Saisons monegasques 2005-2012. Partie 1.

 Dans Mémoires de musicien

Avant de commencer cette partie, je suis obligé de donner certains détails biographiques. L’ensemble de ces textes se concentre sur mes « années rock », mais il est nécessaire d’apporter ces précisions.

 

Ce sont mes grands-parents maternels qui m’ont élevé. Grand-Mère était concertiste. Grand-Père était un ancien gouverneur du Tchad, puis sous-préfet de Vienne, enfin préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon.

En faisant des recherches à son sujet, j’ai trouvé, dans un article Tchadien, qu’il était surnommé « le Cruel ». C’est étrange. La première personne à m’avoir appris à ne pas juger les gens sur la couleur de leur peau, c’est lui. L’Afrique, il ne s’était jamais tout à fait remis de l’avoir quitté. Il était extrêmement cultivé, me laissait jouer avec ses palmes académiques, trouvait toujours l’occasion de répondre à mes questions, de m’apprendre quelque chose. On lisait des bds ensemble, et il m’expliquait tout. C’est pourquoi Achille Talon me plait, il me faisait penser à lui. Il m’a fait adorer l’histoire, la littérature, la mythologie, la langue française, aimer savoir la vie des humains du monde entier. Il me parlait comme si je fus adulte, et j’appréciais vraiment qu’il me considérât apte à comprendre ce que les grandes personnes refusent d’expliquer aux enfants. « Tu le sauras quand tu seras plus grand », voilà un constat d’impuissance et de négligence.

Grand-Mère, comme je l’ai écrit ailleurs, jouait du piano avec virtuosité. Debussy, Liszt, Gershwin, Chopin… mes premiers émois musicaux sont ceux vécus devant cette femme domptant son piano d’étude. Savoir jouer d’un instrument m’a tout de suite paru une compétence qu’un gentilhomme se devait de posséder. Cependant, elle refusa toujours de m’apprendre, prétextant son incapacité à la pédagogie.

Elle n’avait pas pu poursuivre sa carrière très longtemps, car elle avait dû suivre son mari à Fort Archambaud, puis Fort-Lamy N’djamena. Tout les deux me racontais des histoires fantastiques sur leur vie dans ce pays : les buffles, les antilopes, les colonnes de fourmis légionnaires qui mangeaient les chats vivants, les araignées aveugles et folles, les serpents bananes planqués dans les poignées de porte des pick-ups, les autruches apprivoisées, Moussereau, le lion de savane, amour de ma mère, Les terrifiants hommes-léopards et les hommes-crocodiles, les chauves-souris roussettes dans la douche, les éléphants saouls qui ravageaient les villages, les anthropophages aux dents limées qui mangeaient leurs morts, et qui ne comprenaient pas pourquoi on le leur interdisait, Errol Flynn et John Huston qui venait tourner les Racines du Ciel, Flynn ivrogne, Huston obsédé par la chasse à l’éléphant, chasseur blanc, cœur noir, les chevaux, les pilotes, les hyènes, la danse rock’n roll. Tout cela transpirait l’aventure et me ravissait.

Pourtant, ma Grand-Mère éprouvait l’amertume d’un carrière artistique excisée. Elle buvait beaucoup. Elle devenait acrimonieuse. Se disputaient avec son mari. Le ton montait. Mon grand-père la tapait. Quasiment tous les soirs. Parfois la police venait. Mais quelques jours plus tard, cela recommençait. Et moi, petit bonhomme de quatre-cinq-six-sept-huit ans, que pouvais-je faire, sinon mettre mon oreiller sur la tête, en attendant que ca passe ? Je les aimais tous les deux.

Ma mère et mon père s’était éloigné très vite. J’ai quelques bribes de quand on vivait tous ensemble, à Vienne. Mon père s’occupait du festival de jazz. Je me souviens du Betamax, des dessins animés, de l’amphithéâtre gallo-romain, des coulisses. Apparemment j’ai vu Miles Davis et Fats Domino, mais cela reste enseveli dans les profondeurs de mon inconscient. Ça n’a pas duré longtemps. On m’a transféré à Sanary sur mer, chez mes grands parents, donc. Ils me chérirent, mais m’éduquèrent de manière anachronique. La grande villa que mon grand-père avait bâti à Port-Issol était mon royaume. Les souvenir du Tchad la remplissait, sagaies, poignards empoisonnés, bouclier de guerrier Saras, massacres de gazelles, défenses d’éléphants, molaires d’hippopotames, statuettes, figurines, bracelets de cheville en bronze. La bibliothèque de mon grand-père, tapie dans son bureau à l’étage, regorgeait de livres. Le meuble sous le tourne disque était rempli de vinyles, mes dandinements originels se firent sur James Brown, Glen Miller, Bill Haley, Jive Bunny, Mask et les Snorkys. Le grand jardin de gravier, planté de pins aux odeurs de résine, était un terrain d’errance idéal pour l’enfant unique que j’étais, plein d’insectes et de lézards. J’y construisait des aventures épiques, solitaires. Le temps durait longtemps. La nuit, je faisais des cauchemars. Pour éviter d’en faire, avant de m’endormir, je me peignais des monstres horribles sur la toile obscure de mes paupières closes, de façon à contrer les visions désagréables de mon sommeil. Soigner le mal par le mal. Élevé tel que dans les années cinquante, je ne comprenais pas mes camarades d’écoles, j’avais des amis, mais les chevaliers du zodiaque me paraissaient bien ternes comparé aux aventures de Sinbad le marin, Dragon Ball moins bien animé que le Pinocchio de Disney. Je connaissais la bataille des Thermopyles bien avant que Frank Miller décide d’en faire un comics. Personne avec qui parler d’Ariane abandonnée par Thésée.  Cette dichotomie faisait que je ne me supportais pas. Comme le jeune Jean Paul Sartre des « Mots », je croyais l’idée fausse qu’on m’avait bourré dans le crâne que j’étais au-dessus du lot, elle avait germé en moi, et bien que je me sois vite rendu compte de mes faiblesses, ces racines mortes sont restées dans la terre de mon cortex. Cela me fait sur le front une corne démoniaque. Irascible, je me battais souvent. Plus exactement, quand la rage s’était trop accumulée, j’explosais, tirait les cheveux de mon opposant jusqu’à le mettre au sil, puis rouait de coups son corps recroquevillé jusqu’à ce qu’il demande grasse. En primaire, on m’appelait le sauvage.

