Étranges histoires du quotidien 1. Les Tòtis

 Dans Histoires Étranges du Quotidien

 

Il existait à Marseille un homme nommé Baptiste de Zémouk, qui vivait dans le quartier du Plateau. À l’école, il avait toujours été bon en sport, et déployait des dons naturels pour les exercices physiques, ainsi qu’une force hors du commun. Tout petit déjà, il surpassait ses aînés au football, au basket, au hand, au volley, et montrait toutes les qualités d’un sportif professionnel de haut niveau. Rapidement, il fut repéré par les entraîneurs du centre de formation de l’Olympique de Marseille, où il se distingua au point que de grands espoirs furent placé en lui, le club allant probablement signer un contrat avec lui. Hélas, un jour, dans les vestiaires, son coach, qui était malsain, tenta d’abuser de lui. Baptiste le repoussa et s’enfuit à jamais de l’endroit. Bien sûr, il aurait pu facilement entrer dans une autre structure, tant il était talentueux, mais il avait été tellement horrifié, qu’il se jura de ne plus jamais approcher de la soi-disant grande famille du sport. Il préféra abandonner l’institution, et devint un humble vendeur dans une petite bouquinerie du Cours Julien. On le connut très vite sous le nom de Belzémouk, car il était très beau.

Malgré l’anonymat servile de son métier, dans le fond de son cœur Belzémouk demeurait un athlète audacieux. Comme autrefois, il se riait des efforts et n’avait peur de rien. Qu’il pleuve ou qu’il neige, il ouvrait son magasin, et laissait entrer des individus qu’aucun autre marchand n’aurait osé gérer. Car à cette époque, et encore aujourd’hui, le Cours Ju était plein de zonards et de toxicos patibulaires, susceptibles, et complètement zinzins.

Un soir, après la fermeture de l’échoppe, son patron l’invita boire dans un boui-boui de la rue des trois rois. De verres en bouteilles, la lune se leva et s’enfonça profondément dans la nuit. Quand Belzémouk rouvrit les yeux, il était seul à une table du bistrot, encerclé par une armée de gobelets vides. Il avait un sévère mal de crâne, mais il était en acier, et ne se formalisait pas d’une petite gueule de bois. Du reste, son réveil soudain ne l’alarma pas. Ce n’était pas la première fois que son patron, après l’avoir emmené dans un traquenard de boisson, rentrait chez lui en le laissant sur le carreau.

À peine eut-il repris conscience qu’il se retrouva nez à nez avec un petit crapuleux. À sa casquette deux fois trop grande, ses jambes de sauterelles et son regard de faon, Belzémouk sentit tout de suite que le petit gars était inoffensif. Il regardait le bouquiniste avec un regard soucieux, comme un infirmier inquiet pour le sort d’un malade qu’il connaît bien. Chose étrange, il était parfaitement manucuré.

« Ça va m’sieur ? Vous êtes fou de vous endormir là tout seul, c’est plein de gens louches ici. Vous n’avez pas peur des pickpockets ? »

« Tchyavu, frère » répondît gaiment le bouquiniste. Je suis du quartier et on peut m’appeler un lézard de comptoir. Je ne crains pas les arapèdes et autres traîne-savates qui errent dans ce genre d’établissement. Quant à la solitude, j’aime plutôt ça. Ça laisse le temps de réfléchir, de plus, cela m’a appris à ne pas m’angoisser pour mon existence. »

« Franchement, vous êtes courageux » répondît le crapuleux « Rester endormi là…Ici, ça craint, ça craint vraiment. Et comme on dit « l’homme de qualité ne s’expose pas inutilement au danger ». Vraiment m’sieur, je suis sérieux : c’est trop dangereux de dormir dans les parages. Si vous êtes trop fatigué, venez chez moi, c’est la porte d’à côté. Bon, c’est tout petit, je n’ai pas grand-chose d’autre à proposer, mais ce sera toujours mieux qu’ici pour cuver. »

Sa voix était sincère. Belzémouk apprécia le ton du personnage, et accepta son offre.  Le petit crapuleux l’emmena à travers la rue des trois rois. La lueur orange des réverbères dorait les détritus jonchant le sol et les graffitis sur les murs, jusqu’à la rue Bussy l’Indien. C’était un court trajet, mais il leur fallu passer par l’espèce de placette reliant les deux allées, couvertes de touristes saouls et de louches figures de fouines à l’épiderme brûlé par le soleil de la mer. Ils enjambèrent de gros rats qui batifolaient dans le caniveau central, avant de s’engager sous un passage avachi. De là, ils arrivèrent dans une courette, où bâtiments semblaient déserts. Dans le ciel, la pleine lune brillait comme une pièce neuve. Le jeune homme fît entrer Zémouk par une petite porte. Après avoir tâtonné à l’aveuglette dans un couloir sans éclairage, il se retrouva dans un minuscule appartement, nu et bas de plafond.

