Un tour en ville
Par la fenêtre, on voyait les pins frémir, et leurs troncs striaient la ligne grasse de la mer. Il regarda longtemps son reflet dans la vitre, avant qu’un écureuil ne vienne détourner son attention en jouant les trapézistes entre les branches. L’image transparente de sa silhouette se recula, il sortit de l’ancienne buanderie qui était désormais sa chambre. Il se dirigea vers le bureau, passant devant le sabre de cavalerie accroché au mur. Il ne put s’empêcher de s’arrêter devant, et de le décrocher. Il dégaina la lame, qui sorti avec un sifflement de vert-de-gris, se mit en garde comme un bretteur de film de cape et d’épée, esquissa quelques coups de pointe et d’estoc. Sur un cheval imaginaire, sur un champ de bataille fumeux que seul l’intérieur de son crâne voyait, il enfonçait le fer dans le front d’un grenadier, qui le regardait d’un air stupéfait, alors qu’un filet de sang coulait de sa blessure jusque dans sa grosse moustache de militaire. Il remit l’arme dans son étui, la raccrocha, et entra dans le bureau de son grand-père. Dans la pièce remplie de livres, l’odeur de papier légèrement mycosé le rassura. Il regarda machinalement les objets accumulés, les mousquets, les fusils, les sagaies, les médailles, les anciens bouquins emballés de peaux animales. Ceux-ci lui paraissaient presque vivants, sur le point de l’attaquer avec leurs crochets à venins, pour distiller encore un peu plus de mélancolie de son cerveau. Lire la tranche suffisait amplement pour faire croire qu’il les avait lus, les titres étant assez évocateurs pour s’en faire une idée sûre. Rien ne le surprenait, et il lui semblait que, quoi qu’il advienne, les histoires se limitaient à une dizaine de schémas déclinables à l’envie. Quant au livres politiques, ils étaient tout simplement trop impermanents pour avoir la moindre utilité, les hommes du jour se succédaient, gras, chauves, en vestes grises, interchangeables et inutiles. Il farfouilla un peu, puis ouvrit une petite porte qui donnait sur un escalier étroit et raide. Grand-père travaillait sur une table, au fond du salon, dans une alcôve gardée par deux défenses d’éléphants, montées sur des socles et maintenues par des chaines de cuivre. Des piles de papier entouraient le vieil homme. Il écrivait, s’interrompait, saisissait une grosse loupe, scrutait des signes, puis reprenait son stylo. Oncle regardait la télévision, dont le tube cathodique semblait remplir la pièce de sa chaleur, et de ses clameurs. Dans une salle de classe, des adultes montaient successivement au tableau pour livrer les bouffonneries les plus fraîches du moment. Les rires gras transpiraient des pores dilatés des participants, tandis qu’un maître d’école-pour-de-faux distribuait les mauvaises notes, suivant le succès des sketchs présentés sur l’estrade. En bas des marches, il marqua une pause pour se demander s’il pouvait exister un jour quelque chose de pire que cette invention.
-Je sors.
Les pupilles du spectateur se détournèrent vers lui, le temps de se fixer sur son regard. L’oncle opina insensiblement, puis retourna à son émission.
-À tout à l’heure, dis Grand-père en offrant l’éclat de son crâne dégarni en spectacle, absorbé par son activité.
Il quitta le salon. Le tic-tac de l’horloge se découpait à travers les gloussements médiatiques. Dans le hall, les cornes de massacres d’antilopes, de buffles, de gazelles se multipliaient. Des trophées que Grand-père avait accumulés après des heures de chasse dans la brousse. Tout ce qui était exposé avait été abattu de son fusil, de ses mains, y compris l’éléphant. Deux boys avec lui pour lui tendre les armes chargées, une patience de prédateurs, une précision de cowboy… La chair avait été mangée, les appendices conservés. Le hall était comme un corral pour ces animaux morts, avec son odeur de musc, de sève, d’équateur, de dangers, de sensations, d’excitations… De ces morceaux de momies s’exhalait un torrentiel jet de vie riante et brutale, qui l’enivrèrent un instant. Il sortît sur la terrasse, gondolée par l’irrégularité des pierres qui la composaient. Les cigales s’étaient mises à chanter quelques minutes auparavant, et déchiraient le silence à coups violents de leurs archers coupants. Le crissement de ses semelles dans le gravier était inaudible. Le jardin se déliait le long du tumulus au sommet duquel se tenait la maison, saupoudré de palmiers mourants, de mimosas brûlés, de lavande aux senteurs puissantes. Une vertèbre de baleine posée au détour d’une allée se transformait en pierre, des imitations d’amphores servaient de nid aux oiseaux, les murets étaient vierges, débarrassés de la présence des lézards, venus se réchauffer le sang dans la journée.
