Les fantômes de l’adn

 Dans Nouvelles

 

Cela faisait un moment, impossible de dire combien de temps, que Childéric Boniface regardait par le périscope. Dans le grand couloir tubulaire, les fantômes passaient autour de lui, désœuvrés et blafards.

— Alors ? dit Poppea Sabina.

Childéric sursauta, le courant d’air fit frissonner les plis de la toge de la Romaine.

— Toujours rien, toujours affalé dans le canapé, répondit sans se retourner le chevalier hirsute.

— Quel ennui…

— Comme d’habitude… C’est bon signe…

Le grand gaillard se redressa, lâcha les poignées de l’appareil et prit la main de son interlocutrice.

— Allons nous asseoir.

— Il n’y a rien de mieux à faire…

Ils avisèrent un banc à proximité. Le hall immense ressemblait à une galerie de centre commercial, parcourue de balcons, d’escaliers, de colonnes, et d’une odeur de moquette rance. Rien d’autre à part des silhouettes d’hommes et de femmes déambulant, errant sans but. Elles étaient habillées de mille façons différentes, d’autant de modes que l’histoire en avait comptées : pagnes, chlamydes, toges, braies, chausses, tuniques, surcots, pourpoints, robes à tassel, manteaux, collerettes, basques, capes, bas, justaucorps, corps de robe, fracs, hauts de forme, crinolines, polos, t-shirts, joggings, etc, etc. Parfois, quelques tenues exotiques : ici un cavalier mongol, là un goumier marocain. Faciès moroses, sans expression. Un immense carnaval morne.

Le couple dépareillé — un seigneur médiéval et une patricienne romaine — restait assis là,  muet, les yeux dans le vague. Figé. Parfois, Childéric retirait un de ses gantelets pour se gratter la barbe. Poppea soufflait à un rythme irrégulier, avec une moue blasée.

— Ça fait combien de temps que tu es là ? demanda Childéric.

— Encore cette question ?

— Excuse-moi, je ne sais plus quoi dire.

Les iris de Poppea roulèrent sous ses paupières..

— Plus que le comte.

D’un mouvement de menton, elle montra un homme en culotte de soie, veste de velours et perruque poudrée, frôlant la paroi braguette contre le mur. Son regard d’oiseau de proie exsudait une perversité hors du commun. Sa bouche se déformait en un rictus affamé. Il scrutait tout, salivait violemment.

— Moins que moi, ajouta Boniface.

— Quel taré. Regarde-le rôder.

— Toujours pareil.

Les deux soupirèrent à l’unisson, reprenant leur contemplation du vide, comme un couple sur un quai attendant un train qui ne viendrait jamais.

Soudain, Poppea écarquilla les yeux, tira son compagnon par le bras et pointa du doigt un vieux bonhomme qui se déplaçait en regardant tout autour de lui d’un air stupéfait.

— Regarde ! C’est le nouveau !

Une étincelle d’excitation crépita dans le regard de Childéric.

— Oh ! Je vais lui causer !

Il se leva et partit tel un loup affamé vers un petit agneau.

— Bonjour ! Bonjour ! cria-t-il pour capter l’attention du personnage.

Celui-ci stoppa, inquiet.

— C’est à moi que vous parlez ?

— Ben évidemment, maraud ! Enchanté !

Il lui serra la main à lui en arracher l’épaule.

— C’est toi le nouveau ? Comment tu t’appelles ?

— Euh… Martin. Le nou… nouveau ?

— Eh ouais ! T’es le père de notre vaisseau, on t’attendait.

— Vaisseau ?

Martin avait l’air de plus en plus perdu.

— Je suis là pour ça, pour tout t’expliquer. (En fait, je m’ennuie tellement que tous les prétextes sont bons…) murmura Childéric dans sa barbe.

— Quoi ?

