Tournée en Chine des Nitwits. Partie 2. Suite et fin.

 Dans Mémoires de musicien

Arrivé à bon aéroport, quand nous sortîmes par la porte numéro 1, une armée de taxis surgit hors de la nuit, courant vers les clients au galop. Synchronisation étudiée, les chauffeurs devaient tourner tapis sur une boucle d’autoroute, et dès qu’un avion s’était posé, ils se radinaient en essaim vers les débarquants, prêts à tout pour une course. Tout le contraire de Marseille, où le seul taxi dispo refusait de vous prendre parce que votre chaise roulante allait abîmer son coffre. Nous sommes arrivés à l’hôtel. Un établissement tout décoré de roses, de laque, de géométries et de marbre, qui jouxtait un salon de massage. Alors que nous sortions de l’habitacle, nous pûmes voir un minibus déversant un bataillon d’étudiants aux regards fripons, venu s’encanailler avec des spécialistes en malaxage ciblés.

Je partageais ma chambre avec Matwis, normal on était la section rythmique, et on se connaissait depuis le lycée. Juan Lucas et Ritchie étaient amis d’enfance. Dans la pièce principale, il y avait une vitre donnant sur la douche. Dispositif peu pratique, la vitre en question avait beau être couverte d’une arabesque autocollante, il fallait lui tourner le dos quand le poto se lavait, pour ne pas avoir droit à ces fesses poilues. Ça renforçait l’impression donnée par le salon où était rentré les universitaires bavants. L’hostellerie devait servir de terrain pour la deuxième mi-temps. Jamais je n’avais été libidineux, mais de me retrouver logé près d’un lieux de prostitution me rappelait que ma guilde, elle des ménestrels, était considéré du niveau des travailleurs et travailleuses du sexe, ainsi que tous les dignes de la fosse commune. Ça me plaisait. En fait, j’étais fier, je ne m’en sentais que plus reconnu en tant que professionnel. « Va donc, saltimbanque, avec les putes, les truands, et les bouffons ». Ouais, bourgeois, ils sont mon peuple, à Shanghai, à Kinshasa, à Marseille, à Saint-Louis, à Neuquén. Je ne fais que passer, certes, mais je suis partout chez moi. Paradoxal, pour quelqu’un qui s’est toujours senti seul. Je laisse le soin aux médecins légistes d’essayer de comprendre.

Le lendemain midi, Andy nous a emmené manger dans un resto du coin. Boiseries sculptées, plafond bas, tables pivotantes. À la lumière d’un aquarium, observé par un troupeau d’anguilles, on nous servit de la très bonne viande.

Ritchie : C’est bon cette viande, c’est quoi ?

Andy : Ben, de la viande.

Ritchie : D’accord, mais c’est du bœuf, du mouton, du poulet ?

Andy : euh… c’est de la viande.

On n’a jamais pu en savoir plus. Je repensais à Jinan, au toutou que j’avais entendu crier. Si c’était le cas, si c’était ce qu’on nous avait préparé, du chowchow, du shar-peï, du carlin ou du saint-bernard, faut avouer que c’était bon. On mange bien les escargots.

La Mao Live House, salle affiliée au label, était une grande venue aux murs rouges et noirs, un truc sérieux, pas avec des loges de la taille d’un placard cachée dans un coin, comme dans beaucoup de club de France et de Navarre. Des véritables, avec une porte « artiste uniquement», qui donnait par un passage dérobé sur scène. Spacieuses, garnies d’un grand miroir à ampoules, de sièges, d’un sofa confortable. On s’est senti des stars. Juan a fait un super portrait du groupe, si classe qu’on a l’air de se la péter. Et il y avait de quoi.

L’arrivée dans les lieux se faisait en passant par un corridor déconstruit, l’affiche de notre concert placardée de ci de là, avant d’arriver au guichet. Par ses proportions, elle me rappelait le Sporting, en plus goudronnée. Un peu partout figurait le logo de l’endroit : juste la coupe de cheveux du Grand Timonier.