A cinq ans, j’ai trouvé dans la penderie les cadeaux de noël. Comprendre que le père nouillel n’existait pas, ça ne m’a pas fait ça. J’ai juste constaté la nature trompeuse de la comédie sociale. Déjà déçu, déjà blasés, j’ai pris le parti de garder un comportement ingénu, je ne me lassais pas d’observer le comportement faible et faux, dès que l’occasion se présentait, de la majorité de mes congénères. Je pensais que la culpabilité devait les hanter à chaque mensonge. J’en suis moins sûr aujourd’hui, mais pensez-vous que cela servirait à grand-chose de taper sans arrêt sur les doigts des fautifs ? Je n’y vois qu’une perte d’énergie, et mes réserves sont mince.

 

Mes familles paternelle et maternelle, s’entredéchirait pour m’avoir. Réduit à l’état de trophée, gâté pourri, passant, lors des vacances de la routine de la demeure de mes aïeux à l’existence plus légère, différente, de mon paternel. Valse des juges pour enfants et des avocats. L’isolement, le ballotement continu, je ne voulais pas choisir mon camp. J’étais déboussolé comme les enfants Addams au camp Chippewa. Il a fallu se rendre à l’évidence, les adultes étaient inconsistants, trompeurs, et décevants. J’ai appris à me taire, à fuir, à rester perché loin des turpitudes. À six ans, j’en avais déjà marre de la corvée de vivre.  Dans ces conditions le malheur me semblait le pinacle de l’élégance. Le tragique me fascinait, c’était un sentiment que je comprenais. Quelque chose ne pouvait être tout à fait beau sans une généreuse once de tristesse. Je préférais Skeletor, trouvant qu’il n’avait pas de chance, tous ses plans tombait à l’eau, ils étaient pourtant exaltants. Ma passion pour l’histoire me faisait faire un pas en avant et sur le côté, me décalant par rapport au flux principal. Ma famille et la société des vivants me devinrent étrangères. La violence des actions me fit sentir la violence des sentiments. Le cerveau était une machine à vague, et l’eau était faite de passions. Le monde était inerte et froid. Au moins je commençais lucide le martyr de vivre.

Ma grand-mère n’était certes pas commode, se déclarait strega corse, mais elle m’adorait. L’affection était réciproque. Elle m’a transmise son amour des bestioles, mais je n’ai j’ai eu l’autorité naturelle qu’elle exerçait sur les animaux. Un magnétisme quasi surnaturel, qui menait même les plus gros chiens baveux. Ça se trouve, elle était vraiment un peu sorcière. Ça me plaît, le rationalisme a tué trop de choses merveilleuses. Elle m’a jeté son sortilège de fascination pour les beaux-arts, et aimait beaucoup les effets que cela avait sur mon ciboulot de gamin enchanté. Ayant commencé le piano à quatre ans, dans un conservatoire qui lui avait inculqué que le jazz était une musique de sauvage, elle en avait gardé certaines intransigeances. Bien sûr, elle avait été très vite conquise par la musique de Duke Ellington, mais par contre, elle ne supportait pas la pop musique sous toutes ses formes. À ces yeux, c’était une musique débile pour les débiles. Écouter la radio était donc interdit, pour raison de soupe commerciale avilissante des esprits bien nés. Elle ne tolérait que les Beatles, période garçons dans le vent propets, dont elle appréciait énormément les harmonies.

Un jour, j’ai loué le film des Blues Brothers. Trop bien. Quand ma grand-mère m’a surpris en train de le regarder, c’était pendant la scène ou Jack, Elwood et leur orchestre jouent dans le bar country-western, derrière un grillage. À la vision des musiciens chevelus derrière les frangins magnifiques, elle s’est énervée. « Mais qu’est-ce que c’est que ces drogués, arrête ca tout de suite ! » Elle était outrée. La vhs s’est vite fait éjecter pour retourner dans sa jaquette. Je n’ai pu voir le film en entier qu’une décennie plus tard, et par Jésus Christ roi des claquettes, c’est absolument grandiose.

Alors oui, elle était dure et intraitable, mais avec le recul, je me dis que ce n’être pas si mal. Des flots de bouses abjectes ont été détournées de mes oreilles, et la découverte après coup de groupe de new-wave genre les Cure m’ont procuré un plaisir décuplé. Merci Grand-mère.

Je n’ai pas eu une enfance martyre, j’ai eu une enfance décevante. Ca ne me plaisait pas d etre un enfant, je me trouvais niait et inexpérimenté. Je trouvais que le malheur, c’était beau. Ca y est vous commencez a me detester ? Et bien j’étais comme ca , detestable, et j’étais le premier à me haïr, je me trouvais insupportable dès que je me laissais aller a l’enfance. Hideux morveux hyperactif, voilà ce que j’étais. Il s’agit peut-être de dysmorphophobie, mais je ne me pardonnerai jamais d’être, et d’avoir généré autant de conflit autour de moi.

Ma vie fantasmée par le prisme de la lecture, des films et de jeux vidéos renforça mon caractère distant et avide. Cela forme une somme de raisons qui explique mon incapacité à draguer. Nouer des liens pour pénétrer dans de nouvelles familles, de nouvelles discordes ? Très peu pour moi. Le concept de coup d’un soir me paraissait bas, cruel pour l’autre moitié, même hédoniste. Je ne vois que des âmes flottantes dans le vide intersidéral, glanant de dérisoire minute de coït pour parvenir à ramper jusqu’à la fin.