— Non, rien. Bon, laisse-moi t’expliquer. Ici, nous sommes dans le corps de ton fils Robert. Nous sommes tous ses aïeux, mais à une échelle naaaaaaanoscopique…

(Il fit le geste de tenir un objet minuscule entre le pouce et l’index.)

— En fait, tu vois ce grand tube où nous sommes ? C’est une des doubles hélices de son ADN. On peut passer de l’une à l’autre, il y a des ponts hydrogène, mais c’est exactement la même chose en face : un grand ennui vide, avec des bancs, des escaliers et des balcons. Nous savons que nous sommes à l’intérieur d’une de ses cellules, mais nous ne savons pas où. Le cerveau, les reins, la fesse, qui sait ?

— Mais… Qui êtes vous ?

L’homme en cottes de maille posa les poings sur les hanches et bomba le torse.

—Childéric Boniface, Seigneur de Boisempré, vassal de Thierry IV, le Momentané.

—Je ne savais pas qu’on avait un ancêtre aussi illustre.

— Oh, à l’époque, les jouvencelles, les filles de ferme… Je n’étais pas regardant, j’ai repeuplé la contrée, si tu vois ce que je veux dire. Je ne peux pas vraiment te dire de quelle giclée tu viens ! Ha ha ha !

Le rire était gras.

— Blague à part, le plus illustre ici, c’est Grouk.

— Grouk ?

— L’homme des cavernes inventeur du feu. Certains l’appellent Adam. C’est le premier ancêtre de quasi tout le monde. Tu le reconnaîtras facilement : il est tout nu et couvert de poil. Pas commode, en revanche. Évite de lui parler : déjà, on ne comprend rien à ce qu’il dit, ensuite tu risques d’y laisser des doigts. Ça met très longtemps à repousser. Sinon, on a quelques aristocrates, des généraux, des ecclésiastiques… mais la plupart sont d’humbles anonymes.

Childéric désigna un hublot.

— Assez parlé, regarde.

La petite ouverture ronde, à peine plus large que la tête du chevalier, était faite d’une vitre boulonnée solidement dans la paroi, métallique et épaisse. Au loin, d’innombrables autres doubles hélices flottaient dans un liquide qui évoquait de la bière ambrée et épaisse. Par intermittence, de grosses bulles blanches passaient devant le verre.

—Je suppose qu’on doit être là dedans aussi, dit le chevalier.

Martin se détourna vite du spectacle. Une préoccupation palpable travaillait les muscles de son visage.

— Qu’est-ce que je fais ici ?

— On a eu la nouvelle de ta mort l’autre jour, quand l’hôpital a appelé. Mon cher Martin… ça y est, tu es décédé.

La bouche du vieillard s’arrondit.

— Et qu’est-ce que je suis censé faire maintenant ?

— Rien. Il n’y a rien à faire ici. C’est ça le hic. On restera coincés là tant que le code génétique se transmettra. Estime-toi heureux : moi, quand je suis arrivé, il a fallu des mois pour me faire comprendre le concept d’acide désoxyribonucléique. À mon époque, on n’était pas trop pointus en biologie. En fait, ça n’existait pas du tout !

Childéric éclata d’un rire tonitruant tout en tapant du plat de la main dans le dos du nouveau, qui manqua de poser un genou au sol.

— En fait, tu étais déjà là, mais ta mort t’a fait éclore.

— Éclore ?

— Oui, tu es sorti des murs de l’hélice. Le trépas active le mécanisme… Un phénomène semblable à la division cellulaire, c’est compliqué. Tu as transmis ton code génétique à ton fils, tu étais en lui, tu es kaputt, donc te voilà physiquement parmi nous,  bing. Tu es un fantôme désormais… Je ne sais pas si je suis très clair.

—Un fantôme ?

