Histoires Étranges du Quotidien 7. La cabane dans les bois.

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Il y avait un jeune homme, Abdallah, qui travaillait pour Clovis Ricard, maire de Lons-le-Saunier. Abdallah était né à Besançon, mais son père, fonctionnaire administratif, avait trouvé un emploi municipal dans le Jura. Dès lors, Abdallah avait grandi dans l’ambiance de la mairie. En grandissant, il se montra cultivé et endurant, aimable et agile, ainsi que beau garçon. Toutes ces qualités faisaient de lui l’homme à tout faire idéal. C’est pourquoi, mandat après mandat, les élus se le léguaient comme assistant personnel. Ses services le rendaient très apprécié.

Vers ses trente ans, il fut envoyé pour livrer un dossier et une lettre à Pascal Chamabert, premier-adjoint au maire de Besançon, et ami de Clovis Ricard. On lui conseilla d’emprunter les petites routes discrètes.

C’était au plus rude de l’hiver, et bien que son utilitaire ait passé le contrôle technique, rouler sur des départementales oubliées n’était pas facile. Le chemin passait au milieu des montagnes forestières. Ayant dû partir tard, il fut surpris en pleine nuit, au milieu de nulle part, par une violente tempête de neige. Pour combler son malheur, sa voiture tomba en panne. Il se résolut à passer la nuit dans l’habitacle, en espérant que le frimât infernal ne le tuerait pas… Or à ce moment-là, il aperçut une petite lueur au fond des bois. S’emmitouflant dans son anorak, il tenta sa chance et sortit. Ses tibias poussaient la neige lourde, des lames de glace lui coupaient les joues, les branches des sapins lui saisissaient les bras, mais il parvint, épuisé, au seuil d’une cabane, où il cogna de toute ses forces sur l’épaisse porte de bois. Une dame âgée ouvrit, et poussa une exclamation de pitié en le voyant. « Oh, mon pauvre monsieur, vous allez mourir de froid, vite vite, entrez ! »

Abdallah retira sa veste épaisse dans l’entrée, la vieille dame lui prit et l’accrocha au portemanteau. Puis elle l’amena dans la minuscule pièce principale, où un vieillard et une jeune femme se réchauffaient devant l’âtre d’une cheminée. On l’invita à s’asseoir près du feu, et le couple du troisième âge se mit en devoir de lui servir un verre de vin jaune avec un peu de gratin de pomme de terre. Tandis qu’ils lui posaient une foule de questions sur sa mésaventure, la jeune fille passa dans la pièce d’à côté. Abdallah avait été surpris de voir qu’elle était extrêmement belle. Elle était habillée sans façon, d’un sweat déformé par les ans, d’un pantalon de toile élimé, et de grosses chaussettes trouées. Ses cheveux étaient gras et en bataille, pourtant il était indéniable qu’elle rayonnait à en faire de l’ombre au soleil.

« Cher monsieur, il est tard, le village le plus proche est loin, il tombe des peaux de lièvre, la route est impraticable, la saleuse ne passera qu’au matin » dit le grand-père. « Ce n’est pas bien grand chez nous, mais il serait plus avisé de passer la nuit ici. Demain, je vous aiderai avec votre voiture, j’ai été garagiste. »

La proposition fut acceptée, Abdallah étant heureux d’avoir l’occasion de voir la jeune beauté plus longtemps. Au même moment, elle revint dans la pièce, avec la bouteille de vin jaune et des verres à moutarde. Elle s’était arrangée, portant maintenant des habits moins décontractés, les cheveux peignés et attachés. Alors qu’elle lui servait à boire, Abdallah était totalement ensorcelé. Elle était d’une splendeur qu’il n’avait jamais contemplée auparavant, la grâce de ses gestes était telle, que ses moindres mouvements le stupéfiaient. Pourtant, les anciens n’arrêtaient pas de s’excuser pour elle. « Sylviane, notre fille, a toujours vécu ici, seule dans ces montagnes. Elle n’a pas de très bonnes manières. Excusez sa bêtise et sa nullité. » Abdallah, choqué, protesta. Il se sentait honoré, chanceux, voire indigne, d’être servi par une personne si délicate. Cependant, il remarqua qu’elle rougissait quand son regard croisait le sien. Il mangea à peine et ne toucha pas au vin.