 

On m’apprit que je ne possédais rien. Je n’étais qu’un locataire, ayant le droit d’utiliser des choses acquises par d’autres, et dont on me faisait la grâce de l’usufruit. Un de mes oncles était ingénieur à la SNCF et l’autre, major d’HEC, vice-président d’une grosse banque. C’était le type de voies à suivre. Dans le futur il allait falloir que je mérite mes possessions, que je travaille dur et haut. Mais comment avoir envie de gagner ma vie, quand tout m’était servi sur un plateau, tant que je montrais allégeance à l’un ou l’autre des partis de cette bataille ? J’étais paresseux et lâche. Deux caractéristiques dont je n’ai jamais pu me défaire.

Quand il m’avait, mon père m’emmenait toujours aux concerts qu’il organisait. J’aimais beaucoup, mais la détestation qu’il provoquait en particulier chez ma grand-mère, m’empêchait d’apprécier à leur juste valeur ces privilèges qui m’étaient donnés. Je redoutais de rentrer, je redoutais d’y aller. Du côté maternel, on le vomissait, du côté paternel, on voulait me persuader que mes grands-parents étaient mauvais. L’amour que l’on me donnait était souillé de colère. Si je n’avais pas existé, il n’y aurait pas eu toute cette haine.

Arrivé en sixième, on est parti habiter, ma mère, ma grand-mère et moi, à Marseille, dans l’appartement de mon arrière-grand-père maternel, en bas du boulevard des Dames. C’était plus pratique pour trouver un établissement de l’enseignement secondaire, et la situation devenait invivable à Sanary. Les disputes étaient incessantes. Depuis que ma mère était revenue, elle avait rejoint le bal des cris et des baffes, lorsqu’elles ne venaient pas de son père, elle provenait de sa mère. C’était le canard boiteux de la famille, qui n’avait même pas eu son bac et qui avait épousé un arriviste, pied-noir de surcroît.

Mais à Marseille, rien n’avait changé. Maintenant c’était les deux femmes qui se criaient dessus. Ma mère n’avait pas travail, et restait une petite fille aux yeux de la doyenne du foyer. Par chance, nous occupions les deux appartements de l’étage, on pouvait s’enfermer chacun de son côté quand l’orage devenait tempête. On retournait à Sanary le week-end et les querelles d’antan reprenaient.

 

Les gens gentils, que je ne voyais jamais crier ni s’énerver, c’étaient les musiciens, les techniciens, les régisseurs. Mais comme ils faisaient partie du monde de mon père, m’on conditionnement faisait que j’éprouvais quand même de la méfiance envers eux.

Le paradoxe, c’était que tandis que je préférais cet univers, dès que j’étais chez mon père, je fomentai mon évasion pour retourner chez mes geôliers. Qu’est-ce que j’étais malheureux. Mes parents se séparèrent officiellement quand j’avais sept ou huit ans, je trouvais gonflé qu’on ose sortir un film se nommant « génial, mes parents divorce »

La vie continuait. Les livres devenaient un refuge, une de mes grands tantes avait été bibliothécaire, les meubles débordait de recueils. Dans le bus pour le collège, je lisais Marc Aurèle, les « pensées à moi-même », à la maison, la Rubrique a Brac.

 

Ma grand-mère est morte lorsque j’entrais dans l’adolescence. Cancer du pancréas. Elle s’est transformée en momie jaunâtre en moins de deux mois. Le jour de l’enterrement, je n’ai pas osé voir le cadavre dans le cercueil ouvert. La peur. À la fin de la cérémonie cathodique, quand les croque-morts ont posé le couvercle, j’ai réalisé, juste avant que la planche ne fasse disparaître le corps, que c’était la dernière, ultime fois que je la voyais, et que plus jamais je ne la verrai. Je me suis effondré en larmes, pleuré des hectolitres d’eau salée. J’ai eu honte. Depuis, je n’arrive plus à pleurer aux funérailles, mais je touche t’oublier le corps.

 

À partir de ce moment, vivotant de la pension alimentaire de mon père et de l’argent que mon grand-père lui octroyait du bout des doigts, les logements se sont rétrécis. Ma mère gardait tous les meubles de familles, les armoires en lit de mandarin, la porcelaine chinoise, que mon Arrière-grand-père, capitaine au long cours avait rapporté de Shangaï, le piano de ma grand-mère, le meuble Boule, le lit de Bouman, mon arrière-grand-mère, les armoires à glace, les tonnes de bouquins, les tableaux, les photos. On a déménagé dans un petit appartement, rue Terrusse, et on y a tout fait tenir. Il devait y avoir dix mètres de passages praticables entre tous les objets. Nous n’avons jamais connu la misère, le manque de l’essentiel, mais son spectre et la dépressive attitude de ma mère, qui galérait à trouver du boulot, me maintenait dans une angoisse continue. Ma fainéantise d’ancien pacha m’empêchait de me débattre ne serait-ce que pour survivre. A dix-sept, dans un carnet, je me caricaturais en nabot squelettique, regardant des gens dehors, en train de s’amuser. Prémonition.

Dans mon auto-analyse, j’avais l’impression d’avoir été berné et de l’avoir accepté pour éviter d’avoir à gérer quoi que ce soit. Vers mes quinze ans, je refusais d’aller chez mon père, ça me saoulait trop, j’étais jaloux de lui, je voulais prouver que je pouvais devenir un grand artiste tout seul, sans aucune triche, juste grâce à mon irrésistible talent. Demain, ça allait marcher. On ne se vit plus

 

Mon grand-père m’avait promis qu’il ne mourrait pas avant l’an deux mille. Il tint paroles, je lui en suis gré. J’ai même pu lui montrer le micro article qui faisait notre éloge dans Rock n Folk, il en fut très fier et mon complimenta avec sa dignité habituelle d’homme du monde, avec une parole spirituelle et un sourire en coin. Dans mes tripes, je ressentais cette chaleur, rare, de l’amour familiale. Il décéda quelques années plus tard, à quatre-vingt-neuf ans. Lors de ses obsèques, le drapeau français drapait son cercueil.