Ma grosse angoisse, c’était de manquer notre vol retour, j’avais besoin d’un ordinateur connecté au net. Serviable, Andy m’emmena dans les bureaux à l’étage. Dans un bric-à-brac d’ordinateurs, comme cette scène de Blade Runner, je pu imprimer les passes d’embarquement.

On partageait l’affiche avec Housse de Racket, un autre groupe français qui, à l’époque, connaissait son quart d’heure de gloire en notre contrée. J’avoue que j’étais un peu hermétique à ce post-rock post-moderne post-ironique. Je trouvais que le rock populaire était devenu inoffensif, et s’était dilué dans le lithium, depuis que la dernière anomalie, Kurt, avait envoyé sa cervelle sur les murs de sa maison. Les groupes punks chinois que nous voyions étaient certes souvent naïfs dans leur approche, mais c’était parce qu’ils ne s’étaient pas pris le big bang de subversion initiale du rock & roll. L’ère de la masturbation adolescentes enragées. Ils imitaient sans trop savoir, mais ils mettaient toutes leurs tripes dedans, ce qui était dix mille fois plus sincère que nos attitudes sarcastiques détestables de prétentieux qui savent tout, qui comprennent tout. Soupir. De nos jours, On publie bien des abcs pour enfants Alien. Triste crépuscule.

Les Housse étaient cools, ils nous ont raconté leur galère. En fait, ça faisait des années qu’ils ramaient, et puis un jour, ils avaient enregistré un single, pas exceptionnel, mais qui avait été repéré. Temporairement, grâce à ce titre, ils étaient sortis de l’anonymat. Preuve supplémentaire que l’excellence couvre un vaste rayon, et que les monnaitiseurs ont des goûts très mauvais. C’est vrai que dans l’esprit du hardcore, vivre de sa musique est équivalent à être un vendu, pourtant je connais cent groupes de hardcore (par l’état d’esprit j’entends) qui mériteraient d’être payés plus qu’un plein d’essence entre deux dates. En fait il meriteraient d’être choyé par de grosses maisons de disques, ces rapaces en tireraient même des bénéfices. Et puis après deux albums, les gars, les filles, vous n’auriez qu’à leur faire un doigt d’honneur et redevenir indés, avec l’aura acquise, votre nom suffirait à remplir des salles plus modestes, mais ô combien plus pleines, et vous pourriez au moins remettre de l’énergie dans votre réservoir et manger tous les jours.  Au pire, vous auriez pu goûter à ça

On ouvrit la soirée. Ritchie, Juan et Matwis faisaient front. Ils aspergeaient la horde de huns que l’on appelle auditoire, de flots d’accords et de lignes, des hameçons cachés dedans. Les trois ne sautaient pas dans tous les sens, mais leur rage s’infiltrait par capillarité dans leurs manches et leurs médiators. Chacun était dans un bathyscaphe sous haute pression, qui dégringolait dans les profondeurs de la nuit, et les cordages qui les reliaient à la surface s’enroulaient en se dévidant autour des chevilles des spectateurs. Entrainés par les ondes sonores acides, ils se débattaient. Certains regagnaient la surface, les tympans éclatés, certains tombaient jusqu’au fond et dansaient avec les concombres de mer. Nous étions tous reliés. Ma batterie s’attachait à la basse dé Matwis, ses notes s’imbriquaient dans les interstices de mes tempi, solidifiant la base rythmique comme du béton armé. Nous devions constituer la pierre d’angle la plus solide possible pour que Juan Lucas puisse y fixer ses chaines et y amarrer solidement les cadences de sa guitare. Ritchie était la pointe de la flèche, attaché à la fois à Juan, Matwis et moi. C’est lui qui lançait les riffs comme des harpons, et qui criait sur la grosse bête du rock, afin de l’effaroucher et de la faire sortir. C’était un capitaine Achab non pas ivre de vengeance, mais de musique. Et il menait la barque. Quand nous étions parfaitement en phase, c’était choquant, sanglant et beau comme une ancestrale chasse au cachalot. Ce soir-là, c’était le cas. En Chine, il n’y avait pas de législation sur le volume sonore, l’ingénieur du son poussait les potards jusqu’au plafond, les oreilles saignaient, ça nous rendait encore plus terrifiant. Après notre tour de piste, les Housse de Racket nous confessèrent qu’ils ne s’étaient pas attendus à une démonstration aussi sérieuse. En termes de succès, on a fait aussi bien qu’eux. Il suffit qu’une intelligentsia vous pointe du doigt en disant c’est bien, pour que beaucoup de gens vous trouvent soudain excellents. C’est syndrome de la belle jeune fille séduisante, si elle dit de n’importe quoi que ça lui plait, tout celles ou ceux envoûtés trouveront qu’elle a raison, même si le n’importe quoi est vraiment parfaitement, stupidement nul.