— Eh ouais, c’est ça qu’on appelle un fantôme. On est minuscule, mais nous sommes là. Nous, coincés dans l’ADN. Les vivants… Ils se racontent des histoires d’apparitions, de présences astrales, de possessions. que sais-je… Pfah ! Calembredaines !!! Ce ne sont que des hallucinations. En vérité, nous les hantons de l’intérieur, et ils ne s’en rendent même pas compte ! Personne ne réalise notre influence et ce qui les attend une fois éteint. Les couples qui se pavanent avec des rejetons plein les bras, fiers de prolonger leur lignée…Ah ! Les fous ! S’ils savaient ! L’enfer de l’ADN. On ne se reproduirait plus.

— Ça c’est une vraie bonne malédiction.

— Eh ben voilà, au moins tu gardes le sens de l’ironie.

— Alors, c’est ça qui se passe quand on meurt ?

La voix de Martin était filtrée par l’angoisse.

Le chevalier opina, paupières closes.

— Eh oui.

Martin était songeur.  Il regardait alternativement ses mains fripées et Boniface.

— Mais vous, pourquoi n’avez-vous pas l’air vieux comme moi?

— Parce que je suis mort jeune. Bêtement : j’ai glissé dans les escaliers de mon donjon, crâne fendu net ! Faut dire que c’était glissant, tout le monde faisait ses besoins dedans…

— Ehm… Et qu’est-ce qu’il y a pour s’occuper ?

— Rien. Rien de rien, je t’ai dit. Il n’y a même pas un stylo. Ici, plus de faim, plus de soif, plus d’envies… En somme, plus de plaisir. Le sexe, n’y pense même pas. Tu voudrais copuler avec ton grand-père ? De toute façon, cette fonction-là ne marche plus non plus, le comte a essayé. Le gars bizarre là-bas, au bout de mon doigt. Voilà la vérité : on se reproduit, et on se rajoute dans cette prison détosky…déroxy… déxosy… désoxyribonucléique. La vie est un mauvais sort, la mort n’existe pas. On ne dort plus, donc on ne rêve plus…

Le regard de Childéric sembla se perdre dans un horizon lointain.

—Viens, allons vers ce banc avec une dame en toge…

Alors qu’ils rebroussaient chemin, les yeux de Martin s’agrandirent. Il se cloua sur place.

— Mais… Attends ! Là-bas ! Là-haut ! Au balcon ! Mémé ! Mémé !!! Mémééé C’est moi, Bouboule !

Il agitait les bras et criait comme un naufragé qui aperçoit un bateau providentiel. La silhouette interpellée, voûtée et chenue, se retourna un instant, dédaigneuse. On eut dit un renard tibétain. Puis, sans autre forme d’attention, elle reprit son chemin .

Avec douceur, Childéric saisit le poignet de Martin et interrompit son manège.

—Mais…Mais… Mémé… bredouillait Martin, au bord des larmes.

— Laisse tomber… Déjà, elle ne te reconnaît pas : tu ne ressemblais pas à ça de son vivant. Et puis, ici, elle s’est lassée très vite de toi. Même les plus amoureux de leur famille finissent par lâcher. Normal… l’ennui, tout ça…

Childéric montra le hall avec de larges gestes.

— Comment ne pas se lasser. Ce couloir stérile. Ce plafond sans ciel… Enfin, tu vois… ce… ce… ce ventre de vouivre !!! Des siècles que je n’ai pas vu un nuage… Je donnerais cher pour en voir un…Un nuage…

Martin ne disait plus rien. La face du chevalier exprima une grande commisération. Ils atteignirent le banc.

— Désolé, mon gars. Si ça peut te consoler, on est de la même famille, et dans la même galère. Tiens, regarde plutôt, je te présente Poppea Sabina, elle est célèbre aussi.

En entendant la présentation, la latine se fit séductrice, étalant sa souplesse, offrant un sourire enjôleur, prête à être contemplée.

— Connais pas.

Le sourire et les épaules de la femme antique tombèrent.

— Mais siiii ! s’empressa d’intervenir Childéric (il la sentait prête à enfoncer ses ongles dans les yeux du nouveau). C’était le grand amour de l’empereur Néron ! Néron ! Néron, tu connais quand même ?