Sitôt à l’interieur, Zémouk vit, dans ce qui faisait office de séjour, quatre personnes, des hommes et des femmes, autour d’un minuscule téléviseur d’un autre âge. Elles se levèrent et le saluèrent avec beaucoup de courtoisie. Baptiste fut intrigué de voir des gens si humbles, dans un logement si pauvre, montrer des manières aussi policées. « Ce sont des personnes très aimables » pensa t’il « elles ont dû apprendre cela auprès de quelqu’un qui connait très bien l’étiquette ». Alors il se tourna vers son hôte, que les autres appelaient « maître de maison ».

« À entendre votre offre généreuse et à voir l’accueil si charmant que m’a donné la maisonnée, je me dis que vous n’avez pas toujours été un crapuleux, me trompe-je, ou avez-vous grandi dans d’autres sphères ? »

Le chenapan répondit en souriant.

« Vous avez raison m’sieur. Vous me voyez en jogging, en train de parler avec un accent de voyou, mais je n’ai pas toujours été comme ça. C’est de ma faute si j’en suis arrivé là. Mon père était un grand capitaine d’entreprise, et tandis que je faisais de hautes études, je me préparais à prendre sa succession. Mais j’étais un peu trop porté sur la défonce et les excès. Sous l’influence de ces passions, je me suis très mal comporté… J’ai causé énormément de malheur, et la mort de beaucoup d’êtres chers. Finalement, menacé d’une terrible punition, j’ai dû m’enfuir. Maintenant, me voilà, émigré dans ce quartier pourri de cette ville maudite, et j’angoisse de ne plus jamais pouvoir retourner chez moi. Cela dit, j’essaye sincèrement de réparer mes erreurs en aidant ceux qui sont en mauvaise posture. »

Belzémouk fut impressionné par une telle démonstration de fair-play.

« Mon ami, j’ai rarement vu quelqu’un être capable de reconnaître ses erreurs. En général, les gens campent sur leurs positions, et sont imperméables à toutes formes de remise en question. J’en ai vu beaucoup se perdre, et accepter toutes les concessions parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leurs idées folles. Vous êtes un exemple… » Il bailla. « Sur ce, je vais me coucher. Ce soir j’ai bien trop bu, et j’ai besoin de méditer sur votre exemple avant de m’endormir. »

Après ces belles paroles, il souhaita bonne nuit à tout le monde. Le maître de maison lui montra une toute petite pièce qui contenait un lit. Belzémouk entendit les autres aller se coucher, mais lui ne trouva pas le sommeil. Dès qu’il fermait les yeux, la tête lui tournait, et l’histoire du crapuleux se répétait sans cesse dans les méandres déshydratés de son cerveau alcoolisé. L’envie d’un grand verre d’eau devenait insoutenable. Il avait l’impression qu’on essayait de le saisir pour le relever, qu’on le prenait par les bras, par la jambe, par sa gorge desséchée. À un moment donné, il finit par chercher l’interrupteur de la lampe de chevet. Quand la lumière se fit, il vit des mains qui le tenaient, des mains aux longs doigts, avec des bras démesurés, des bras venant de derrière la porte ! Immédiatement, elles lâchèrent leur étreinte, et comme des élastiques, se rétractèrent de la pièce.

L’espace d’un instant, il resta stupéfait. Les corps des invités et de son inviteur étaient allongés, face contre terre, et leur membres supérieurs s’étendaient par la porte d’entrée ouverte, jusqu’au fond de la cour. Contemplant la scène, se grattant la tête, il pensait à haute voix :

« Soit c’est une hallucination provoquée par tout ce que j’ai ingurgité, soit je suis dans un repère de Fatigués, qu’on appelait autrefois Tòtis. Ils sont décrits dans ce livre du XIXe siècle que j’ai au magasin : mythes et créatures phocéennes. À l’époque, le folklorisme faisait flores. Il y est écrit que les Fatigués sont des monstres très flemmards : le jour, ils errent comme d’inoffensifs oisifs, la nuit, leurs bras s’allongent sur des dizaines de mètres et leurs mains partent à la recherche d’une proie, humaine de préférence. Le seul moyen de les neutraliser est de leur nouer les bras, puis de leur couper les mains au niveau du poignet. Ensuite seule la section de celles du chef permet de faire disparaître définitivement toute la bande. C’est sans doute ce crapuleux maniéré qui m’a amené ici… Bon, je vais devoir préparer le terrain. »

