Chant Quinzième

 Dans L'Enfer de Dante

(Résumé : Enfer sans damnation, c’est le parcours au programme pour Dante, accompagné de son idole littéraire du passé, Virgile. Leur destination : Béatrice la belle. Dans le chant précédent, sous une pluie de feu, nos deux héros ont rencontré un blasphémateur extraverti, Capanée. Continuant leur chemin par ce temps exécrable, ils arrivent sur les bords du fleuve Plégéthon, fait de larmes et de sang enflammés. Quel mystères vont découvrir nos deux choubidous ?)

 

On a suivi l’une des berges. Il y avait un remblai, au dessus duquel on voyait la fumée produite par le fleuve. Au moins, ça nous protégeait du feu, un peu comme les levées qu’on voit aux Pays-Bas. Les flamands, constamment flippés que la mer se déverse sur leur tronche, ont construit des digues de ce genre, identiques à celles qu’on voit dans le coin de Padoue, et qui servent à protéger les villes et les châteaux des crues du fleuve Brenta. La seule différence, c’est que celles de l’enfer sont mille fois plus énormes, en largeur et en hauteur.

On avait quitté la forêt depuis un bon moment, car, quand je me suis retourné, on en voyait plus la trace. Une troupe d’âmes est arrivé en face de nous. Elles marchaient aussi le long de la digue, en nous fixant des yeux comme pour nous discerner par une nuit sans lune. Vraiment fixe, leur regard, comme celui d’un vieux tailleur bigleux, qui essaye de faire passer son fil dans le chas d’une aiguille.

Alors qu’on se faisait mater grave, un des morts m’a reconnu. Il m’attrapé par la manche en s’écriant : « Ouaaah, c’est merveilleux ! » Moi, pendant qu’il me tripotait, je le dévisageait tellement que j’ai fini par le reconnaître, malgré sa figure brûlée au six cent soixante sixième degré.

-Ser Brunetto, c’est bien vous ? Mon ancien professeur ?
-Oui, mon gars, c’est bien moi, Brunetto Latini. Ça ne t’embête pas si je laisse les autres avancer ? j’aimerai bien traîner un peu avec toi.
-Bien sûr, bien sûr, pas de problème. Vous voulez qu’on s’assoit pour discuter ? Evidemment, si ça ne dérange pas mon guide.
-Non merci, sans façon, mon gars. Si je m’arrête, même un seconde, je vais être condamné à rester coincé sous le feu pendant cent ans, alors, euh… tu vois ce que je veux dire. Continue de marcher, je te suis. Ensuite j’irais rejoindre ma bande de maudits malheureux.

J’ai eu un peu peur de descendre la berge pour marcher à côté de lui. Tête baissé, je me suis avancé comme une fillette timide.

-Comment ça se fait que tu te balades ici avant d’avoir cassé ta pipe, mon gars ? Il a demandé. Et c’est qui l’autre mariole qui te montre le chemin ?
-Emm… Et ben, là-haut, il y a quelques jours, j’ai trouvé le moyen de me paumer dans une vallée boiseuse. Tss… Un vrai débutant, sérieux. Hier matin, j’ai commencé à rebrousser chemin, mais pour ça, il fallait que je redescende une falaise hyper-raide. Alors, pendant que j’essayais de retomber sur mes pattes sans me casser la truffe, ce mariole, comme tu dis, est sorti de nulle part pour me sauver la mise. Maintenant, il me ramène à la maison en passant par ici.
-Crois-en un expert en astrologie judiciaire, mon gars, a répondu Brunetto, si tu suis ta bonne étoile, tu arrivera à bon port pour sûr. Si j’étais encore en vie, je te dirais d’y aller sans t’inquiéter. Ces ingrats enfoirés de florentins vont devenir tes ennemis, tu sais ? Malgré toute ta bonne volonté. Mais c’est normal : on ne mélange pas les serviettes avec les torchons, eh. Par chez nous, on appelle ça des aveugles. Ce sont des gens radins, envieux, orgueilleux. Laisse tomber ces perdants. Toi, le sort te réserve un destin tellement grand, que tous les autres en baveront comme des escargots sur une salade. Toi, tu es digne des anciens romains, mon gars, ne te mélange pas avec ces gros trisos qui dénaturent Florence.
-Ahlala, si on m’avait écouté, vous ne seriez pas là, cher ex-maître. Je me rappelle votre bonté, vous étiez un père pour moi, c’est resté gravé dans ma mémoire. Vous m’avez tout appris de la vie, je ne vous en remercierai jamais assez. Je me répète, mais merci, merci, merci, et encore merci. Pour ce qui est de votre prédiction, je la garde sous le coude. Ma copine chérie, si j’arrive à la rejoindre, saura l’interpréter, avec celle de Farinata (voir chant dixième). Moi, sachez-le, je suis prêt. Ce que vous me racontez, je l’ai déjà entendu, mais comme on dit : la roue tourne, et le cycliste dopé pédale.

Virgile a eu l’air surpris par mon proverbe bizzaroïde, mais a vite repris sa contenance. Il s’est tourné vers moi en me regardant, puis il a dit « qui bien écoute, bien retient, mon fils ».
J’ai poursuivis ma discussion avec ser Brunetto. Je lui ai demandé qui étaient ses collègues de randonnée, s’il y en avait des connus et des importants

-Y en a des biens, mon gars, a répondu Brunetto, y en a des bofs aussi. On n’aurait pas le temps de tous les énumérer. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’ils étaient tous des prêtres, ou de grands lettrés, tous célèbres, et tous coupables du même péché. Donc en vrac dans le tas nous avons Priscien, le très connu grammairien, et Franscesco d’Accorso, le fameux juriste florentin… Si tu aimes les spectacles gratiné, on a un gros bonnet nommé par le pape. Celui là, on lui a arraché les nerfs aussi ! Il y en a d’autres, mais je ne vais pas tous te les énumérer, mon gars. Tu vois la fumée qui s’élève de sur le sable, là-bas ? Il arrive des gens avec qui on ne doit pas me voir. Bon, mon gars, à plus. Souviens-toi bien du livre que j’ai écris : ça s’appelait « le Trésor ». Je vis encore un petit peu là dedans, tu sais ? C’est tout ce que je te demande. Je ne te fais pas la bise.

Il s’est retourné. Il a décampé plus vite qu’un participant le jour de la course de la bannière verte, à Vérone. Et il est parti comme un vainqueur, le gars, pas comme un perdant…

 

(Texte original : en italien, en français)

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