Il ouvrit le portail et s’extirpa de la propriété, pour se retrouver au milieu d’une côte qu’il commença à gravir. Camouflées sous la pinède, les villas roses s’alternaient en nombre pairs et impairs, au fond de jardins en désordre, et leurs yeux de fauves brillaient derrière la végétation désordonnée. L’été méditerranéen ébouriffait les plantes, donnant à leurs contours un aspect de chevelure hystérique, agitée par la brise résineuse d’un soir d’été. À l’endroit où la montée s’aplatissait, il bifurqua dans un petit chemin qui tenait du passage secret. Les aiguilles brunes et les pignes de pins tapissaient le sol, et il devait souvent avancer de profil pour se frayer un chemin entre les troncs, avançant d’un pas initié à éviter les racines traitresses comme un croc-en-jambe.
Le raccourci donnait près des courts de tennis. Tout était abandonné, à l’exception d’un vieillard, détenu de la maison de retraite adjacente. Lunettes noires sur le nez, il profitait des dernières lueurs du jour. Il passa sans faire attention à cet élément de décor, se laissant couler vers une pente d’une raideur extrême. On y voyait la plage en contrebas, et le ciel en train de saigner dans la mer. Ici, c’était le commencement de la ville, le dénivelé était si raide qu’on y dégringolait. Assurant chacune de ses foulées, il se prépara, contemplant la puissance marine.
Jusque-là, il régnait une respiration profonde de nature endormie, un calme de cimetière, mais plus il s’extirpait du quartier résidentiel et approchait des immeubles, plus le brouhaha s’imposait, avant de devenir un vacarme persistant de paroles, de musique, de moteurs et d’électricité statique. La clarté diminuait, l’aura des lampadaires augmentait, ainsi que la population. On était un soir d’été, dans une station balnéaire.
Il traça droit vers le port, passa à côté de l’école où il avait appris l’alphabet, et où sous le platane de la cour, sous le préau rempli d’imperméables multicolores, les récréations duraient des heures. De rares souvenirs de gaités. Puis il dépassa le cinéma, dans l’unique salle duquel ses premiers chocs avaient eu lieu. Les affiches annonçaient deux films à gros budget estivaux, et des photos épinglées de part et d’autre de celle-ci résumaient leurs actions monotones. Quelques pas plus tard, il fut sur la promenade principale
Les petits bateaux de pêche, les hors-bords à prix cassés, les barques de joutes et les ferrys pour l’ile du large se blottissaient les uns contre les autres, poussant de calmes bêlements de cloches. Ils semblaient portés sur la nuit descendue. On pouvait sentir l’air salé sur la langue, mais les minuscules poissons qui stagnaient habituellement dans l’eau, entre les navires, étaient invisibles dans l’encre de leur aquarium. Des bords du débarcadère jusqu’à l’horizon disparu, le sentiment de l’infini lui paraissait évident, alors qu’autour de lui, les entités bornées, concrètes, terminées, circulaient en se bousculant avec une passivité qui le révoltait, comme lorsque dans le jardin, il observait les files de fourmis affairées, innombrables, anonymes, organisées, obnubilées par leur activité. Tout cet ordre chaotique lui faisait presser le bouton de la bombe insecticide qu’il tenait au-dessus d’elles, et il riait tel un dieu de l’orage vengeur.
Sur le quai, le carrelage en tranches de rochers nacré avait la ringardise d’un cendrier coquillage souvenir. Une indénombrable nuée de touristes en tongs ou en baskets martelait le liant de bitume rouge. Parade de chemises étriquées, de biceps fourrés dans des t-shirts étudiés pour avantager les muscles les plus rachitiques, de bermudas offrant des mollets galbés, de débardeurs suggérant des bikinis impertinents, de jupes comme des danses rituelles. Il s’inséra dans le fluide humain, se laissant porter par le courant.