La maison de famille devint la cause de toutes les tensions. La nouvelle femme de mon grand-père l’habitait, ma mère et mon oncle cheminot la détestait, mon oncle banquier s’en fichait, mais voulais vendre la baraque quand elle mourrait. Intenable discorde. J’aurais pu m’énerver, prendre le taureau par les cornes. J’aurais tout détruit, tout cassé, tout tué. Cette maison, j’aurais voulu qu’elle brûle.

 

J’enviais les familles qui tiraient la langue dans la vie, mais qui restaient soudée vaille que vaille. Au moins, ils s’entraidaient. Le bonheur des autres ça me rendait dingue, jusqu’à ce que je comprenne que cela ne servait à rien de convoiter, et que cette apparente joie était toute relative : l’enfer, c’est non seulement les autres, c’est simplement être. Même heureux, tout le monde à des soucis. Au final, malgré tout mes travers, je ne me verrai pas être quelqu’un d’autre que moi, Vinzo.

 

À Marseille, Yann m’appelait Norman Bates. J’étais piqué mais il n’avait pas tout à fait tort. je restais dans les jupes de ma mère. C’est moi qui refusais d’inséminer un autre dans cette famille, pas ma mère, j’avais été dressée a une rigueur que je ne voulais pas imposer. Je suis Roderick Usher, dégénéré, sans enfants. La damnation de cette famille s’arrêtera avec moi. C’est peut-être ma seule fonction dans la vie, sûrement, être le cul de sac où tout fini. Bon, soyons sérieux, ma vie c’est vraiment de la rigolade, comparé aux turpitudes vécues par des milliards d’être humain, je n’ai pas été violé, je n’ai pas crevé la faim, je n’ai pas été enfant soldat, ou orphelin abandonné à l’assistance publique, je n’ai pas vécu dans un bled paumé, comme mon ami Laurent Santi, pourtant, ma famille m’a complètement déglingué, dès le départ. Je n’ai aucune rancœur envers eux, je les ai tous aimé autant les uns que les autres, mais ils devraient s’estimer heureux que j’eusse été suffisamment clairvoyant pour n’être pas devenu tueur en série.

 

« Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages, qui font les vols et les machines ; si vous considérez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouvements, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz : « Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? » Vous vous récrierez : « Quels efforts ! quelle violence ! »

(Jean de la Bruyère, les caractères, des biens de fortune, 25)

 

Dans la première décennie du millénaire, je renouais avec l’auteur de mes jours. Depuis 2000, il travaillait à Monaco, en tant que directeur artistique de la Société des Bains de Mer. Elle organisait tout l’événementiel princier du rocher dans les principaux édifices : le Casino, le Café de Paris, le Sporting Club, l’Opéra, etc.

En 2005, il me proposa de venir travailler pour la saison d’été au Sporting. Il me savait musicien, et pensait que ce serait pour moi une balade de santé. Prétexte idéal pour se retrouver. Je n’étais pas trop sûr. Ça ne m’enchantait pas trop de travailler dans un monde de rupins, que je méprisais par défaut. Gina, avec qui je correspondais, m’encouragea à accepter, surtout pour faire table rase du passé, et mettre du baume sur les écorchures. Objectivement, il n’y avait pas de quoi rester en froid. L’été, les salles marseillaises fermaient, la chaleur envahissait tous les endroits. Il y avait une aura de luxe autour de la principauté qui demeurait, malgré moi, dans mon inconscient de cinéphile. Et en vérité, habitué aux passe-droits de mon enfance, mon ego sournois trouvait cette invitation dans les deux kilomètres richissimes très alléchante. J’acceptais. Fin juin, je prenais le train pour Vintimille. Au fur et à mesure que la Côte d’Azur défilait, la mer semblait monter, pour se stabiliser au milieu du ciel. Elle était là, retrouvée. Quoi ? L’Eternité. La locomotive s’enfonça dans la falaise. Depuis ce jour, l’arrivée à Monte Carlo, qui se fait toujours par un passage creusé dans la roche, par route ou voie ferrée, m’évoque le tunnel de Toontown. Il ne manque plus que les rideaux qui s’ouvrent sur un pays en dessin animé. Je débarquais sur une autre planète. Mon père m’attendait en haut des escalators, me prit dans ses bras. Je lui avais fait la gueule pendant dix ans. Le boulot commençait le lendemain, ce soir serait un repas de retrouvailles. Dans la bâtisse qu’ils habitaient, à Beausoleil, dans la partie française, les années me rattrapèrent. Nez à nez avec ma belle-mère, Marie, et mes petites sœurs, Elodie, Alison, Olympe, le glaçon dans ma poitrine gouttait. À quoi bon toute cette rancune ? sonnait la sirène de mon bon sens. À quoi bon en rajouter, tous m’accueillaient à bras ouverts, comme si j’étais parti la veille, et surtout, comme si j’avais toujours fait parti de la famille. Une famille, j’avais presque honte d’en avoir une, intoxiqué du fantasme du samouraï solitaire, pourtant la fierté mal placée commença à se mouvoir, et a s’en aller. Appartenir à un clan me réchauffait, tant pis si je venais des confins du monde connus, l’antithétique, turbulente et débraillée cité de Pythéas. Comme d’habitude, j’étais aussi spontané que Kierkegaard, mon cerveau de jeune adulte n’arrêtant pas de mouliner. Mûrissement. Comment réagir, comment faire.