Le public était composé en majorité d’expatriés parlant français. C’était sympa, mais le dépaysement était moins grand, voire inexistant. Jouer devant les chinois, c’était tester le pouvoir de la musique. S’ils aimaient, cela voulait dire que notre message passait, malgré la barrière de la langue. Là, nous avions juste l’impression de ramener un petit morceau d’Europe à des gens en mal du pays. Moins spontané, mais bonnard quand même. Une shanghaienne embourgeoisée, habillée chic, me posa plein de questions sur la musique, auxquelles je répondais avec une philosophie ridicule. Tous les poncifs y passèrent. L’Ame. Le Cœur. La Passion. En fait, je ne savais pas quoi dire. Quel congre.

Puis, en nous baladant dans la salle pendant le deuxième set, on rencontra des espagnols fans de concerts qui, à l’instar de notre tribu massaliote, allaient en voir dès que possible pour en rapporter la chronique. Ils avaient kiffés, et, enfin !!!, avaient du shit à fumer. On s’est jeté sur le buzz proposé comme des lycaons affamés. Ce haschich venait de loin du Qinghai ou du Xinjiang. Si on se faisait choper avec plus de 10grammes, c’était la tête coupée assurée. La fumette était vraiment taboue dans ce pays, à peine connue. Yeoh m’avait regardé avec des yeux ronds, quand je lui avais demandé si je pouvais trouver de la marie jeanne. Elle ne savait même pas ce que cela pouvait être.

Les concerts terminés, le Mao clôt, les mecs du label allèrent farmer des persos de WOW au cybercafé, pour ensuite revendre les comptes. Je parle volontairement en novlangue, non pas pour parler comme tous les geeks, les personnes intelligentes mais mal habillée et impopulaire, pour reprendre la définition du dictionnaire d’Oxford, mais pour souligner l’aliénation que cette forme d’expression provoque. Dans quarante ans, on ne saura plus ce que cela voulait dire. Nous aurons d’autres mots volatiles comme de l’ether.

Nous avons laissé les neuromanciens travailler, et, en suivant un gars sympathique qui bossait à l’ambassade de France, sommes allés écumer les bars à expat’, à trainer dans la rue en chiquant de la Tsingtao. A trois heures et demie du mat, chez Luigi, un troquet ou des américains tapaient le bœuf, je m’étais mis à mourir sur une chaise. Je le répète encore, faire la fête m’ennuie, et je n’avais qu’une envie, rentrer dormir. En prenant cette pose abattue, j’espérais apitoyer les copains, et que, navrés devant mon désespoir, ils décident de rentrer. Mais que nenni, ils buvaient des coups au comptoir et regardaient l’orchestre improviser. Le batteur jouait mal, les zicos, laborieux, mâchouillaient une reprise infernale de Superstition. La fatigue me rendait ronchon, et le pauvre riff se déglinguait. À l’intérieur, je saignais de l’acide, à l’extérieur, ça massacrait en boucle le morceau. J’en avais marre, je voulais sombrer, m’évanouir, le jam boitait en boucle, me picotait le cerveau, me chantait pouilles. On s’éternisait, je n’avais ni envie de boire, ni de parler. Les autres clients s’amusaient, dansouillaient, bières à la main, sur la pataude moulinette disharmonique. J’ai fini par me dire que quitte à rester réveillé, autant clouer le bec à, c’est laid de le dire, ces amateurs. Excédé, je me suis redressé d’un bon de la chaise, je suis allé voir le type. Sans cérémonie, je lui ai dit « passe-moi les baguettes », Ritchie, saisissant l’occasion de se divertir, a pris une guitare. On a brodé quelques tournes de Superstition, à l’odeur, personne ne savait vraiment la structure, mais la trentaine de pochtrons senti tout de suite la différence. Puis on a fait Smells Like Teen Spirits, qu’on connaissait. Ça devint comme dans le clip, je voyais un mosh oscillant de gauche a droite, comme un pressoir de chair et de tissu. En fin de compte, ma stratégie fonctionna encore mieux que prévue. Cela m’avait déridé, et le temps était passé plus vite. On se décida à rentrer, Luigi qui parlait français, nous dit d’un air ravi qu’on pouvait revenir quand on voulait.