Plus loin se trouvait une fête foraine de poche. Un corridor d’auto-tamponneuse, pêche aux canards, tir à la carabine, tombola, jeux d’arcade, un unique manège émétique. Projecteurs, guirlandes, sirènes, dance-music ponctuaient le défilé des familles, des groupes, des couples. Il voyait la magie et la supercherie, les gestes d’agacement, trahissant une condition humaine prompte à la colère et en attaques bestiales, la colère hideuse tapie, prête à déformer le masque caoutchouteux de la jovialité. Enfants réprimandés, bousculades échauffées, disputes irritées, reproches exaspérés, visibles sous la surface craquelée. Les mâles lui évoquaient des grands singes. Plus l’âge était avancé, plus leurs ventres se gonflaient, se distendaient, comme ceux des vieux gorilles. Ils avançaient les bras ballants, les fesses cambrées dans une pavane ridicule. Lui aussi se sentait ridicule : il faisait partie de cette espèce. Mais sa part d’animalité le répugnait, et il éprouvait l’envie ardente de la dépasser, de la détruire par la civilisation. Surtout, Il regardait les filles. Il en était à l’âge où la moustache pousse en duvet, où le sébum entre en éruption, et où l’apparence fait se poser des questions mortelles. L’attirance inexorable que provoquait sur lui les jeunes femmes, était-ce un besoin urgent de flirter, ou d’aimer ? Lui-même n’en n’était pas vraiment sûr. Derrière le rideau de son inconscient hypocrite, c’était surtout l’irrépressible désir de pétrir des dômes qui le harcelait.
Oh, il aurait tant voulu que sa présence seule les hypnotise, et qu’endiablées par ses phéromones, elles le prennent par la main, l’emmènent dans une chambre secrète où doucement, elle le guiderait en tout sur leurs cuisses, leurs ventres, leurs seins, leurs lèvres… Flexibles et souples comme dans un film érotique dans lesquels il serait la victime des attouchements. Hélas, quand leurs regards se piquaient dans le sien, il était incapable de lire les intentions, de décrypter leurs significations. La gêne le faisait suer, et soutenir l’âme dans ces fenêtres devenait insupportable. Spectacle pathétique d’un garçon qui implorait les œillades, mais ne pouvait les soutenir. Alors il ne se passait rien, rien, toujours. Ce n’était jamais comme dans les livres, les films, les feuilletons, où quand tout devenait trop morne, trop désespéré, un rebondissement survenait, plaisant, titilleur, aphrodisiaque, pour d’autres que lui. Il ballotait dans un ennui immense comme la mer nocturne. Il se sentait derrière une vitre, à regarder l’insouciance : lui était déjà vide, déjà préparé aux déceptions : abandon, malchance, désamour, mort… Rien ne l’étonnait agréablement. Il était déjà passé cent fois par ces mêmes routes, comme les méandres de la ville qu’il connaissait par cœur, par toutes les extrémités, par toutes ces figures rongées à l’acide temporel, et qui marquait aussi bien les personnes âgées que les nourrissons : les deux étaient pareillement ridés d’angoisses, l’air également contrarié par l’existence. Il savait qu’il serait coincé pour toujours dans cet état.
Des percussionnistes attiraient l’attention des badauds. Djembé, Kenkeni, Sangban, Doundounga. Il s’arrêta un instant pour contempler. Des musiciens, habillés amplement, battaient le rythme avait une connaissance certaine de leur art. L’un donnait la pulsation, en tapant avec une petite masse sur un tambour de basse, deux autres jouaient une partie rythmique, amplifiée par le doublement des caisses, le dernier exécutait des soli, qui pleuvaient en crépitant sur les rebonds tribaux de l’orchestre. Le petit attroupement goûtait cela avec une politesse passive, tapait du pied, battait des mains, applaudissait à chaque interlude. Lui aussi appréciait. La seule chose qui lui donnait un peu de plaisir normalisé, c’était peut-être la musique, mais par-dessus tout, il voulait savoir jouer d’un instrument. À cause de son ignorance, il se sentait incomplet. La convoitise le rongeait, et il finit par se sentir courroucé d’envie. Il tourna les talons et s’en alla.