Une fois disposé les installations nécessaires, Belzémouk sorti en silence à l’extérieur, suivant le cours des bras. Ils se déroulaient à l’autre bout de la courette, près des poubelles. Voyant les mains affairées à fouiller dans les ordures, l’ancien footballeur se cacha sous un porche, afin d’observer leur manège. À la lueur du clair de lune, les dextres, les doigts posés sur le pouce, paraissaient des marionnettes, sans la chaussette pour les recouvrir. Comme des serpents bleus, elles plongeaient vigoureusement dans les détritus, en ressortaient sales, des emballages vides dans leur pseudo-bouches. Visiblement agacées, leurs silhouettes jacassantes de grues grotesques se projetant en ombre chinoises sur le mur, Belzémouk les entendait se disputer aigrement avec des voix d’oiseaux de mer.

« Quoi ! Oh ! Écoute-moi ! » disait deux d’entre elles à une autre paire, aux ongles polis. « Tu en as ramené un qui n’était pas assez saoul ! Pire, maintenant, il médite, et on ne peut rien faire tant qu’il est réveillé ! Tu as beau être le chef, tu es nul ! »

Les autres mains manifestèrent leur approbation.

« Eh Oh ! Ça va hein !» répondit la paire bien entretenue, d’une double voix de crécelles énervées. « Il est parfait, bien dodu et bien niais, exactement ce qu’on aime ! Il faut juste que nous prenions notre mal en patience. L’aube approche, avec tout ce qu’il a descendu au bar, il va fatalement s’endormir ! »

« Alors les Fatigués, besoin d’un coup de main ?» dit Baptiste d’une voix forte et moqueuse. Aussitôt, tous les becs de phalanges firent volte-face. Le bouquiniste leur tira la langue et s’enfuit à toutes jambes vers l’appartement. Immédiatement, les Fatigués se lancèrent à sa poursuite, en rétractant leurs membres comme des tendeurs. de Zémouk entra, et se jeta de toutes ses forces au fond de la pièce. La rallonge électrique qu’il s’était enroulé autour de la taille (et dont il avait attaché l’autre extrémité à la poignée de la porte), se raidit brusquement. Le battant claqua avec violence, coinçant les bras gélatineux, presque au point de les élaguer net. Il se dépêcha de revenir sur ses pas pour verrouiller la serrure. Les Tòtis braillaient injures, menaces et malédictions de leurs timbres de fausset. Ils tambourinèrent quelques instants contre la barrière.

« Faisons le tour par la fenêtre ! » glapit l’un d’entre eux. Comme des rubans furieux, ils se jetèrent sur l’ouverture. Mais ce rusé de Zémouk avait pris soin de l’entraver avec des morceaux de manches à balai disposés en travers, de façon à ne laisser que des espaces difficiles où s’insinuer. Lui, embusqué et un bâton à la main, attendit qu’elles s’y empêtrent, puis, une fois passées, les roua de coups. Grâce à sa poigne énergique, il les noua entre elles. Le jour se levait, les paires étaient emmêlées, Belzémouk s’apprêtaient à crier victoire, quand les mains bien manucurées du crapuleux surgirent par surprise des interstices libres, saisissant le col de sa chemise avec une force surnaturelle.

« TU VAS MOURIR ! » criaient les mains en enfonçant leurs ongles propres dans la peau de Baptiste. Heureusement qu’il avait gardé ce couteau de cuisine dans sa poche. Il se saisit du manche, et d’un geste puissant, sectionna les poignets spongieux. « Tu n’as jamais su te servir de tes dix doigts », plaisanta le libraire.

Les premiers rayons du soleil entrait dans l’appartement, et pendant que les moineaux matinaux chantaient, les Fatigués partaient en poussière, de leurs bras comme des mèches jusqu’à leurs corps, qui explosaient calmement en millions de cendres suspendues. En quelques minutes, il ne resta plus rien… Sauf les mains sur la chemise de Belzémouk. Même dans la mort, elles n’avaient pas relâché leur étreinte !

