Histoires Étranges du Quotidien 14. Babacar le borgne.

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Paris ne fut pas la seule ville de France à constituer une commune insurrectionnelle. Lyon, Saint-Etienne, Narbonne, le Creusot, firent de même avec le même résultat. Ces « bonnes choses mal faites » connurent une répression sanglante. Marseille ne fut pas en reste. Après quatorze jours de chaotique espoir, les Versaillais attaquèrent les rebelles. Malgré leur vaillante résistance, les barricades tombèrent les unes après les autres. Depuis Notre-Dame-de-la-Garde, les soldats bombardèrent la préfecture, dernier bastion des insurgés. Pilonnés par une centaine d’obus, les insurgés rendirent les armes. Quelques mois plus tard, on fusillait Gaston Crémieux, meneur du mouvement. Un boulevard porte désormais son nom, comme un pied de nez malicieux du pouvoir installé aux exaltés de la liberté. 

Quoiqu’il en soit, et comme à Paris, les citadins d’aujourd’hui marchent sans le savoir sur les corps des combattants. Le site tout autour de la Préfecture est puissamment hanté, nombreux sont les noctambules à avoir témoigné de diverses manifestations parapsychiques. Répétitions de scènes de meurtres, éclairs sans nuages, feu follets, plaintes transportées par le mistral, bruits de détonations. Certaines personnes auraient même été agressées par des spectres en uniforme rapiécés. Pourtant, place Félix Baret, aucune plaque commémorative ne vient inviter le passant à se souvenir…

Il y avait à Notre Dame du Mont, juste au-dessus de ce secteur, un musicien ambulant du nom de Babacar. Sa guitare était sa seule possession, et il en jouait extraordinairement bien. Tous les jours, il venait pousser la chansonnette à la terrasse des cafés, pour le plus grand plaisir des clients. Son répertoire ne connaissait pas de limites. Hélas, en ces temps modernes, où l’argent devenait de plus en plus virtuel, malgré tout son talent, il ne gagnait que des piécettes. Les gens montraient leur impuissance en palpant leurs poches vides, et Babacar voyait qu’ils ne mentaient pas. De fait extrêmement pauvre, il dormait dans un foyer, rue Consolat. Là-bas, tout le monde l’aimait beaucoup et le traitait bien. Le patron du foyer, un vieux marseillais amateur de musique, faisait tout pour qu’il s’y sente comme chez lui. Pour le remercier, Babacar le payait en chansons, qu’il lui chantait de sa belle voix, dans l’arrière cours de l’immeuble, dès que l’ancien lui en faisait la demande. Parfois, les larmes lui venaient aux yeux quand le musicien entamait des airs nostalgiques qui lui rappelait sa jeunesse. 

Un été, l’équipe dû se rendre dans un bidonville des quartiers nord, pour tenter de protéger quelques sanspapiers de l’expulsion policière. C’était la nuit, et il faisait chaud. Babacar était le seul pensionnaire au centre d’accueil. Sous l’arbre de la cour, assis sur un tabouret, il grattait doucement les cordes de son instrument. Le temps passait et les travailleurs sociaux ne revenaient pas. Peu après minuit, il entendit la porte du foyer s’ouvrir, suivi de pas qui résonnaient dans sa direction. 

« Babacar ! »

La voix profonde émanait d’un homme qui venait de pénétrer dans la cour. Un gros homme moustachu, en gilet droit et chemise blanche. De la tête au bout de ses godillots, il était recouvert d’une épaisse couche de poussière. À chaque mouvement, elle se soulevait en volutes farineuses, qui se dissipaient comme la fumée d’une cigarette. Son regard était farouche et déterminé.

« Oui ? C’est à quel sujet ? » bredouilla le musicien,impressionné par l’intrusion de ce personnage abrupt.

« N’ayez crainte, mon brave, » dit l’étranger d’une voix plus douce. « Je suis venu vous chercher sur ordre de la commission départementale. Elle désire que vous interprétiez pour elle des chansons communardes, afin de remémorer les luttes passées. Connaissez-vous le temps des cerises ? le chant des ouvriers ? »

Babacar acquiesça.

