé, j’ai appris que ce que j’avais pris n’était pas de la friandise de Kublay Khan, mais en fait du rachacha, un produit artisanal, fabriqué avec le suc des têtes de pavots incisées. C’est loin d’être aussi fort que le vrai produit. Maintenant que je suis perclus de douleur, j’aimerais bien remettre la main dessus.
Le lendemain, on a été réveillé tôt. Il y avait atelier jonglerie (véridique).
X : « Salut, vous avez bien dormi ? »
Cédric : « Tu te fous de notre gueule ? »
Rires gênés.
Sur ce, on s’est escapé vite fait, et on a poussé un soupir de soulagement une fois la salle dans le rétroviseur. Libre de s’exprimer, chacun pouvait y aller de sa pique.
Le rapport de Tom dans le journal de bord était tellement gratiné, que lorsque le récit a été publié sur le net, les gérants de la Gratte sont tombés dessus, et ils n’étaient vraiment pas contents de la mauvaise publicité qui les comparait à des bouseux consanguins. Ça se comprend. Les lignes ont été enlevées, le vitriol séché et épongé.
Honnêtement, en fait, c’était bien. C’est juste que cette fois, le courant n’était pas passé entre nous et ceux qui pourtant, étaient de la même Cause que nous. La Cause, celle dont parle NoFX. Ni pour la gloire, ni pour l’argent, ni pour l’amusement. Pour cette chose qu’on sent correcte, et qu’on ne peut pas ignorer. La Cause.
Avec le recul je me dis qu’on été un petit peu trop précieux, genre rats des villes condescendant envers leurs cousins ruraux.
Cela fait quand même des souvenirs rigolos à raconter, à enfler et déformer,  pour épater l’auditoire, à la marseillaise. Dont acte.
On y a rejoué avec les Nitwits quelques années plus tard, et c’était super mega genial, une presta des grands soirs. Un autre récit sera gribouillé à ce propos.Pour l’instant, on traçait la route dans notre mini-convoi. Direction Clermont-Ferrand vers un jour de relâche. Je replonge dans le journal de Tom.
Journée vide d’évènement. Un trou que, malchanceux malgré ses efforts, Yann n’avait pas pu combler. Monter une tournée c’est galère, il faut s’y prendre à l’avance très en amont, et même si Internet a un peu facilité les choses au niveau de l’envoi de son, ça reste pas évident. Oui, il y a plein de circuits différents, les assos, indés, les squats, les bars, les festos, les mjcs, et en général une tournée est un panaché de l’ensemble. Cependant, négocier une date c’est comme passer un entretien d’embauche quand on a seize ans. « Vous avez de l’expérience  ? Ben non, c’est pour ça que je cherche un premier travail. Désolé, si vous n’avez pas d’expérience, on ne peut pas vous prendre. » Concernant le démarchage de dates, remplacez « expérience » par « actualité ». « Vous avez de l’actualité ? Rah, ta gueule, on veut juste jouer. » Donc, voila, une journée sans rien.
On est parti faire une halte à Clermont-Ferrand. Voir Clermont et mourir, disait le poète. Clermont la Grande, Clermont la Grise. La triste cité n’était pas trop loin de Thiers.
Avant d’y aller, on a visité les lieux. Eric regrettait les bars de notre quartier, aux terrasses affalées sur les trottoirs du matin jusqu’au soir. On a trotté dans le centre, bu un verre dans un café, tchatché de tout et de rien. En fin d’aprèm, on a décollé vers Brives. Un cousin de Yann y habitait, qui nous offrait gîte et couvert. Ça nous rapprochait de l’objectif suivant, Rodez. Sur la route, on voyait des lotissements, des petites villas éclairées. Cédric m’a chuchoté, en leur direction : « Quand tu penses que là dedans, ils sont en train de regarder TF1… » « Prfh… »pouffais-je . Ça expliquait beaucoup. Bien sûr, pas tout le monde là dedans ne d’abrutissait pas devant la télé, quoique… C’était un commentaire édifiant de la part du chanteur d’Elektrolux : Partout au travers de la France, marinaient simultanément, devant les infos ou des divertissements dégradants, des masses gavées comme du bétail à l’écuelle. Contraste en arrivant chez le cous’ de Yann. On passait du campement sommaire de Thiers à un sweet home tout propre et confortable. Sous les regards terrorisés de ses filles, notre troupe de poilus aux odeurs mal définies s’est installé dans les fauteuils du salon du parent collatéral. Apéritif moelleux. Cédric raconta des récits de guerre. Dans sa jeunesse, il était engagé dans un rade, pour jouer tout les soirs, façon Beatles à Hamburg. L’ambiance était craignos, mais l’ecole formatrice. C’est dommage que ce genre de métier ne soit plus possible, à part dans quelques endroits hyper thunés qui ont conservé de bonnes vieilles traditions de larbinariat, je veux dire, celui de groupe maison (House Band, pour les cuistre). Si les petits clubs, les bars et les boites avaient encore ce principe de faire jouer un groupe pendant plusieurs jours consécutifs, ce dernier se ferait des armes du tonnerre. Oh oui, mon bon monsieur, ça coûterait trop cher, pourtant… L’investissement aurait des chances de créer un auditoire fidèle et grandissant, susciterai un désir d’excellence dans les combos, qui seraient donc de mieux en mieux. Mais la qualité, les concepts simples, tout ça, c’est tellement old school, quoi, voila, du coup. Zut, on a le droit de rêver. Laissez tomber, je digresse mal.