Le lendemain, on avait du temps pour visiter, on ne s’est donc pas privé. Andy nous donna quelques infos sur les directions à prendre. A deux pas de la concession française, avec ses platanes et ses maisons à colombages, je me disais que je posais la semelle là où mon arrière-grand-père avait dû poser la sienne. Salut l’ancêtre, ça va ? Tu vois, je marche dans tes traces. Et je voyais la rémanence bleue de son habit de marin. Seul en France, je pouvais communiquer, en Chine j’étais encore plus isolé par la barrière de la langue. Un de ses matelots s’était égaré dans les rues de Shanghai, on ne l’avait jamais retrouvé. Je partageais la panique de l’homme d’équipage perdu dans la mer anthropoïde, et restait collé à mon groupe. N’est-ce pas ce que tous les humains font pour survivre ? quand ils sentent la mort sur eux, ils se retirent dans un coin éloigné. Depuis des années j’attends à l’écart.

On visita un minuscule parc, incrusté entre les tours de verre monumentales de la cité des fumées. De ces mètres carrés fait de nature, de roches, d’eau, s’envolaient des rouleaux de soie, sur lesquels des bambous frustes et réalistes se traçaient à l’encre de seiche. Le tissu se déroulait dans les rues, révélant des impressions de végétation, d’où sortaient des grues à la blancheur crue, des hirondelles au cous dépliés, hautaines et parées comme des impératrices. Parchemins jaunis d’où se déversait des cascades fantomatiques. Des pierres surgissaient des lions jaunes et rouges, parfois des dragons aux regards louchant et aux moustaches de coraux, qui se nouaient aux immeubles. Les sept sages aux fronts de sélénites sortaient de la forêt rejoindre le cortège, et parfois, dans les plis de l’encre, sur les chemins, on distinguait les silhouettes somnambules d’hommes. Au-dessus de nous, les gratte-ciels nous ignoraient, fourmis minus. C’était une ambiance à la Akira. Dans la néo-cité, nous nous sentions nus et faibles, sous les milles yeux de verres qui nous dévisageaient. On se concentra sur les visions. Nous les suivîmes et nous enfonçâmes dans une partie de la ville moins gangrenée par les habits de la science-fiction.

Passage par des halles baignées de sang, les étals regorgeaient de légumes et de viande fraîche. Ces odeurs ferrailleuses que j’avais senti me montraient leurs provenances. Les marchés pullulaient à chaque pâté de maison. Les ruelles étaient pleines d’échoppes, et en cinquante mètres, on voyait bien des aspects de la vie. Tous les métiers, tous les commerces, la richesse, la misère, le désordre des empilements de marchandises. Sur des pas de portes des joueurs accroupis disputaient une partie d’échec chinois, avec la rivière coulant au milieu du damier. Devant un stand qui vendait des bijoux en argent, pour une poignée de yuans, j’achetais un anneau tout simple, sobre, sans gravure, pour l’offrir à Gina comme bague de fiançailles. Plus romanesque que ça, un bijou venu de l’autre côté du globe, tu mourrais, n’êtes-vous pas d’accord ?