« Bien. Vous chanterez celles-ci et les autres. Maintenant, suivez-moi. »

« allons-nous ? »

« À la préfecture. »

N’osant pas désobéir à cet individu qui transpirait l’autorité, et portait un pistolet à la ceinture, Babacar se leva, tenant sa guitare par le manche, ferma le centre à clé puis parti dans les rues avec l’officiel poussiéreux. Ils remontèrent au pas de charge la rue saint Savournin, traversèrent la Plaine, enchaînèrent les rues saint Michel, Fontange, des Bergers,descendirent la pente aiguë du boulevard Salvatore, et arrivèrent sur la place Félix Baret. Étonnamment pour une nuit d’été, il n’y avait pas un chat. Contournant le bâtiment, son guide s’arrêta devant une minuscule porte, tapa trois coups brefs, un coup long. Une femme ouvrit, en robe longue sous un tablier, aussi poudreuse que son solliciteur. Les deux s’échangèrent un regard entendu. « J’amène Babacar » dit le gilet farineux. Elle les fit entrer. 

Quel étrange intérieur découvrît Babacar : un étroit couloir éclairé par des lampes à gaz, juste assez large pour ses épaules. Ils le traversèrent en file indienne, en raclant le papier peint décrépi. Après ce qui lui parut durer des heures, une ultime porte mena sur une pièce, où autour d’une vaste table recouverte de papiers jaunis, était assis un comité d’hommes barbus ou moustachus, tous habillés de manière ancienne, et tous recouverts de ces pellicules grisâtres qui s’éparpillaienten bouffées continuelles. Elles se mélangeaient avec la fumée des gros cigares, que plusieurs des représentants aspiraient. L’odeur du tabac piquait les narines de Babacar. Quand ils virent le guitariste, ils s’assirent tous. Des murmures et des chuchotements faisaient le tour des chaises.  

Un individu aux épais favoris se redressa pour parler.

« Cher monsieur, nous sommes heureux que vous ayez accepté notre invitation. Si vous le voulez bien, voici une liste que le comité et moi-même avons mis au point. C’est une liste des chansons que nous aimerions entendre ce soir. Votre réputation n’est plus à faire. Êtes-vous vous en mesure de les interpréter pour nous ? »

La liste passa de mains en mains, arriva dans celles de Babacar. Il la parcouru, hocha la tête, un regard inquiet fixé sur son interlocuteur.

« Parfait. Dans ce cas, nous vous écoutons. »

Silence total. Babacar regarda l’auditoire, la liste posée à ses pieds, avala sa salive, accorda sa guitare, dont les notes semblaient exploser comme des bombes.

« Il y a beaucoup de chansons, cela va prendre du temps. » s’interrompit-il. « Par lesquelles voulez-vous que je commence ? »

« Disons par la Marseillaise de la Commune »

L’artiste acquiesça. Il se mit en train en jouant des arpèges contenant les notes de la Marseillaise, mais en lui donnant un tour plus lent, berçant, beaucoup plus mélancolique. D’une voix douce et chaude, il chanta : 

Français, ne soyons plus esclaves !,
Sous le drapeau, rallions-nous.
Sous nos pas, brisons les entraves,
Quatre-vingt-neuf, réveillez-vous. (bis)
Frappons du dernier anathème
Ceux qui, par un stupide orgueil,
Ont ouvert le sombre cercueil
De nos frères morts sans emblème.

Refrain: Chantons la liberté,
Défendons la cité,
Marchons, marchons, sans souverain,
Le peuple aura du pain.

Depuis vingt ans que tu sommeilles,
Peuple français, réveille-toi,
L’heure qui sonne à tes oreilles,
C’est l’heure du salut pour toi.(bis)
Peuple, debout ! que la victoire
Guide au combat tes fiers guerriers,
Rends à la France ses lauriers,
Son rang et son antique gloire.
(refrain)

Les voyez-vous ces mille braves
Marcher à l’immortalité,
Le maître a vendu ses esclaves,
Et nous chantons la liberté. (bis)
Non, plus de rois, plus de couronnes,
Assez de sang, assez de deuil,
Que l’oubli dans son froid linceul
Enveloppe sceptres et trônes.
(refrain)

Plus de sanglots dans les chaumières
Quand le conscrit part du foyer;
Laissez, laissez, les pauvres mères
Près de leurs fils s’agenouiller. (bis)
Progrès ! que ta vive lumière
Descende sur tous nos enfants,
Que l’homme soit libre en ses champs,
Que l’impôt ne soit plus barrière.
(refrain)

N’exaltez plus vos lois nouvelles,
Le peuple est sourd à vos accents,
Assez de phrases solennelles,
Assez de mots vides de sens. (bis)
Français, la plus belle victoire,
C’est la conquête de tes droits,
Ce sont là tes plus beaux exploits
Que puisse enregistrer l’histoire.
(refrain)

Peuple, que l’honneur soit ton guide,
Que la justice soit tes lois,
Que l’ouvrier ne soit plus avide
Du manteau qui couvrait nos rois. (bis)
Que du sien de la nuit profonde
Où l’enchaînait la royauté,
Le flambeau de la Liberté
S’élève et brille sur le monde !
(refrain)