En tout cas, pour Cédric, la formation l’avait doté d’un sang-froid en béton armé, dont il ne se déparait jamais, à la scène comme à la ville.
Isa avait la voix qui fichait le camp, trop d’intensité dans le chant avait frotté se cordes vocales au papier de verre. Les propositions de recettes de grand mère fusèrent. Au diner, spaghetti. Genre de détail insignifiant au lecteur, mais pour le musicien qui ne s’est nourri que de salade de riz, de coca tiède et de barre mars, c’était une épiphanie. Mazette, ces spaghettis ! On aurait pu tricoter un pull avec.
On a dormi dans l’ancien appart du cousin, mi-habitation, mi-cabinet dentaire. J’ai dodozé dans le cabinet, avec les moulages et les dentiers, cette partie de nous presque immortelle qui orne le sourire des crânes.
Au réveil je retrouvai Yann, Tom et Cédric. Armés de guitares, ils fredonnaient Walk on the Wild Side. Le kawa avait un goût de plaisir simple, aussi clair et chaleureux que les rayons passant par les fenêtres. Les adieux faits, on est parti à Rodez, Aveyron.
On apercevait la cathédrale au dessus du bourg, noire et dentelée comme un château de vampire. Des nuées d’oiseaux, sûrement des corbacs, rajoutaient du gothique jusqu’au delà du bord. On se serait cru dans une toile de Caspar David Friedrich. Sublime. C’était aussi là qu’Artaud s’était fait electrochoqué pendant plusieurs années, cerné par la chiasse et les bergers fous. Ça devenait moins sexy.
La Guinguette était un pub au pied de la colline, dans les faubourgs. Joli tout plein et assez grand. L’endroit, construit en L, faisait salle de concert et restaurant, les deux zones, correspondantes à un des traits de cette lettre, étaient séparées par des panneaux de bois vitrés. Belle scène, estrade en hauteur. Les gars du bar, aimables. On était fin prêts pour s’installer, quand les mecs au comptoir nous apprirent qu’eux, ils n’étaient là que pour la bière, le sondier, lui, ne serait pas disponible, il avait eu un accident. Maledizione, comme aurait dit un zicos italien ! On a dû monter tout le plateau, retours compris. Yann, Isa, Cédric et Eric, les plus expérimentés, s’occupèrent de tout brancher jusqu’à la console, de régler le son. J’ai fait le seul truc que je savais faire, j’ai monté la batterie. Eric est parti chercher des câbles, et n’est pas revenu. Enfin si, il est revenu à la fin de l’après-midi, des heures plus tard. C’était histoire d’instiller un peu de suspens.
Voici venue l’heure de mon dernier remplacement. Il y avait du peuple. Au restaurant. Mais avec Lo, qui ouvrait, on s’est lâché tant et si bien que les mangeurs venaient voir, et restaient. Une sensation qui fait chaud au cœur de tout saltimbanque, voir une salle se remplir, ça veut dire qu’on plaît, où du moins qu’on intrigue, et pour les carencés en affection, c’est beaucoup mieux qu’une thérapie. On a joué un set rapide et nerveux, les instrumentistes se déliaient, de plus en plus à l’aise.