Partout se présentait Un nombre invraisemblable de petites mascottes dans le genre mignonnerie que nous connaissons tous pour les avoirs vu derrière la vitrine du Magasin Japon : des lapins, des poussins, des blaireaux, des poules et des ratons-laveur du genre kawai, super déformés, faisaient de grands yeux humides pour soutirer quelques sous. Ici aussi, le crépuscule inexorablement amenait la nuit. L’orient rotate vers l’occident, vers Amenthes, le pays des morts. Jour après jour, nous irons tous.

Cette joliesse était trompeuse. J’achetais une tasse sans faire attention, je la prenais car il y avait des idéogrammes et un petit bonhomme rigolo, en réalité elle représentait un personnage en train de se pendre. Cela devait être une blague, mais ne sachant pas lire les signes, je ne saurais jamais. Et faire des blagues sur la mort, c’est un genre d’humour macabre qu’on a du mal à saisir chez nous. Maudit truc mignon, ils font tout passer. J’offrais ça a Gina comme un bêta. On verra plus loin pourquoi ce n’était pas très fin.

A part ça, il y avait des pubs partout. On est rentré en bus. En contemplant les passagers, je réalisais que de toute cette promenade, je n’avais pas vu d’enfant en bas âge, ni de chien.

En roulant sur le boulevard qui nous ramenait, les buildings donnaient une idée de la première cité debout, New York. Beaucoup étaient semblables et donnaient l’étrange impression d’être des barreaux bien alignés. L’ombre qu’ils projetaient nous recouvrait comme une peau de bête, une tunique de Nessus, lourde, impossible à retirer.

En milieu d’après-midi, Ritchie et Juan sont allés visiter le Bund, un célèbre boulevard de Shanghai, et voir Pudong depuis la rive, avec ces immeubles aux formes insolites, et son minaret à grosse tête et à grosse burne.

Matwis et moi sommes restés à regarder la télé. Émissions marrantes, beaucoup de séries historiques, d’art martiaux. Publicités tordantes : la cigarette qui protège du cancer du poumon, le soutien-gorge a l’uranium qui empêche le cancer du sein, ou qui les fait pousser, dur à dire, avec diagramme animé et tout et tout. N’oubliez pas qu’en Chine, on paye le médecin quand personne n’est malade.

On lisait les conseils prodigués par le consulat de France sur une application que j’avais installé sur mon téléphone. Pays par pays, les précautions à prendre : Afghanistan : à moins d’être vraiment obligé de vous y rendre, n’y allez pas. Soudan : il est recommandé de vous déplacer en convoi blindé. Ici, ça allait, les avertissements classiques, méfiez-vous des pickpockets, ne tentez pas une révolution, etc. etc. Nous pouffions.

Puis, on a fait la sieste. A l’époque, je souffrais de paralysie du sommeil. C’est un syndrome où le cerveau se rallume, mais pas le corps. Pendant longtemps, on y a associé le phénomène des succubes et des incubes, des démons qui s’asseyent sur vous, vous rendant incapable de vous mouvoir. Il y a un célèbre tableau de Füssli qui illustre cela, le Cauchemar. En ce qui me concerne, c’était bien ma veine, j’étais terrorisé depuis l’enfance par les Griffes de la Nuit, un autre monstre qui vit dans les rêves. Chez moi, je sentais quelque chose tenter d’abattre la porte d’entrée, et je savais que lorsque cette chose passerait la porte, j’en mourrais de frayeur. Impossible de me réveiller, je l’étais déjà. À force de me débattre et de hurler dans l’onirique, je finissais péniblement à revenir à l’état de veille, en état de choc, et agacé par ces songes fatiguants.