— Oui, le dingue.

Les joues de la patricienne gonflèrent comme les flancs d’un poisson porc-épic. Ses yeux lançaient des éclairs. Elle allait bondir.

— Ttttttt ! dit Childéric en se plaçant entre les deux. Du calme ! Toi, Martin, un peu de respect quand même : c’est ta grand-mère.

— Mémé…

Les yeux de Martin se remplirent de larmes.

— Non ! Du panache, mon garçon, du panache ! Et dis-toi que tu descends des enfants de son premier mari — il doit traîner quelque part — pas d’un dégénéré psychopathe.

— Snif…

Maintenant, c’était Poppea qui semblait prête à s’écrouler en pleurs.

— Argh ! Bon, ça suffit : nos existences sont déjà misérables, on ne va pas en rajouter une couche. Viens, je vais te montrer le périscope.

— Abruti… susurra la Romaine.

Tandis qu’ils avançaient vers l’instrument d’optique, Childéric consolait Martin à l’aide de bourrades amicales qui faisaient craquer les maigres os du vieillard.

— Assez soupiré, admire plutôt cette beauté, dit Boniface en désignant le périscope avec ostentation. Grâce à cet ustensile, on peut voir par les yeux de notre hôte. Vas-y, essaye, mon Bouboule, je peux t’appeler Bouboule ? !

Bouboule prit place.

— Alors, qu’est-ce que tu vois ?

— Je crois qu’on est dans son salon. Je reconnais le canapé… Un livre tenu entre ses mains… Il y a des phrases :

— Qu’est-ce que ça raconte ?

— Hmm : Le ciel est durable et la terre dure longtemps…

Le ciel et la terre sont des endroits…

qui permettent d’être durables…

et en outre, de durer longtemps…

Ils ne le sont pas pour grandir eux-mêmes…

ainsi ils peuvent engendrer durablement…

C’est pourquoi l’homme sacré est à l’arrière de son corps, pourtant le corps est premier…

il est hors de son corps, pourtant le corps se conserve…

Il ne l’est pas pour des raisons personnelles douteuses,…

ainsi il peut devenir soi-même…

‘Comprends rien…

— C’est le Tao Te King, Lao Tseu, répondit Boniface, il lit souvent ça.

— Il a toujours lu des trucs bizarres, dit Martin en rabattant les manettes du périscope… Pas très passionnant. Et ça, qu’est-ce que c’est ? ajouta-t-il en désignant un écran à tube cathodique qui affleurait du sol.

— C’est le moniteur vue subjective, ça montre ce qu’on voit par le périscope.

L’image constellée de lignes parasites était de mauvaise qualité.

— Pourquoi a-t-on cette vieillerie alors qu’on en est au smartphone ? s’offusqua Martin, qui conservait dans son corps racorni une exigence d’adolescent.

— C’est le seul truc qui capte à notre plan nanoscopique.

— Et ça ? Cette fois, il montrait une fente incrustée dans un monticule de moquette, accolé au moniteur. Elle vomissait un flot incessant de papier qui disparaissait dans une seconde interstice, par terre.

— Ah, ça, c’est le téléscripteur, ça résume l’état psychologique de Robert en temps réel. Vas-y, jette un œil.

Martin attrapa la rame pour rapprocher le papier de ses yeux, la machine poussa des cris de souris électrocutée.

— Beaucoup de ruminations. Des impressions. Des odeurs et des goûts de cigarettes… Pas très passionnant… Il pense trop mon fils.