Hélas, Hélas, Hélas, le pied de caisse claire, à cause de trop de déplacements, d’émotions variées et de bourrinage, a rendu l’âme. Ça ne tenait plus. La caisse claire dégringolait. Une batterie, c’est un assemblage de vis et de tuyaux, auquel on fixe des éléments, des cymbales, des tambours, des cloches, des poêles et des casseroles. Quand on en prends pas soins, comme moi, la langouste de métal se délite plus vite qu’un bateau dans la mer d’Aral. Heureusement, c’était arrivé juste a la fin du show. Pendant le set d’Elektrolux, Tom, à genoux, fut préposé au maintien de l’ustensile pendant que je jouais. Le pauvre en a non seulement pris plein les esgourdes, mais aussi dans la tronche. Dans le feu de l’action je lui ai mis un coup de baguette de toute mes forces dans la figure. On peut donc dire que Tom a servi de tom (nda : ceci est une blague de batteur.)
Mais le rail karmique possède beaucoup d’embranchements, quelques minutes plus tard, en me levant pour revisser un papillon de stand cymbale, je me prenais un bon revers de tête de la basse d’Eric sur le râble. Intense, le pestacle. Le public a aimé. Une fois terminé notre pantomime, on a discuté avec les gens. Ils me distribuèrent ma dose de sourires.
Unique soir d’hôtel pour nous, un Formule 1 offert par la Guinguette. Ce n’est peut-être pas grand chose pour vous, mais pour nous ça voulait dire beaucoup. Chambre partagée avec Eric et Tom, on avait chacun un livre en main, de vrais intellos. Après une ou deux pages à manger du scolopendre hallucinogène avec Bill Burroughs, je suis parti dans un sommeil sans songe.
Au matin, Cédric est rentré dans la pièce, et il a failli raquer par terre. Oui bon, on sentait le renard, on avait sué la veille, et prendre une douche représentait une véritable corvée avant d’aller se coucher, surtout qu’elle était grande comme un cercueil… Alors, oui, ca shlingait. En vain j’aspergerais de parfum. On aurait dit que quelqu’un avait cagué dans un champs de lavande. Grunge, quoi !
Ensuite, direction Montauban, et pour moi, la gare. Mon CDD prenait fin. Sur le quai, je remerciai les copains. Intérieurement, mon discours était : « ce n’était que quelques jours, mais grâce à vous, pendant ce temps, j’étais défini, j’avais une fonction, j’étais musicien. Je pouvais dire : hey, je suis musicien. Ça n’a pas de prix ce vous m’avez  donné. Vous m’avez offert la sensation qui me manquait. La sensation d’exister. Vous m’avez fourni ce qu’il y a de plus précieux pour les apprentis artistes : un peu d’estime de soi. Merci, merci, merci, du fond des tripes, merci. »
Bien sûr, je n’ai rien dit. Direction Marseille. J’avais un concert le soir avec les Nitwits, au Dan Racing. Quasiment une semaine à faire de la musique tout les jours, ouah, j’enfilais des chaussettes de félicité pleines à craquer de dopamine. Ne pas savoir qui on est, c’est le mal du millénaire. Courage les zamîches.
Un plus tard dans la journée, le reste de la communauté retrouvait ses batteurs officiels, Full Metal Eric et Blood Red Manu. La tournée se poursuivit. Au Son, à Montauban, où ils dormirent dans un internat, puis à Montpellier. Depuis cette épopée, il s’en est deroulé du câble. Lo s’est arrêté, Yann et Isa ont fondé le superbe Usken. Elektrolux se sont séparés, Eric est parti faire Catalogue, de l’or en barre, Manu et Cédric de leur coté, on monté le duo Shiloh, c’était puissant comme la guerre civile américaine, maintenant, ils sont dans No Jazz Quartet, monumental et beau. Même la mort meure, et le spectacle continue.
De mon côté, je rejoignais mon gang. On a fait le gig à l’inénarrable Dan Racing (je raconterai ça ailleurs), trop claqué, je n’ai pas fini tard.  Je regagnais mon phare, puant et joyeux. Un petit jointos, un peu de musique en aléatoire sur le winamp, et puis je trifouillai., je continuai mon bouquin, me levai pour me servir un coca.
« – Pop-hip! Pop-hip!
Si tu continue à faire le bouffon je t’exclus du Crou !
Et puis donne-moi cette guitare électrique !
– Nan ! »
Je tombais en syncope en écoutant Stupéfilp. Je reprenais conscience des heures plus tard, réveillé par Melt Banana.
La fissure s’agrandissait. deuxième avertissement.
(Fin de la tournée Lo-Elektrolux. Merci à Yann pour les compléments d’anecdotes. Illustration : Cédric Trolux pendant un arrêt-pipi en rase campagne.)
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