-Hé coco ! reste pas tout seul, viens donc par la ! lui héla soudain quelqu’un. Il se retourna, et vit à une cinquantaine de mètres, assis sous un platane, un quatuor de jeunes gens, deux garçons et deux filles un peu plus âgés que lui. Ils avaient dû remarquer sa maraude sans queue ni tête, et l’appelait, peut-être pris de pitié. L’apostrophe l’extrada subitement de son vagabondage cérébral. Il se retourna, regarda les gesticulations, haussa les épaules en signe d’incompréhension, et reparti vers chez lui, malgré les appels réitérés qui fusaient sur ses omoplates comme des boulettes de papiers.
Sur le retour, le long d’une avenue, les palmiers postés à intervalles réguliers balançaient leurs têtes hirsutes dans les ténèbres, à la façon d’autistes prostrés. Les pensées poussaient dans son esprit comme si une jungle toute entière s’était mise à sortir du sol instantanément. Il y avait d’abord sa jalousie des autres, qui s’entortillait avec la sournoiserie d’une liane parasite autour de son système nerveux. Bien qu’il soit seul, la parade des trognes passait devant ses yeux. Les modèles les plus marquant vu sur le port revenaient plusieurs fois, c’est à dire ceux qui affichaient la confiance en soi la plus assumée, l’air le plus beau et le plus conquérant, le plus jouisseur, le plus heureux. Il en était dégoûté de jalousie, lui l’inconnu, l’ombre, le solitaire, le bizarre observant le groupe. Ensuite, l’image de la vitre lui revint. Plus précisément, il se voyait sur la plaque d’un microscope, cellule parmi les cellules. Sauf que celles-ci étaient agglutinés, et lui loin du tas. Et il ne voulait pas se rapprocher, car il savait qu’elles seraient cannibales. Tandis qu’il se perdait dans les allées de la colline qui précédait la plage, la jalousie se changea en haine de soi. Il s’en voulait de s’être dégonflé quand enfin, on l’avait appelé à se joindre à une bande d’éventuels (qui sait ?) futurs amis. Il justifiait ce qu’il admettait n’être que de la trouille, par le fait que l’événement ne s’était pas passé EXACTEMENT comme il le désirait. Ils n’avaient pas la bonne composition, la présence des garçons l’importunait, empiétait sur son territoire. Quant aux filles, il en voyait les imperfections, ici, un trop gros nez, là, une poitrine trop menue, des cheveux trop longs, trop de gras, pas assez, etc. etc. Rien en commun avec les images de femmes nues aux faux tarins et aux mamelles en plastique qu’il idolâtrait dans la discrétion des toilettes.
Il louvoyait dans ces rues sans trottoirs ou il ne passait jamais, il tapait de la chaussure dans une pomme de pin, en espérant troubler le cours de son destin. Les bâtisses roses dormaient dans leurs enclos comme de grosses truies épuisées. Il se demandait si ce n’était pas l’obsession du dégout qui le rongeait, plutôt qu’autre chose, sinon, pourquoi ce mouvement perpétuel de son esprit ? Cette obstination à ne penser qu’à la déception, à la nature fugace de la bonne fortune, pour systématiquement la repousser, comme on le ferait avec son gâteau préféré, de peur qu’une fois mangé, on s’accable qu’il ne soit plus là. Il n’y avait plus de ciel, sinon celui des branches des pins, qui bouchaient la vue de leurs grandes pattes omniscientes, ainsi que ses pensées, comme un couvercle sur une casserole d’eau bouillante. Ses raisonnements se simplifièrent en ruminations rancunières. Le monde ne savait pas ce que c’était d’être à sa place, cela suffisait à contenter ses romanesques velléités de mélodramaturge. Son auto-apitoiement était un gargarisme de son ego, il en avait conscience. C’était une agréable caresse, semblable à la brise chaude qui lui apportait le gout du sable et de l’écorce.
Il n’était pas très tard, c’était l’heure des cris de chauve-souris. En attendant d’apercevoir une paire d’aile membraneuse, il jouait avec la pareidolie que lui suggérait les arbres. Le stimulus visuel lui faisait voir des formes décharnées dans les strates supérieures, qui coulissaient les unes entres les autres comme des éventails superposés. Oui, une joyeuse danse macabre s’y projetait. Il aimait les squelettes, il les trouvait sympathiques, et toujours souriants. Dans ses rêves parfois, il dormait sous des tas d’ossements. A l’occasion, un crâne roulait sur sa bouche et l’embrassait. Il n’y voyait pas l’horreur dégradante du contact avec une personne morte. Au contraire, débarrassé de sa chair, la charpente de calcium devenait un dénominateur commun : lui aussi avait des os, il faisait enfin partie d’un groupe, qu’il l’accueillait sans l’épreuve du jugement, ni parole.
