Histoires étranges du quotidien 2. Audrey et Antonin.
Histoires étranges du quotidien 2. Audrey et Antonin.
Dans le quartier de Mazargues vivait un homme nommé Antonin Domilici. Antonin était fils de médecin, et la vocation s’était transmise du père au fils. Dès la primaire, lui et une fille appelée Audrey tombèrent amoureux l’un de l’autre. Ils étaient si liés que leurs familles plaisantaient en disant qu’ils se marieraient un jour, et ouvriraient un cabinet commun. Antonin jura qu’une fois terminée ses études de médecine, il épouserait Audrey. Mais la santé de celle-ci était fragile. À dix-neuf ans, on lui diagnostiqua une grave leucémie. Quand il ne lui resta plus beaucoup de temps à vivre, elle fit venir Antonin auprès d’elle, dans sa chambre à l’hôpital de la Timone.
Arrivé dans l’unité de soins palliatifs, Antonin fonça jusqu’à son lit, et s’assit à son chevet, les yeux tout embués.
« Antonin, mon amour » dit-elle. « Nous nous sommes promis l’un à l’autre depuis l’enfance et ta réussite au concours de médecine a scellé ce serment. Mais je vais mourir, c’est comme ça. Survivre quelques années de plus ne serait qu’une source de tristesse qui nous noierait tous. Je pourrais tenir encore un peu, mais cela serait finalement égoïste. Je me suis résignée… Promets moi que tu ne me pleureras pas… Car je pense que nous nous reverrons. »
« Bien sûr qu’on se reverra ! » répondit un Antonin convaincu. « Et dans cet Ailleurs, il n’y aura plus de perte ni de douleur. »
« Non » fit-elle doucement. « Je ne parle pas de l’au-delà, mais de ce monde-ci. Après-demain, je serai sous la terre, mais nous allons de nouveau nous rencontrer. »
Antonin la regardait, incrédule, alors qu’elle souriait de cette idée. Elle poursuivit d’une vois rêveuse.
« Oui, dans ce monde… De ton vivant. À condition que tu le veuilles. Et pour que cela arrive, il faudra que je naisse fille et devienne femme. Tu devras attendre une vingtaine d’années, ce sera long… Mais mon Futur, nous n’avons que dix-neuf ans… »
Voulant l’apaiser dans ces derniers instants, il dit :
« T’attendre sera un devoir et une joie, mon amour. Nous sommes liés jusqu’à la fin des temps. »
« As-tu des doutes ? » lui demanda t’elle en le fixant droit dans les yeux.
« Mon amour, je doute d’être capable te reconnaître dans un autre corps et avec un autre nom… À moins que tu ne me fasses un signe. » répondît Antonin.
« Ça je ne peux pas, seul l’univers est capable de dire où et quand nous serons réunis. Mais je suis sûre, vraiment sûre, que si tu souhaites sincèrement me revoir, alors ce sera le cas. Rappelle-toi… »
Elle ne parla plus. Elle ferma les yeux. Elle était morte.
Le malheur d’Antonin fut profond. Il fit ériger pour Audrey, au cimetière Saint Pierre, une magnifique pierre tombale, gravée d’un poème à son nom, et tous les jours il venait se recueillir sur sa tombe. Il pensait souvent au discours bizarre qu’elle lui avait tenu juste avant son décès. Dans l’espoir de lui plaire, il écrivit et fit certifier par notaire un contrat dans lequel il stipulait que dans l’éventualité où elle reviendrait dans un autre corps, il l’épouserait tout de suite. Le juriste en fut éberlué, mais il accepta l’argent.
Cependant, le temps passait, Antonin termina ses études, devint psychiatre et s’installa. Son travail lucratif exerçait un magnétisme tel sur les personnes avides de perpétuer leur lignée, que par la force des choses, il fut marié, et eut un enfant bien vite après. Malgré cela, il continuait d’aller visiter la sépulture d’Audrey, et de se remémorer l’affection qu’il avait pour elle. Pourtant, petit à petit, le souvenir de son visage s’effaça, comme un rêve dont on ne parvient plus à se rappeler. Et le temps passa…
Durant cet période, il arriva bien des tragédies. Ses parents moururent, puis sa femme et son rejeton. Seul au monde, il décida de partir sur la route en congés sabbatique, dans l’espérance d’oublier son chagrin.
Un jour qu’il marchait dans le fin-fond du Limousin, il arriva au petit village de Saint Germain les Belles. À l’hôtel, une jeune femme se tenait à la réception. Dès qu’il l’aperçu, il se sentit défaillir. Elle ressemblait parfaitement à Audrey. Il s’avança vers elle, pour s’assurer qu’il n’avait pas une hallucination. Mais non, son attitude et ses gestes évoquait à Antonin les agréables images de celle avec qui ils s’étaient jurés fidélité autrefois. Il lui adressa la parole, elle répondît. Le timbre de cette voix fit remonter à la surface de son cœur la mélancolie d’une autre époque. Alors, il ne pût s’empêcher de demander :
« Mademoiselle, vous ressemblez trait pour trait à quelqu’un que j’ai connu il y a longtemps, cela m’a surpris tout de suite. Puis je avoir l’audace de vous demander votre nom ? »
Avec la voix de la morte, la jeune femme déclara :
« Je m’appelle Audrey. Tu es Antonin Domilici, de Mazargues, Marseille, mon fiancé. Il y a dix-neuf ans, je suis morte à l’hôpital de la Timone. Tu as fait établir un contrat stipulant que tu m’épouserais si je ressuscitais dans un corps féminin. Donc, je suis revenue… »
Et tandis qu’elle prononçait ces dernières syllabes, elle s’évanouit.
Ils se marièrent, mais jamais plus elle ne se rappela de ce qu’elle lui avait répondu à la réception de l’hôtel de Saint Germain les Belles, pas plus que de sa précédente existence. Leur nouvelle rencontre semblait avoir fait tout repartir à zéro. Au bout de plusieurs années, l’intimité les suffoquant, ils ne purent plus se supporter. Leur divorce fut une lente agonie.