— Bah, rassure-toi Martin, grâce à toi, on est peut-être sauvés. En engendrant Robert, tu as conçu ce qu’on appelle entre nous une « impasse de sortie », c’est une figure de style : « impasse » dans le sens que la route de l’ADN s’arrête, « sortie » dans celui que nous allons enfin pouvoir accéder à l’au-delà, à l’après, à autre chose, appelle ça comme tu veux. Bon, des fois, par chance, le vaisseau meurt sans avoir eu le temps de se recopier. Mais là, on est sur un gagnant, avec ou sans accident, j’en puis faire le serment. Grâce à Robert, le cycle va enfin s’arrêter. Quand il mourra, il n’y aura que nenni pour prendre le relais. Là je le sens bien, nous sommes tombés sur un bon numéro, il ne comprend rien aux autres, se sent rejeté, toujours puceau, plus servile qu’une intelligence artificielle… c’est comme s’il n’existait déjà plus. Impossible qu’il ait une descendance. Comble de chance, il est fils unique ! La fête qu’on va faire quand il va exhaler, et qu’on ira enfin tous ensemble ailleurs… Au paradis peut-être ! On le portera en triomphe. Des Childéric, des Poppea, de ces personnes autour de nous, il y en a des milliards de copies dans des millions de corps, mais NOUS, nous sommes dans le bon navire, ça va être le naufrage de cette lignée, et nous allons enfin être libres, tant pis pour les autres.

— Vous êtes sûrs de ça ? tenta Martin, en fait juste Robert risque d’être libéré, non ? Ça ne vous met pas le doute ?

Childéric haussa les épaules.

— Oh… On ne sait pas ce qu’il y aura après, nos convictions religieuses ont pris un coup, tu peux comprendre, mais dans tous les cas ce sera différent de notre situation actuelle, et je ne vois pas comment ça pourrait être pire. Même le néant serait mieux, au moins, l’ennui n’existerait plus, qu’importe qu’on n’ait plus de conscience. La Fin, c’est parfait, t’es pas d’accord ?

— J’ai l’impression de me vider… dit Martin dont la peau se marbrait.

— C’est normal, c’est le processus de fantômisation.

— Alors ? Ça donne quoi avec le nouveau ? Poppea et le comte s’approchaient.

— Ça ne se passe pas trop mal.

Martin avait l’air d’être passé sous un rouleau compresseur imbibé d’acide.

— Il faut voir le bon côté des choses, dit Poppea en lui caressant la joue, Robert, nous le tenons entre nos doigts. Les pulsions, les frustrations, les conditionnements généalogiques : son caractère est formé de nous, même du comte. Elle sourit.

Depuis combien de temps hantons-nous ce ruban d’ADN ? Cette cordelette ? Les vivants lui donnent un nom compliqué, mais de loin ce n’est qu’un fil de là où nous sommes, un long couloir. Ceux de l’antiquité avaient presque saisi la chose, avec les Parques. Pour savoir ce que c’est, il faudrait demander à Grouk ou aux très vieux fantômes tout poilus, pas commodes, des autistes délaissés. Sa poitrine gonflait d’émotion.

Et voilà ce qu’est la vie : toujours recommencer. Les joies trop courtes, les rares doses de sérotonine ou d’hormones diverses, la souffrance, la longue souffrance, et puis la peur, l’apparition de la mort, la solitude absolue au moment du grand saut, pour finalement se réveiller et nous rejoindre dans le tartare du corps suivant. Elle frissonna, chercha de la chaleur contre Martin.

Quand on réalise l’astuce, qu’on est coincé ici, et que le prochain va se faire avoir aussi, ça fait mal. Jamais la paix, l’amour s’étiole très vite, les combats de gladiateurs et les chansons ringardes se succèdent. Ça ne dure qu’un temps, on est content de retrouver sa descendance, mais comme il n’y a rien à faire à part le périscope, on se lasse vite, et souvent nos enfants, quand ils arrivent ici, ils sont vieillis et flétris. Ceux qui sont jeunes d’apparence, Childéric a du te dire, sont morts de mort violente ou de maladie. Elle marqua une pause, puis jeta son regard morne dans celui de son descendant. C’est horrible, n’est-ce pas Martin ?