Sa distraction fut brève. Un son de talons sorti du néant, et sous la lueur opaque d’un réverbère, apparut une jeune femme. Elle était belle, mais il n’osa pas tourner la tête. Du moins, il la regarda passer du coin de l’œil, et cru presque imaginer de sa part une moue scabreuse. Impossible de contredire qu’elle lui avait plu, comme toutes les autres jolies poupées fraîches répertoriées ce soir. Ce ne sont pas ses vêtements tachés par la mécanique masturbatoire qui le contrediraient.
S’il se masturbait tant, c’était pour la sensation désabusée qui suivait la décharge, et qui mettait un peu de baume sur son cœur solitaire. Effrayé par la charcuterie des sexes, qu’il savait être des entrées vers un intérieur sombre rempli d’entrailles, baignant dans le sang puant. La charogne, la viande, la putréfaction. La perspective d’y aller fourrer son sexe douloureux l’horrifiait. Il ne supportait pas la probable honte qu’il ressentirait face à son hypothétique partenaire moqueuse, et en vérité, il ne savait pas concevoir l’acte… Pourtant il avait bien envie d’y passer. Mais le verdict de rejet, de la part de son improbable conquête, lui semblait inévitable, et absolument horripilant.
Le chemin lui évoquait un coupe-gorge, bien qu’ici il n’existait aucun endroit mal famé, mais c’est ce que sa mauvaise humeur lui évoquait. Excédé, il regrettait cette enfance pas si lointaine où il ne subissait pas cette pulsion puissante et morbide. Non… C’était simplement depuis que ses parents lui avaient infligé la vie, et détestait cette forme qui lui avait été donné. Frêle malgré sa grande taille, épais comme du papier à cigarette, voûté à l’identique d’une tortue sous sa carapace, son allure d’autruche maladroite qui conférait au tout un aspect de créature intruse. Il tenait également du porc-épic avec cette manière d’attaquer à reculons, épines en avant… Les piquants se plantaient dans l’ennemi, infligeant la septicémie de son mal-être. Maintenant, intérieurement, il écumait de rage. Des éclairs de violence clignotaient entre ses tempes, des visions de carnage dont le psy restait incrédule, parlant de phase coutumière de l’adolescence, et le rejetant nonchalamment dans le tiroir de l’anodin. Alors qu’il se sentait proche de la fusion nucléaire, possédé par une colère atomique, tel un noyau lourd cherchant à en percuter un autre. Pour le casser, le briser, le scinder, le vider, et regarder s’échapper ses particules en une explosion de couleurs. Le feu d’artifice se jouait devant lui, magnifique, un frisson d’extase le fit tressaillir, tandis que pleuvait devant lui des myriades d’étincelles pareilles à des galaxies en fête.
Lorsque le flash cessa, il était sur le rond-point, au bas de la grande pente qui menait à la maison. Sous lui une rambarde bicolore, saumon et lie-de-vin, accompagnait la falaise jusqu’à la plage en contrebas. La crique dessinait une virgule minérale, et les reliefs mouvants de l’écume semblaient des vagues dans une vague. Près des aménagements construits contre les rochers, sur la digue de béton, améliorée d’un plongeoir, qui avançait au bout de la péninsule, il pouvait voir des silhouettes assises par petit groupes, mélanges de baigneurs nocturnes, de jouvenceaux et de mademoiselles, profitant du spectacle de la côte au-dessus des eaux sombres. Là-haut, débarrassé de son immédiat délire, il sentait l’animosité le remplir à nouveau, jusqu’à faire trembler ses membres. Il murmura des insultes, grinçant des dents, ouvrit une bouche carnassière, plongea sa main dans son pantalon, saisit l’objet fourré près de son sexe douloureux, au gland garni d’écailles comme une pomme de pin, et brandit vers la lune béante la dague africaine qu’il avait pris dans le bureau. Les rayons mercuriels firent luire les inscriptions magiques gravées sur la lame. Elle était gluante de liquide. La mer, vierge de tout esquif, s’étalait dans le ciel en une grande tache de sang.