À chaque fois qu’il entonnait le refrain, il voyait les spectateurs le reprendre avec lui, et les gorges se nouer. Quand il eut terminé, il y eut des murmures : « Quel artiste, quel aède moderne ! Dame ! Il mérite sa réputation ! » 

Plus encouragé par ces remarques que par des applaudissements, Babacar enchaina les musiques avec un talent décuplé. Les exclamations d’enthousiasme devinrent permanentes. Mais quand il termina son tour de chant par le temps des cerises, et qu’il atteint le vers « Tombant sous la feuille en gouttes de sang », un grand frisson sanglotant parcouru l’audience, les visages s’enfoncèrent dans le creux des paumes, les pleurs devinrent si fort et si violent que Babacar eut très peur. 

Progressivement, le calme revint. L’homme aux favoris se leva : « Nous savions déjà que vous étiez un musicien de talent, mais nous ne nous attendions pas à une telle maîtrise de votre art. Nous sommes prêts à vous remettre une importante somme, à condition que vous acceptiez de recommencer votre récital pour nous tous les soirs cette semaine. Demain donc, Catulle, qui est venu vous chercher, sera à la même heure. Retenez cependant cette condition : ne parlez à personne de cette entrevue, car nous nous réunissons en secret. Vous pouvez rentrer chez vous. »

Après que Babacar ait salué ses hôtes, la femme et Catulle le conduisirent à la sortie, puis son garde du corps gaulois leramena au foyer, par l’itinéraire qu’ils avaient pris à l’aller. C’était les prémices de l’aube, mais personne n’avait faitattention à l’absence de Babacar, car l’équipe étaient rentrés tard et avait pensé qu’il dormait. Il se réveilla à midi, et ne raconta rien de ses tribulations. Le lendemain, les travailleurs sociaux repartirent au bidonville. À la même heure, Catulle vint chercher Babacar, comme convenu. Dans la pièce cachée de la préfecture, il fit de nouveau un concert prodigieux. Mais cette fois, au foyer, on s’aperçut de son absence. À son retour, le vieux marseillais l’attendait.

« Hé, Babacar, on s’est fait du souci ! » demanda t’il sur un ton de reproche amical. « C’est dangereux de sortir si tard dans ce coin. Tu auras pu nous prévenir, nous t’aurions accompagné. Où es-tu donc allé ? »

« Pardon mon frère, j’avais une affaire urgente que je ne pouvais pas régler autrement qu’à cette heure-là » réponditévasivement le musicien.

Le vieux bonhomme ne dit rien, mais n’en pensa pas moins. Il connaissait le centre-ville comme sa poche, et flairait quelque chose de louche. Après leur discussion, il demanda aux employés de surveiller Babacar, et de le suivre si jamais il quittait de nouveau le foyer dans la nuit.

La nuit suivante, on le vit s’en aller seul, comme un somnambule. Deux accompagnateurs le filèrent discrètement. Il pleuvait à verse. Babacar marchait si vite qu’ils le perdirent. Après être passé par tous les endroits qu’il avait l’habitude de fréquenter, sans résultat, ils passaient par la rue Paradis, quand ils entendirent au milieu de la pluie, le son d’une guitare qui jouait des mélodies fiévreuses, près du bâtiment de la préfecture, plus précisément, dans le jardin attenant, fermé par une des grilles. À la lueur de leurs lampes, ils découvrirentBabacar, trempé comme une soupe, en train de jouer et de chanter à tue-tête l’Internationale. Du sol tout autour de lui s’exhalait des brumes blanches, qui pulsaient comme des ectoplasmes !

« Babacar ! Babacar ! Que fais-tu ? » crièrent ils. Mais le guitariste était sourd à leurs appels, grattant ses cordes avec rage et fièvre. Ils durent le ceinturer pour le ramener.

« Laissez-moi ! » protestait il en retournant au foyer. « J’étais en pleine représentation ! » Il se débattait tellement qu’il fallutle saisir par les bras et les jambes.

Un fois au centre, on lui retira ses vêtements mouillés, pour qu’il n’attrape pas mal, et on le frictionna avec des couvertures. Le vieux marseillais implora son ami de lui expliquer les raisons de cette conduite rocambolesque. Finalement, ne voulant pas contrarier celui qui avait toujoursété si bon avec lui, Babacar finit par raconter toute l’histoire, à commencer par la visite du mystérieux visiteur.