« S’il vous plaît, monsieur, il faut boire et manger, » dit la vieille dame. « Ce n’est pas grand-chose, mais il n’est pas sain de rester sans rien avaler après avoir été frigorifié par les intempéries. » Pour faire plaisir aux personnes âgées, il finit son assiette et bu le verre, mais en son for-intérieur, la vision de la fille teintée de rouge le dévorait. Après manger, il discuta un peu avec elle, et sa discussion s’avéra aussi adorable que son apparence. Il se demanda si ses parents n’avait pas fait partie un temps de la haute société, tant ses manières étaient raffinées. L’enthousiasme dans son cœur fit parler Abdallah (qui aimait la poésie) en alexandrins.

« Là, dans la tempête, redoutant le malheur

Au lieu du désespoir, je trouvais une fleur. »

Et du tac au tac, elle répondit :

« La fleur enracinée au milieu des vents forts

Offrira un sourire à celui qui l’adore. »

Non seulement Abdallah était subjugué de rencontrer une personne capable de versifier à la volée dans une époque de triste utilitarisme, mais de surcroît elle acceptait ses avances de la plus élégante des façons. Il comprit que jamais il ne trouverait plus magnifique et spirituelle créature que cette rustique solitaire. Son cœur lui montait à la gorge et lui hurlait : « c’est ton âme sœur ! saisit ta chance ! » La révélation était telle, que sans hésitation, ni pincettes, il demanda aux parents la main de leur fille, précisant son emploi et ses relations avec les dignitaires de la région.

À sa grande surprise, ils eurent l’air ravis par cette annonce. Mais ils avaient aussi sur le visage une expression embarrassée. Finalement, le père répondit :

« Monsieur, nous ne doutons pas de vos références, vous semblez même être destiné à de hautes fonctions. Nous en sommes persuadés, et c’est un grand honneur que vous nous faites. Mais nous avons honte, nous ne sommes pas des arrivistes, notre fille est une campagnarde vulgaire, sans éducation, sans formation, impropre à être la femme d’un individu de votre rang… Toutefois, si vous tenez tant à avoir sa main, nous vous l’offrons bien volontiers. »

Au matin, l’orage était parti, le ciel était immaculé. Quand la saleuse fut passée, le vieux descendit sur la route, et comme promis, répara le véhicule. Sylviane lui souriait, l’aube rougissait ses joues. Abdallah devait y aller, mais il n’arrivait pas à se résigner à leur séparation. Il remercia chaleureusement les parents, leur proposa une compensation financière pour leur hospitalité, mais ils repoussèrent les billets. Le jeune homme eut beau insister, ils demeurèrent inflexibles, disant que leur vie et leur âge ne nécessitaient pas d’argent. Impossibles à convaincre, ils exhortèrent même Abdallah à partir tout de suite avec Sylviane. Lui expliquant que désormais, elle lui appartenait, qu’elle leur avait dit qu’elle désirait l’accompagner, et le servir aussi longtemps qu’il la tolèrerait, qu’ils s’estimaient chanceux, eux, qu’il daigne la prendre avec lui. L’assistant était troublé par leur détermination à placer leur enfant, ainsi que par leur conception anachronique des relations humaines. Mais elle était si superbe. Ils montèrent donc ensemble dans sa voiture. Alors qu’ils disaient au revoir, le père ajouta :

« Nous sommes sûr que vous vous occuperez bien d’elle, nous n’avons pas d’inquiétude quant à son avenir. »

Et ainsi, ils partirent…

Une fois sa mission accomplie, Abdallah ramena Sylviane à Lons-le-Saunier. Son travail l’accaparait néanmoins, et le couple ne trouvait pas le temps pour se marier. Un jour, un conseiller de Clovis Ricard aperçu Sylviane, et fut tellement frappé par sa splendeur qu’il la prit en photo, et l’envoya au maire. Celui-ci, homme à femme peu scrupuleux, s’empressa, sous un prétexte, de se la faire amener chez lui, où il la séquestra ! Le pauvre Abdallah ne pouvait rien faire, on lui dit même que Sylviane était tombée amoureuse de Clovis, et qu’il s’épouserait bientôt.