Elodie avait le même âge que moi, mais les deux franginettes étaient encore des bébés la dernière fois que je les avais vu. Maintenant, Al devait avoir quinze et Olympe quatorze ans. Voilà Vinzo parachuté grand frère. J’ai eu de la chance, les trois étaient super gentilles, impossible d’être revêche sans passer pour un minotaure. Que le chemin est long vers la rédemption, mes sœurs. Me pardonnerez-vous cette froideur ? Cette distance ? Cette incapacité à me fondre dans le groupe ? Je me suis toujours senti hors-jeu.

Le lendemain matin, vers 10h, mon père m’emmena en scooter jusqu’au Sporting. Monaco étant construite à flanc de falaise, la route s’épingle sans arrêt, en longues lignes interrompue de virages à 180 degrés. Cela signifie que pour parcourir quatre cent mètres à vol d’oiseaux, il faut faire plusieurs kilomètres de lacets entortillés comme de la réglisse. Le monde ondulé de Devo, où rien n’est jamais droit.

Le Sporing Club dévoila sa forme de vaisseau spatial. Il s’agissait d’un complexe de salles, de loges, de bureaux, d’ateliers et de cuisines. Un labyrinthe de couloirs que je n’ai eu jamais l’occasion de connaître en entier.

Polyplacophore cachant bien des secrets, des salles vides qui avaient gardé leur décoration géométrique de rayures et de motifs d’art optique, dignes de Kandinsky, Solaris, 2001, l’odyssée, ou le salon parallèle Twin Peaks. À quoi servaient-elles ? Sûrement à des réceptions sporadiques ou des tournages de clips quatre étoiles.

L’entrée déroulait son tapis rouge jusqu’à des escaliers en spirale et des ascenseurs. En bas se trouvait le Jimmy’z, une célèbre boite de nuit. Près de cette entrée, cachée des yeux de la clientèle par une haute muraille, se tenait la gigantesque porte menant au fond de scène de la salle des Étoiles. C’est là que moi et mon père pénétrèrent. A l’intérieur, c’était toutes les entrailles du spectacle qui se révélait. Une accumulation de lourd rideaux, de câbles, de passerelles se balançant dans la cime des plafonds , de chaînes maintenant d’énormes projecteurs, de portes cyclopéennes menant vers des entrepôts d’accessoires, de machinistes, d’electros, de sondiers, qui à cette heure-ci, préparaient la scène du soir. Les odeurs de bois, de caoutchouc, de tissus, de mousse insonorisante, de colle forte et d’huile s’entrechoquaient. Les semelles couinaient sur le béton ciré.

Mon père salua tout ceux qui se trouvaient sur son passage, me présentant dans la foulée. À chaque fois qu’il disait « c’est mon fils » avec fierté, la gêne me serrait la gorge. Combien de temps allait il falloir avant que tout le monde se rendent compte que le fils du patron était un branlot incapable ? Je savais que je n’étais pas à la hauteur, et ce n’était pas un faux manque de confiance en soi. Je n’avais pas confiance en moi, car je me connaissais, point. Toutes ces personnes, mon père compris, avaient travaillé, fait leurs preuves pour en arriver là. Et moi, j’arrivais, comme une fleur, juste parce que je partageais le même Adn que le directeur ? L’idée d’être un Caligula en puissance, un pistonné, n’ayons pas peur des mots, un neuneu ne méritant absolument pas cette opportunité me retournait les intestins. Terreur. Tremblement. Début de panique. Lui ne sembla pas s’en rendre compte, il m’emmena en haut d’un large escalier qui menait aux loges et à son bureau. Les quartiers de la direction étaient cloisonnés de verre, des photos des stars venues se produire recouvrait les murs qui n’étaient pas transparents. Rencontre avec Gilles, l’autre DA, Jean-Christian, Aurore. La pièce attribuée à mon paternel était grande. Un Juke box, des étuis à guitares, des disques, des magazines musicaux, des photos de mes sœurs et de moi. On papota.

-Mais papa, qu’est-ce que je suis censé faire ici ?

-T’inquiètes pas mon fils.

Le téléphone sonna, il décrocha, parla de l’organisation d’un concert, d’un ton placide de professionnel, tellement habitué à son métier que rien ne le surprend. La conversation terminée, il raccrocha et se leva.

-Allez, on y va.

Je n’en menais pas large. Nous reprîmes les escaliers mais cette fois, il m’emmena sur la scène par le côté jardin.

La salle des Étoiles pendant le montage montrait ses rouages et sa conception moderne, mais empreinte de concepts ancestraux du music-hall. Elle possédait une avant-scène, abaissable et élevable à volonté, couverte de blocs lumineux, pareils à ceux du clip Billie Jean de Michael Jackson. Enfoncée dans le sol, elle devenait piste de danse, remontée, elle agrandissait la scène principale. Cette dernière avait la particularité d’être mobile, elle avançait et reculait en fond de salle grâce à la pression d’un bouton de commande. Lorsque les rideaux se retiraient, elle glissait tel un navire vers le public, avec à son bord tout les instruments et les musiciens en ordre de bataille. On la surnommait le Titanic. Une scène latérale, sur laquelle on montait pour la saison le groupe maison, celui chargé de la première partie, le fond sonore qui zinzinulait pendant le repas, coulissait également. Dans les temps anciens, toutes ces tractions se faisait à la force des bras. De nos jours, il n’y avait plus besoin que d’une seule personne pour accompagner les câbles qui alimentaient les scènes en électricité. Pourtant, parfois celles-ci se bloquaient, et il fallait recourir à l’ancestrale puissance physique de l’humain, celle qui tirait des blocs construire des tombes monumentales.