« Mon pauvre Babacar, tu cours un grand danger ! » dit le patron. « Tu n’as jamais joué pour personne à la préfecture, tu étais dans le parc de l’édifice, qui a été bombardé à l’époque de la Commune. Tout cela n’est qu’une illusion… Mis à part les fantômes qui t’ont invité. Maintenant, tu es entre leurs mains. Ils vont finir par pomper toute ton énergie vitale, et tu vas mourir ! Crois-moi, je suis très âgé, et j’en ai vu des choses incroyables dans cette ville. Nous devons encore partir ce soir, aider les gens qui sont en détresse, mais je connais des rites traditionnels. Je vais protéger ton corps en l’enduisant d’eau bénite mélangé de peinture. Je connais bien le prêtre des Réformés, il nous fournira ces ingrédients et il viendra demain. Maintenant, va te coucher, il faut que tu te reposes. »

Le lendemain, juste avant le coucher du soleil, on déshabilla Babacar, et à l’aide d’un pinceau, on le recouvrit de la tête aux pieds avec la mixture, tandis que le curé récitait des prières. Une fois fait, le vieux lui donna les instructions à suivre :

« Ce soir, quand nous serons partis, tu iras t’asseoir sous l’arbre de la cour, et tu attendras. Ils viendront. Mais quoiqu’il arrive, ferme les yeux, ne dit rien, ne bouge pas. Si tu fais quoi que soit, tu finiras en pièce. N’ai pas peur, quand cela sera passé, tu n’auras plus rien à craindre. »

La nuit tombée, l’équipe s’en alla. Babacar pris une chaise et s’installa sous l’arbre, la guitare près de lui. Il posa les mains sur ses genoux, puis s’entraîna à ne pas bouger, à ne pas tousser ou faire de bruit en respirant.

Des heures plus tard, il entendit la porte s’ouvrir, plus les pas au rez de chaussée. Il ferma les yeux. Le son des semelles de Catulle frappa le béton de la cour, et se rapprochèrent à quelques centimètres de lui.

« Babacar ! »

Le musicien ne broncha pas, serrant les paupières.

« Babacar ! » dit la voix d’un ton plus agressif.

« Babacar ! » Cet fois le timbre aboyait de colère.

Il ne bougeait pas d’un pouce, mais il sentait des sueurs froides lui couler sur le front. Catulle maugréait.

« Ou est-ce que ce diable a t’il bien pu passer… »

On piétina autour du musicien. Des piétinements qui parcouraient la cour. On passait sous son nez, on s’arrêta. Plus un son, à part celui de son cœur tambourinant contre son diaphragme. Toujours rien. Épuisé d’angoisse, Babacar ouvrit lentement un œil. Catulle était devant lui, regardant à gauche et à droite.

« Sa guitare est là… Il ne doit pas être bien loin. Mais je ne vois… qu’un œil ! »

Et immédiatement, le spectre plongea ses griffes vers le globe oculaire, et l’arracha d’un coup sec. Comment Babacar trouva t’il la force de rester muet ? Cela reste une énigme. Un liquide chaud coulait contre sa joue.

« Tant pis » dis Catulle « Je prends quand même cette cerise sanglante, cela prouvera que je suis venu le chercher… »

Vers cinq heures du matin l’équipe rentra, et se hâta d’aller dans la cour. Spectacle horrible : le pauvre Babacar était prostré dans sa position assise, un œil crevé. Quand le vieux le toucha, il libera soudain toute sa douleur en cri abominable, qui alluma toutes les fenêtres du pâté de maisons.

Dans le camion qui emmenait le survivant, le marseillais lui parlait avec l’affection d’un père.

« Babacar, mon petit, je t’avais dit de ne pas ouvrir les yeux. Mais dans de pareilles circonstances, je comprends que tu n’aies pas pu résister à la curiosité. Tu as fait preuve d’un immense courage. Ce qui compte, c’est que tu sois en vie ! L’emprise est terminée, ils ne viendront plus. Tu vas vivre, Babacar, tu vas vivre et continuer de rendre les gens heureux avec ta musique. Je serai toujours là pour toi. »

Grâce aux soins des docteurs, Babacar fut remis sur pied. Son extraordinaire histoire se répandit hors des limites de Marseille, et la rumeur de l’artiste talentueux attira place Notre Dame du Mont des gens venus de toute la France. Il fut repéré par une grande maison de disques, et devint une vedette richissime, qui reversa la plus grande partie de ses biens au vieux marseillais et au foyer pour sans-abris. Mais depuis ce jour d’exorcisme, on ne l’appela plus que « Babacar le Borgne ».

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