Au petit matin, les dextres toujours accrochées au tissu, Belzémouk déboucha de la rue Bussy l’Indien sur le Cours Julien.  Les cheveux en bataille, couvert d’éclats de cendre, il se rendait à son magasin, en pouffant tout seul. « Des mains de Tòtis, quel beau collier ! » se disait-il. Le quartier se réveillait, les camions du marché arrivaient, les promeneurs de chiens faisaient leurs tours, les sans-abris dormaient encore, les balayeurs brossaient les papiers gras, les camions de nettoyage crachaient leur eau sur les trottoirs, les troquets installaient leurs tables, et les premiers travailleurs se rendaient vers la bouche du métro en trainant les pieds. Mais alors qu’il cheminait tranquillement, il croisa une femme, qui aussitôt qu’il le vit, s’évanouit. Un autre passant s’enfuit en courant. Un petit garçon, cartable sur le dos, se mit à pleurer.

« Oh Belzémouk ! dépêche-toi de venir ici, ou tu vas te faire embarquer par les schmits ! » C’était la voix d’un de ses amis, déjà assis avec d’autres à la terrasse d’un café. Ils lui faisaient de grands signes le pressant à les rejoindre, ce qu’il fit.

« Mais qu’as-tu fais ? Tu t’es vu ? Tu es devenu fou ? Tu portes des membres coupés ? tu as tué quelqu’un ? » lui demandèrent-ils en le tirant sur une chaise. « Les copains, je ne me suis pas attaché ces mains autour du cou, ce sont elles qui l’ont fait… Contre ma volonté ! Et je n’ai commis aucun crime, ce ne sont pas des mains humaines, mais des mains de monstre ! J’ai juste défendu ma vie. » Le bouquiniste raconta en détail son incroyable aventure. Bien sûr, les collègues ne voulaient pas y croire, mais le plus âgé, qui savait ce qu’était un Tòti, se mit à examiner les membres crispés sur son poitrail.

« Regardez, il n’y a pas de sang » dit le vieux briscard en montrant les plaies. Il appuya de l’index sur leur peau. « Et cette texture si étrange, élastomère… C’est typique des ectoplasmes. Oh ! Observez-vous cela ?  Au niveau des poignets, ces petits signes étranges… La marque du démon ! ». Tout le monde poussa des murmures d’étonnement.

« Notre ami Belzémouk ne nous a pas menti » poursuivi l’ancien. « Il s’agit bien là d’une créature de l’au-delà, un Tòti, comme racontent les légendes… Ce qui m’étonne le plus, c’est le sang-froid dont tu as fait preuve. Il faut beaucoup de force pour se dépêtrer de ces machins. Tu n’as pas toujours été bouquiniste, n’est-ce pas ? » Baptiste se contenta d’opiner en souriant.

Le problème fut ensuite de retirer ces pattes démoniaques, tant elles étaient férocement fixées au vêtement. Impossible de les détacher. L’ex-sportif s’opposa catégoriquement à ce que l’on déchire ou découpe sa chemise. Alors, on lui fit enlever, et le serveur lui donna un t-shirt. On mit l’habit dans un sac en plastique, puis, après des saluts et des félicitations, le héros du jour s’en alla ouvrir sa boutique…

Que sont devenues les mains ? Belzémouk, qui avait gardé son trophée, portait la chemise de temps en temps, pour les fêtes costumées de la Toussaint, ou quand l’envie lui prenait de surprendre ses clients. Un soir d’hiver qu’il l’avait mise, un traînard du cours, très éméché, entra dans le magasin pour se réchauffer. Il furetait dans les rayons, l’œil hagard, fit tomber un livre par terre en voulant le feuilleter, et remarqua l’étrange gris-gris du vendeur, calmement assis derrière sa caisse. « Par ma barbe, je n’ai jamais vu une chose pareille ! » s’exclama le désœuvré. « J’en ai commis des crimes, mais porter des reliques mortes sur moi, ça non ! T’es un dur comme moi, toi. Ceci dit, j’aimerais bien ces mimines, ça me servirait bien pour effrayer les bourgeois. Je t’échange la chemise contre mon polo, et je t’achète les mains pour vingt euros. »

« Je te les cède bien volontiers » répondît Belzémouk « mais je dois te prévenir, ce ne sont pas des mains humaines, mais des mains de Tòti, un spectre local. Si un malheur t’arrive, tu ne pourras pas me le reprocher, d’accord ? »

« T’es trop marrant toi » dit le vaurien « Allez, donne-moi ça, farceur. »

« Tiens, prends. Mais je serai toi, j’irais enterrer ça au cimetière Saint Pierre. La seule blague ici c’est que quelqu’un paye pour acheter une chose pareille. » Et en riant aux éclats, le bouquiniste lui donna ce qu’il voulait. L’individu s’en fut, Belzémouk essuya les larmes d’hilarité sur ses joues. Puis, sans quitter son tabouret, il allongea le bras, ramassa le livre, et le remis dans son étagère…

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