Donc, ce jour-là, on s’endormi, chacun dans son plumard. Au bout d’un moment, je m’éveillais, mais mon corps ne bougeait pas. Je jetais un coup d’œil à ma droite. Une statue se mettait à sortir lentement du mur, une sorte de pietà aux larmes de sang. Quand un mètre d’elle se futextrait de la paroi, sa tête de granit pivota, et me regarda. Elle etait venue pour moi, allait ouvrir sa bouche pleine de dents, se jeter sur ma gorge et la broyer. Je n’avais tellement pas envie que Matwis découvre le corps déchiqueté de Vinzo, tellement honte de faire du bazar, que j’ai réalisé que j’étais en train d’halluciner. Alors je me suis dit « ça suffit les coineries, barre toi tout suite, idiot de rêve ! » et ça a marché. Je me suis réveillé. Matwis ronflait. Pour une fois, j’étais assez content de moi, c’était une des rares occasions où j’avais fait preuve de courage. Dans ta face, Freddy Krueger ! Depuis, J’en souffre toujours, mais je ne frôle plus la crise cardiaque à chaque fois, c’est juste ennuyeux, je galère à revenir dans le réel.

Vint l’heure de se rendre au Yuyintang Tavern. La salle n’était pas encore ouverte. On est allé manger dans une chaine de fast food « Bruce Lee ». Je les avais déjà remarqués au fil de nos aventures. Un peu partout, le petit dragon posait sur la devanture. N’oubliez jamais que le maitre du Jeet Kune Do a arraché les poils et cassé la bouche à ce fat de Chuck Norris. Et Quentin Tarantino ment. À Hollywood, Kato aurait explosé Brad Pitre. La famille Manson a planté Sharon Tate, et il n’y avait pas Di Caprio pour les sauver. Mais passons… Au snack, il y avait des tonnes de soupe de nouilles, et je goûtais au jus de haricots. C’était bien meilleur qu’au Mac Do. Quand on eut terminé, le club avait ouvert. Nous nous installâmes. Le groupe de première partie était chouette, mais comme je l’ai dit plus haut, il y avait quelque chose de gentil dans leur agressivité, comme des bambins déguisés en siths. Cette condescendance ne me plait pas. Nous étions juste aux prémices de la scène locale, et c’était il y a plus de dix ans, ça du changer depuis.

Avant le concert, Juan Lucas et Ritchie, d’humeur taquine, demandèrent à Andy s’ils parlaient de politique ici. En France, lui explique-t-on, c’était une sorte de sport national, tout le monde avait un avis et aimait débattre à tout bout de champ sur cette matière. Le concept lui parut saugrenu. « Vous savez, à part quelques trublions à Beijing, dit-il d’une voix feutrée, on n’y pense pas beaucoup. Nous, à Shanghai, ce qui nous importe surtout, ce sont les affaires. » La blague tombait dans les eaux vertes de la mer de Chine. On s’attendait à des confidences anti-totalitaire, mais non. Andy était véritablement indifférent à ce sujet. C’était facile d’en déduire que la liberté d’expression n’était pas à la fête ici, mais aujourd’hui que j’écris ceci, le dernier jour de l’année 2023, juger me parait malvenu et faux jeton, vu que j’habite un pays qui fait passer les lois de force. Certes, je pourrai râler au bistrot, et alors. Nos suzerains ont trouvé mieux que la répression : le mépris, l’indifférence, le dédain. Ils savent qu’ils n’ont qu’à attendre. Nous nous essoufflons vite, et sommes vite aux abois. On ne peut pas nourrir les marmots indéfiniment sans le pourboire mensuel. Animaux devenus grégaires et peu farouches, on se complait dans la peur de perdre le confort. Bien sûr qu’il y a de la contestation en Chine, je ne suis pas candide, et ils s’en prennent plein la tête. Les chagrins pourront contre-argumenter mes propos, en rétorquant que je n’y suis resté que cinq jours, cependant nous sommes allés là-bas en terriens, pas en touristes. On y a enfoncé les pieds sans autres préparations que notre set âprement préparé. Donc oui, je n’y suis pas resté longtemps, mais au moins je suis allé voir, je ne me suis pas contenté de juger par des images envoyées par fibre optique. Nous, le bas peuple, sommes mal placés pour critiquer. Notre chauvinisme couvre de vernis l’oppression nationale, nous ne voyons que la brillance de la surface. On a toujours l’impression que c’est mieux chez nous que chez les autres, et les autres, nous les schématisons. Nous schématisons le premier ou la première qui passe. Je le fais, tu le fais, nous le faisons, ils le font. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? ouhaou, c’est vrai que c’est un sport national.