La partie salle de gala, outre les tables, possédaient des gadgets inédits, pour le ravissement de la clientèle huppée. Le toit circulaire pouvait s’ouvrir, et les baies vitrées s’enfonçaient dans le sol, permettant de profiter des concerts sur les balcons, un verre de champagne à la main entre la ville éclairée, la mer, et le tablier de LEDs. Bref, la salle des Étoiles était un automate géant, un moby dick, nécessitant pour fonctionner le labeur de plusieurs escouades d’hommes et de femmes, fourmis affairées à ces mécanismes comme des marins à leurs cordages.

Mon père m’amena en plein milieu de la scène, ramassa un câble, me le donna, me dit « ça part de la » et s’en alla discuter avec les cadres en charge de la représentation. Alice Cooper donnait la fantasmagorie du soir.

Aussi curieux que cela puisse paraître programmer Vincent Furnier ici était audacieux. Sous Rainier, l’ambiance était plus cabaret, Las Vegas, crooner, revues, plumes, jazz, et surtout pas mauvais genre, comme cette musique d’australopithèque nommée Rock n roll. Bien sûr, le genre avait fait amende honorable depuis longtemps, cependant la génération dominante ne s’était jamais converti à ces simagrées pubères. Le prince Albert, accédant au trône, avait lancé la transition vers une musique plus moderne, mais à pas feutrés. Lés richissimes voient très mal les nouvelles formes, il faut que celles-ci se fondent dans leur panorama. Le boulot de mon père était d’installer les « nouveaux » buissons dans le parc. Je parle des musiques qui s’écoutent, le disco, malgré toutes ses transformations, reste la même daube éternelle. Son seul but est de faire gigoter les popotins, qu’importe leurs tailles.

 

Immobile au centre de l’activité, seul avec mon câble en main, je jetais un coup d’œil au ver noir dont je tenais la tête. Mais où diable cela se branchait-il ? Je savais monter une batterie, mais c’était la seule chose que je savais faire. Mon apathie naturelle me laissait indifférent aux pédales, aux jacks, aux xlr, aux amplis. Je ne nettoyais même pas mes cymbales. À ce niveau, j’étais punk, autrement dit j’étais sale, je m’en fichais complètement. L’entretien me paraissait superflu, et le matériel, inusable.

-Je le branche où, ce câble ? demandais-je à un grand type sec à la figure triste.

Il ne me répondit pas « dans ton croupion », car la blague était encore à inventer. Il me dit juste « dans le retour ».

Ça, un retour, ca me parlait, je savais que c’était des petits haut-parleurs fait pour que le musicien X puisse entendre le reste du groupe Y. Mais il y en avait plein la scène ! Dans lequel cela devait aller ?! Mes baskets s’enfonçaient dans le plancher, et avec ma chemise hawaiienne, je me sentais le roi des clowns. Tous les autres, à part les régisseurs et les directeurs, en costumes, étaient habillés de noirs. J’avais bien envie de m’enfuir. Un jeune homme semblait un peu paumé lui aussi, je décidais de tenter d’unir nos faiblesses. Il tenait un papier qu’il regardait d’un air perplexe. Le plan de scène. Le schéma qui décrit l’installation.

-Tu sais ou ça va ça ? demandais-je

-Le speakon ? Branche-le à un retour. N’oublie pas de mettre un tour de barnier dessus, et de noter le numéro du patch.

 

Bon, speakon, c’était le nom du type de câble. Barnier et patch, c’était quoi maintenant ?

Je ne suis pas sur que Kévin, c’était le nom de la personne à qui je parlais, m’ait expliqué cela en ces termes exacts. Il était un petit peu moins perdu que moi, mais il débutait lui aussi. Cette scénette pour vous montrer la méthode d’apprentissage : de la même manière que le chevalier Arabe Ahmed Ibn Fahdlan, dans le Treizième Guerrier, apprends le norrois des vikings petit morceau par petit morceau, en se croquant le cerveau. Ça tombait mal, le mien était en gelée confite. Les questions que je posais aux techniciens restaient sans réponse. Ils n’avaient pas le temps, ou ne savaient simplement pas. Je découvrais qu’il y avait plusieurs corps de techos : les machinos, les électros, les lighteux, et les sondiers, chacun ayant des tâches particulières. J’optais pour ma stratégie favorite en cas de panique : j’essayais de ne pas trop me faire remarquer, en zonant à la périphérie, comme un loup oméga. Ce fut horrible. La peur de mal faire me paralysait, me rendant encore plus inepte et inutile. À midi, pause déjeuner. Je suivis la troupe. Elle disparaissait derrière une porte, où un escalier en spirale s’enfonçait dans les profondeurs. Dans le gros intestin que nous parcourions à la queue leu leu, je constatais que nous faisions partie du microbiote, nous étions essentiels au métabolisme du Sporting. Enfin, mes collègues, pour l’heure. Pour ma part, j’avais plutôt l’impression d’être un corps étranger.

On débarqua à la cantine, je m’attablais avec les sondiers. Au bout de quelques minutes, il fallut faire le constat : les ingénieurs du son parlaient en picte. Pour être plus clair, il parlait de leur métier. Matériel, technique, trucs et astuces. Cela me donnait une idée du jour où les langages hyper-spécialisés c’étaient abattus sur le chantier de la tour de Babel… Pas besoin de vous faire un dessin, je ne comprenais RIEN. Mon camarade d’infortune, Kévin, paraissait aussi largué que moi. J’essayais de détourner la discussion vers la musique, de parler de Sonic Youth, personne ne connaissait. C’était un test. Moi-même j’écoutais ce groupe de loin, mais je voulais estimer jusqu’à quelle distance on se tenait du rock indépendant dans ces lieux. À peu près la même que celle qui sépare la terre de la lune. Incapable j’étais de réaliser que j’étais tout aussi borné, enfermé dans une boite laquée au vernis de l’anticonformisme, mais une boite quand même. La véritable présence d’esprit aurait été d’enlever le couvercle. Le sujet revint sur la date du soir, la façade, les retours, les buzzs, les bruits blancs, les bruits roses, les DIs, les modules, les alimentations fantômes… Mes nerfs se dénudaient, égratignés par le couteau de l’affolement.