Abdallah cru mourir de chagrin et d’impuissance. N’étant qu’un faire-valoir, il ne pouvait espérer contrecarrer les desseins d’un notable, dont les désirs devenaient toujours réalités. Son seul espoir était que Sylviane soit en mesure de s’échapper et veuille bien le faire avec lui. Dans cette époque technologique, il tenta quelque chose d’insensé : envoyer une lettre écrite. Une lettre écrite dans laquelle il lui composerait un poème. Au départ, il voulut écrire en alexandrins, comme lors de l première fois qu’ils avaient conversé, mais son cœur trop chargé d’émotions dériva vers des vers libres, plus spontanés, où il pouvait exprimer tout le poids de sa passion.

il y avait une fleur, mais roi l’a cueillit

Cette petite fleur je l’ai perdu depuis

Comment la retrouver maintenant que

Le trou qu’elle a laissé est immense

Comme un désert sous la mer

Et si je la retrouve

Voudra-t-elle un jour

Aller jusqu’en terre avec moi ?

Le lendemain de l’envoi de la lettre, des hommes du service de sécurité de Ricard vinrent le chercher pour l’emmener voir le maire, qui le demandait. Évidemment, la lettre avait été interceptée, pensait Abdallah, qui se trouvait bien bête d’avoir commis un acte aussi naïf, peut-être la manifestation inconsciente d’un désir d’en finir avec la vie. Clovis en effet avait la réputation d’éconduire les gênants de la façon la plus physique et secrète. Abdallah n’offrit aucune résistance, et se laissa conduire.

En entrant dans le bureau, le notable était là, entouré de conseillers et de gorilles. Un grand silence régnait, un silence d’avant tempête. Soudain, Ricard se leva, marcha brusquement vers le jeune homme, lui saisit le bras, et prononça : « Il y avait une fleur, et le roi l’a cueilli… »

Il déclama les vers d’Abdallah, mais contre toute attente, il ne termina pas sa tirade par de cyniques éclats de rire. Au contraire, des larmes coulaient sur ses joues.

« Mon cher Abdallah, vos mots m’ont touché. En ces temps superficiels et désabusés, votre gravité et votre sincérité m’ont ému. Par les pouvoirs qui me sont conférés, je vais célébrer votre mariage. »

D’un geste de sa main, une porte s’ouvrit, et Sylviane apparu. La cérémonie fut brève, les formulaires signés, des alliances offertes, passées aux doigts, puis les sourires explosèrent et ne s’arrêtèrent plus…

Pendant cinq ans, Abdallah et Sylviane vécurent heureux ensemble. Un jour, alors qu’ils discutaient, elle poussa un terrible cri de douleur, pâlit subitement et s’effondra. Abdallah se précipita pour la rattraper. « Mon cher époux, je crois que ma fin est proche, nous allons bientôt être séparés. Je meurs. »

« Ne dit pas des choses pareilles, ma chérie ! C’est juste un petit malaise ! » s’émut-il « Je vais t’allonger sur le lit, cela passera vite. »

« Non, je le sais… Je ne peux plus te mentir mon amour. Même si cela te paraîtra dément. Je ne suis pas humaine. Je suis une hamadryade, l’esprit d’un arbre. Au moment où je te parle, quelqu’un est en train de me couper. Je n’ai même plus la force de pleurer. Oh, je t’en supplie, avant la fin, redis-moi le poème que tu m’avais écrit. »

Étouffé par le flot de ses propres larmes, Abdallah commença à balbutier les vers. Mais Sylviane, prise de convulsions, se tourna de côté, en essayant de sourire. Un instant plus tard, son corps sembla flancher d’une façon très étrange, comme s’il coulait dans le sol. Abdallah secouait des vêtements vides. La nymphe avait disparu…

Abdallah quitta sa maison à pied. Il marcha des jours et des jours, jusqu’à l’endroit où il était tombé en panne autrefois. Arrivé à l’endroit où se tenait la cabane, il fut surpris de n’y rien trouver, comme si la maison n’avait jamais été là. À la place, il y avait trois souches, qui avaient été fraîchement tronçonnées. Deux d’entre-elles appartenaient à de vieux arbres, la troisième à un spécimen beaucoup plus jeune.

Il fit glisser l’alliance le long de son doigt, la posa sur la base juvénile, prononça les premiers vers qu’il avait dit lorsqu’ils s’étaient rencontrés, marqua un silence, puis dit celui qu’il avait écrit et qui lui avait permis de la retrouver. Ensuite, il tourna les talons, et s’en alla. Certains prétendent depuis l’avoir aperçu au fin fond de la Franche-Comté, vivant dans une cahute sous une autoroute, plantant inlassablement des arbres…

 

 

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