Bref, on était en terrain connu, dans une configuration idéale pour nous : une petite salle, 300 personnes de jauge max, une pièce étroite, pour être saturée de bruit et faire tomber la sueur du plafond. Là aussi, majorité d’expatriés, mais cette fois, de jeunes adultes plus que joyeux de pogoter et de slammer. Ils nous réclamaient des morceaux dont ils connaissaient les noms, ils avaient dû écouter sur Myspace ou sur Douban, son équivalent local. Incroyable. Jouer dans un endroit plein d’une marée humaine, qui se défoule au son de vos mélodies d’Hamelin, ça n’a pas de prix, partout sur le globe.

En descendant les marches de la scène, une jeune chinoise, en robe fourreaux rouge et lunettes, m’alpaga. Elle était journaliste pour une revue, elle me posa des tonnes de questions. Au début c’était bateau, « Vous venez d’où ? » « Comment vous êtes-vous retrouvez en chine ? » elles devinrent de plus en plus absurdes « Quelle taille faites-vous ? » « Slip ou caleçon ? » « Comment trouvez-vous les chinoises ? » Euh… A part mon interlocutrice, sapée classe, les filles ne se lookaient pas trop. La plupart étaient en survêtement larges, que vouliez que je réponde ? « Oh, on dirait des cagoles, mais sans les gros mots. » Non. Je répondis du meilleur anglais que je pu, elle finit par ne plus savoir quoi me demander, et disparu. J’eu beau chercher ensuite, je ne trouvais jamais l’article. Ballot de Vinzo.

Après le concert on a discuté avec des anglais. Parmi leur bande, il y avait une jolie blonde que Juan et Ritchie repérèrent. Ça se devinait que sous ses sous-vêtements truqueurs, elle avait un peu les sein en gant de toilette, on la surnomma en douce floppy. Ricanements sous cape. Elle était avec un des britons. Ils nous offrirent un verre, je papotais un peu avec eux. Comme d’habitude, je ne savais pas quoi dire, sinon montrer le flanc, baisser les oreilles, et mettre la queue entre les jambes. En société, je ne savais pas comment discuter, et les compliments, ça me glaçait un peu. Comme j’avais tendance, en bon brisé du bonheur, à faire le contraire de ce qu’on me demandait, je minimisais notre performance, malgré les louanges de mes interlocuteurs. On me disait « c’était super ! » je répondais « merci, mais on aurait pu faire mieux ». Imbécile, je ne comprenais pas que ce n’était pas l’attitude à avoir pour survivre. Mais l’humilité, au milieu de l’orgueil de ceux qui sont satisfaits d’être, il me paraissait vital d’en montrer un peu. Le seul compliment qui me plut ce soir, fut celui d’un jeune allemand « votre musique, c’est si frais ! » Merci d’avoir saisi cela.

Seulement Matwis, Juan Lucas et moi décidâmes de rentrer tout de suite après. Ritchie avait envie de poursuivre la soirée avec les anglais. Il ne manquait pas d’audace, une qualité qui m’a toujours fait l’admirer. Nous, les couche-tôt, avons hélé un taxi. Je suis monté devant. Il y avait une vitre en plexi entre le chauffeur et moi, comme dans la voiture de Boulevard de la Mort. Je lui ai montré la carte avec l’adresse de l’hôtel. Ce vieux monsieur a planté son regard impassible dans le mien, a porté la main à la poche intérieure de sa veste, l’a enfoncée dedans, puis lentement, très lentement, très très lentement, a sorti un objet oblong, en me fixant toujours. Le frottement du tissu, alors que ce qu’il sortait coulissait hors de la cavité, me perçait les tympans. Sous mes yeux, c’etait un couteau qu’il saisissait. J’étais complètement paralysé par le spectacle de cet homme saisissant une dague, hypnotisé par l’improbabilité de la scène. Ce n’était pas possible, ce n’était pas vrai, il allait me planter, il allait tous nous planter ! Il n’y avait plus que lui devant moi, les secondes ramaient comme des galeriennes, le temps se figeait, la sueur froide me coulait dans le dos. J’allais mourir dans une fraction d’instant, j’allais mourir dans un taxi chinois, a des milliers de kilomètres de chez moi. Quand enfin je reprenais le contrôle sur moi-même, et que j’attrapais la poignée de la portière pour tenter de détaler, s’il ne l’avait pas déjà verrouillée, l’homme avait son arme en main. C’était son étui à lunettes. Toujours aussi lentement, il ouvrit le boîtier, prit les bésicles, les mit sur son nez, regarda de près la carte, opina, me la rendit, et démarra. Pourquoi est-ce que j’ai eu cette vision de mort ? Je ne sais pas. La trouille de l’inconnu probablement. Ou bien c’est parce qu’il ressemblait à mon prof de math en seconde.