J’étais en train de buguer, alors pour penser à autre chose que mon incompétence, je retenais les noms de l’équipe.

Yves-Hubert était le chef. Il s’occupait de la façade et recevait les ordres directement du grand manitou. Ancien judoka champion de France, doté d’un humour zinzin, il conduisait une énorme moto Triumph.

Gigi le secondait à la façade. Ce duo, quand il n’y avait pas d’ingé-son qui venait avec l’artiste, était chargé de régler le son que les spectateurs entendent à travers les haut-parleurs. Si le groupe jouait tel quel, le résultat serait chaotique. Tous les amplis et autres instruments sont repiqués, c’est à dire que l’on met des micros devant, et que c’est ce son capté qui est renvoyé sur de grandes baffles. Il n’y a que les orchestres et les groupes qui se produisent dans des petites salles qui sont en mesure de faire de la magie telle quelle. Hubert et Gigi s’occupaient dans tous les cas de la première partie. Gigi avait des monceaux d’histoire salaces à raconter, de celle impliquant des chiens lécheurs de balloches. Grand fan de hard rock.

Venait ensuite l’équipe qui travaillait dans l’ombre, gérant la console retour, comprenez le son qu’entendaient les zicos sur scène. Le clavier n’a pas assez de guitare dans les oreilles ? Ok, on lui monte la gratte dans les retours. Il fallait être sans cesse à l’affût, car ces demandes changeaient tout au long du spectacle, sans compter les pannes inattendues.

Donc, il y avait Guy. L’homme au regard mélancolique à qui j’avais parlé plus haut. Taciturne, pince sans rire, il était le maître des coulisses. Sa partie, il la connaissait par cœur et pouvait tout réparer. L’installation sonore, c’était sa Daisy Belle, un immense tas de ferraille qu’il aimait et dorlotait. Parfois, il relayait Hubert ou Gigi à la console façade.

Didier, ensuite. Ancien plongeur de l’armée, c’était un amour d’homme, affable, sympathique avec les bleus dans mon genre, expert des cordages et du câblage. Comme Guy il sonorisait les plateaux, et gérait la console retour. Sa silhouette trapue et son air de Ron Perlman me faisait le surnommer Hellboy.

Anthony était très jeune, 25, 26 ans, peut-être moins, mais il était déjà en place ici. Il avait fait une école d’ingé son, et il était doué. Il peaufinait son expérience en travaillant des deux côtés, devant et derrière les rideaux. Fan de métal, guitariste, je trouvais un point d’attache.

Et il y avait l’affreux Daniel. « Tatie » Daniel comme on l’appelait. Breton et fier de l’être, âgé et teigneux comme l’oncle Picsou, il était super marrant. Il hantait les coulisses, roublard, toujours une module (câble xlr) à la main pour paraître affairé. Les légendes du Sporting, il en avait des pelletés plein sa toge de druide. Dans les caisses de vinyles entreposées dans la Grotte, le local/vestiaire des sondiers, il connaissait un trillion d’anecdotes sur les artistes ringards qui ornaient les pochettes de leurs augustes trombines.

Kévin était le dernier arrivé, le plus jeune, il venait de signer son contrat. Tous les deux dans la mouise des débutants, on se serrait les coudes, et on délirait bien. Fan de métal et gratteux, comme Anthony.

 

Aucune de ces personnes n’étaient de Monaco. Il y avait des monégasques natifs du Rocher dans l’équipe du Sporting au grand complet, machinistes ou électriciens, mais mon peloton était formé de résident de Nice, juste à proximité. Les salaires étaient enviables, comparé au niveau de vie moyen des gueux de la république.

Le repas terminé, on remonta pour achever l’installation. Comme dirait un diplômé en management du design de communication et salmonelles diverses, je n’étais pas très efficient.

Bon gré, mal gré, tous les retours furent branchés, finito en quelques minutes. Le groupe venait avec tout le matériel, et se chargeaient de l’installer. En début d’après-midi, des semi-remorques avaient manœuvré devant le portail gigantesque. Des roadies américains avaient descendu des caisses à toute vitesse. Devant moi s’exécutât l’industrie de l’entertainment. Tout fut construit en deux temps, trois mouvements. Un édifice impressionnant. Non seulement il comptait des instruments, mais aussi un sarcophage et une guillotine. Oui, citoyen.

Ce genre de configuration était idéal, je l’apprenais vite. Quand les états-uniens venaient, nous n’avions quasiment rien à faire, le minimum, installer des retours de ci de là, et puis rester à flâner près du site, au cas où. Notre seule prérogative maintenant, était d’attendre le groupe maison, en début de soirée, après manger, qu’il se pose sur la scène latérale, et qu’on l’envoie surfer derrière les rideaux. Une fois en place, un signal par talkie-walkie, ils commençaient à jouer, les draps se levaient, la magie du spectacle commençait. Pour les dîneurs du parterre, le théâtre de marionnettes démarrait, naturel, comme si l’orchestre attendait depuis toujours, s’activant à une heure précise tel un coucou suisse.

Blotti derrière la console retour, en costume et chaussures de ville (obligatoire, même en coulisses), je regardais la machine. On entendait s’entrechoquer les couverts, indifférents au fond sonore, les convives gardaient le nez dans leurs assiettes et leurs conversations. Avec mes chaussettes blanches et mes chaussures noire, le régisseur me plaisantait «  Mouarf, tu ressembles à Michael Jackson ! ». Le pouvoir de l’étiquette autorise les estafilades pour des superfluités. Je me sentais ridicule, alors que ça n’avait aucune importance. Dans mon monde l’apparence n’avait aucune importance, ici, elle était tout le secret du succès. Cela comptait pour l’illusion. Dans la salle, des serveurs tirés à quatre épingles tournoyaient autour des tables, apportant les plats et servant le champagne avec une raideur étudiée.