— Ça suffit Poppea, dit Childéric, tu as toujours aimé torturer. Comme le comte… Le comte haussa un sourcil et un coin de lèvre.

—… Ha !

Childéric se pétrifia, comme pris d’une diarrhée soudaine.

— Martin, tu sens la même chose ? Ça va commencer ! Les autres, vite ! Ça va commencer !

Une marée humaine convergea vers le chevalier.

— Que se passe-t-il ? demanda Martin.

— On va lancer le hantement. C’est une pulsion, dit Poppea en se mordant les lèvres.

— Le quoi ?

— Laisse-toi aller, tu vas y arriver tout seul.

D’abord, il se fit un grand silence, les froufrous, les cliquetis de pas, les voix, les grognements, tout s’arrêta. La lumière devint rouge, au rythme de ce qui était une profonde inspiration. Puis, d’abord doucement, de toutes les bouches sortit un long cri lugubre, lancinant, de plus en plus fort, assourdissant. Les fantômes semblaient avoir un souffle infini. Martin y prit part sans difficulté, d’instinct, comme un loup hurlant avec sa meute. Impossible de s’en empêcher. Dans la vibration du cri jusqu’au frisson sur sa peau, il pouvait sentir tout le mal-être de son lignage, se déroulant dans ses veines tel un ruban. Une sensation pas vraiment désagréable. Un accord de tristesse immense à la durée incalculable. Pour Martin, tout semblait sur le point d’éclater, comme un réacteur de fusée en surchauffe. Puis ce fut l’orgasme de lamentation. Il y eut un paroxysme vibratoire d’une puissance thermique de centaines de milliards de kelvins. Ensuite, le calme revint. Blanc. Épais. Insurmontable. Morose. Épuisant. Les fantômes, qui étaient tous tombés, commencèrent à se relever.

— Ça marche, ça marche !

À toute vitesse, le télétranscripteur rendait le résumé de l’effet psychologique. Childéric s’en saisit.

— Oui parfait, toutes les vieilles rancunes de notre lignée ont refait surface dans son subconscient, les violences, les suicides, les meurtres, les viols, les incestes, (le comte sourit). Mais… Regardez , dit le chevalier en pointant le moniteur : Robert a lâché le livre, je répète, Robert a lâché le livre ! Et maintenant… L’image tremble, elle se trouble… Il pleure !!! Yahou ! Il ne sait pas d’où ça vient, mais il se sent mal. Très mal, dit il en coudoyant Martin. Un milliard de milliards d’aiguilles généalogiques le piquent de l’intérieur. De l’intérieur ! C’est pas vicieux, c’est pas vicieux ?

— J’adooore, dit le comte.

— Du nectar, dit Poppea.

— On ne s’amuse pas souvent, fit un homme en tenue de serf. Enfin… C’est ce qui se rapproche le plus de l’amusant.

— Ça demande tellement d’énergie, fit une femme perruquée comme une marquise.

—Ça… Ça arrive souvent ? bredouilla Martin, en vacillant sur ses jambes.

— Parfois. On ne sait jamais quand, subitement. C’est la seule chose qu’on peut faire : le tourmenter, ajouta Childéric.

La foule s’éparpillaient, Poppea rajusta sa toge.

-Voilà, voilà… On attendrait moins longtemps, s’il voulait bien se suicider, dit elle, d’un ton las.

-Non, ne dit pas ça, dit Childéric, la vie vaut la peine d’être vécue.

Le comte éclata de rire, Martin se gratta le crâne. Puis, en silence, les quatre se dispersèrent dans la population qui grouillait de nouveau, et s’y fondirent.

Articles récents

Laisser un commentaire

Me contacter

Je vous recontacterai si je veux !

Non lisible? Changez le texte. captcha txt

Warning: Undefined array key "quick_contact_gdpr_consent" in /home/clients/1e145a7d46f765c8738e0100b393cc07/130decuy/wp-content/themes/jupiter/views/footer/quick-contact.php on line 50
Le point J