On rentrait sain et sauf, je flippais que Ritchie revienne en retard, on repartait au matin. Je ne l’imaginais pas lui arriver malheur, il était bien trop dégourdi. Il est revenu sans encombre. Il nous raconta qu’il avait fini par perdre les anglais, et s’était retrouvé dans une boite de nuit gigantesque, avec quasiment personne et une musique pas terrible. Il était rentré à pattes.

Puis, à l’aube, nous prîmes le dernier taxi pour l’aéroport, après avoir fait nos adieux à Andy et sa bande. Ils nous avaient vraiment bien reçus. Le vol retour se passa sans encombre. Arrivé à l’escale parisienne, j’appelais Gina. C’était bon d’entendre sa voix.

À Marignane, le père de Juan Lucas nous récupéra. J’étais complètement déphasé, je ne réalisais pas bien qu’on venait de passer une semaine en Chine, à faire parler la poudre tous les soirs. À un moment, on a fait un arrêt au vieux port. Je me réhabituais doucement aux lumières, réfléchies dans les eaux couleurs de fioul, des lampadaires locaux. Par l’auto radio, Philippe Katerine voulait qu’on le laisse manger sa banane, je me disais, « c’est bien ça » ? Ça me paraissait désuet, déshonnête. Je ne savais plus où j’étais. Je fus le dernier à être ramené.

On est repassé de dix mille personnes conquises dans un festos, à trente dubitatives dans un micro-club. Avec des mecs qui vous regardent, le menton posé sur l’index, l’air de se dire « Il a pas raté sa quinte la, le guitariste ? » L’underground, malgré toutes ses vertus, est un puits de goudron.

Ce voyage, c’était super, c’était énorme. Je pense qu’on était gonflé par l’envie d’être au top, et on a été top. A part Wake the Dead qui ont fait la même aux Philippine (ou en Indonésie, je ne sais plus) avec un grand succès mérité, je n’en connais pas beaucoup qui auraient eu les tripes de se lancer dans une telle entreprise. Ed Mudshi, ils les ont eus. Ils sont partis aux States. Catalogue aussi, au Japon je crois. Les Neurotics ou les Hatepinks pareil, aux USA aussi, je crois. Je suis sûr que j’en oublie d’autres, Warrior Kids, Layne ? Je n’ai pas la science infuse en scène rock marseillaise. Les choses viennent, bougent et s’en vont. En tout cas, ce sont des folies que les groupes indépendants se permettent quand ils le peuvent, avec leurs propres deniers, là où d’autres, pour le même prix, s’achètent un tapis de course, un écran géant, une bagnole, ou d’autres bidules indispensables.

J’ai gardé un temps le contact avec ZLHF, ils étaient intéressés, avaient écouté favorablement quelques inédits du prochain album, mais ensuite le label a disparu des radars. Aujourd’hui, je n’ai trouvé qu’un site fantôme daté de 2013. Que sont devenus Andy et sa bande ?

De retour à l’appart, j’ai mis la bague au doigt de Gina. Elle lui allait parfaitement.

 

(à suivre)

 

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Tournée en Chine des Nitwits. Partie 1.Trois muses 1996-2007.