À l’heure dite, les desserts en train de s’achever, le rideau retomba, la scène se retira. Les lémures d’Alice Cooper montèrent à bord du Titanic. Quand le ténor du shock rock descendit les marches des loges, il y eut un petit attroupement autour de lui, les membres de sa production, des invités de marque et des amis proches, mon père, Gilles, du personnel du crew américain Tandis que s’échangeaient sourires et compliments en costume, le reste des matelots s’agitait pour se parer à la manœuvre. De l’autre côté du voile, les flambeaux s’éteignirent. Une voix féminine enregistrée prévint l’audience que les appareil photo et les enregistreurs étaient prohibés. Il se fit un grand silence. Alice prît place à bord. Le Titanic s’ébroua, se détacha de son iceberg et avança avec un grincement solennel. Lever de rideaux, one, two, three, four. Le show commença avec des tonitruances de guitares, de synthés et de batterie à l’unisson.

Ça, j’avais l’habitude. Entre les concerts dans l’intimité des clubs, des pubs, des bars, et les concerts qu’organisait mon père au Summum dans les années quatre-vingt-dix, c’était toujours la même déflagration d’énergie, qu’il s’agisse de Wake the Dead ou de Nirvana. Une explosion propulseuse de grappins. Ils s’accrochent au diaphragme et ne lâche plus, tirent dans tous les sens comme s’ils étaient attachés à un cheval sauvage. Parfois la bête se calme, et c’est décevant, parfois elle est indressable jusqu’au bout, et c’est stupéfiant. Mais ma sensation initiale est toujours semblable, et me garantit des frissons de plaisir, jusqu’à ce jour où j’écris ces phrases.

Alice Cooper était un fier mustang, il ne trichait pas. Sa prestation était géniale, une mixture de rock, de magie et de grand-guignol. Sa fille dansait comme une prêtresse d’Hadès ou d’Azrael, un python encharpé sur ses épaules.  À un moment, il s’est carrément fait décapiter par la guillotine, ressortant du sarcophage dans la seconde, sur fond de hard rock théâtral.

Le concert terminé, il fallait tout débrancher. On laissa débarrasser les américains, puis on s’occupa de nos retours. J’appris à rouler correctement un câble, car il y a une technique particulière pour ne pas les abîmer, à les lier avec un peu de barnier (à cette occasion, j’assimilai pour de bon que cela désignait les petits rouleaux d’adhésifs caoutchouteux dont mes poches étaient déjà remplies), avant de les ranger par ordre de longueur dans le local à micros, une minuscule pièce qui servait de point de ralliement aux sondiers durant les shows.

Mon père vint me chercher, il voulait me présenter monsieur Cooper. Je refusais. Cela me semblait un privilège trop facile. Si je pénétrais dans sa loge, qu’allait voir Alice ? Un échalas sans saveur, un parmi les milliers de flatteurs pour qui serrer la main de la star était une fin en soi, une occasion de se vanter. Flatter, moi ? plutôt mourir. Le respect lui revenait de droit, mais la scène de Wayne’s World ou Wayne et Garth s’agenouillent devant le detroitien me paraissait à la fois comique et grotesque. À moins qu’il ne tombe immédiatement amoureux de moi, ce dont je doutais fort, pas question de le voir. Ce que je voulais, c’est que nous soyons sur un pied d’égalité, mais qui étais j,e moi, sinon un artiste raté en gestation ? Ô vanité, que ne m’as-tu pas fait gâcher ? mon père voulait juste être sympa. Moi, je n’étais qu’une diva de boue. Mon inflexibilité eut raison de son insistance. Il me laissa tranquille, seul dans l’immensité de la salle désertée. Quelques minutes plus tard, il revint, et nous rentrâmes sur son scooter, dans la nuit saturée de lumière de Monte-Carlo.

Douche froide dans mon lit. Je ne trouvais pas le sommeil. Incapable, usurpateur, ces mots se retournaient avec moi dans les draps. Combien de temps avant que mon incompétence ne sabote tout ? Et qu’on ne veuille plus de moi ? Exister, comme d’habitude, m’était insupportable. Je ratais le présent, car j’étais toujours en train de craindre un futur humiliant. De fait, je me retournais sans cesse vers un passé irréel, fait de regrets, de remords et d’occasions manquées. La semaine fut un cauchemar, le syndrome de l’usurpateur à son paroxysme. Peut-être que cela me tannait de travailler, tout simplement. Le trouble occulta de ma mémoire tout ce qui passa en vedette. N’en pouvant plus, je révélais à mon père mon désir de m’en aller. Il comprit. On raconterait une histoire de tournée inattendue avec Supertimor, et je m’en irais le lendemain, ni vu ni connu.

Le soir, pendant la première partie, Daniel m’a convoqué dans son « bureau », une pièce désaffectée qui servait parfois à la régie quand il n’y avait plus de place. il a dû bien rire. Faire le sérieux, avec sa trogne de bouc sévère, devant le fils du patron mal à l’aise et mort de honte, un bon fendage de gueule. Ce n’était pas bien compliqué de comprendre, à mon ton mal assuré et mes tics de président de la république, que la soi-disant tournée n’était qu’une excuse pour se défausser. Par le train de l’aube, je prenais la fuite sans me retourner. Mais mon père et moi, nous avions renoués pour de bon. On se reverrait.

 

(à suivre.)

 

Articles récents

Laisser un commentaire

Me contacter

Je vous recontacterai si je veux !

Non lisible? Changez le texte. captcha txt

Warning: Undefined array key "quick_contact_gdpr_consent" in /home/clients/1e145a7d46f765c8738e0100b393cc07/130decuy/wp-content/themes/jupiter/views/footer/quick-contact.php on line 50