Muguène
(écrit en 2005)
« … entaine de morts. Plus près de chez nous, dans une résidence du quartier ouest,
cinq membres d’une même famille ont été brûlés à l’essence samedi après-midi,
apparemment à la suite d’un différend familial. Les forces de l’ordre n’excluent pas
l’hypothèse d’un crime racial. La chanteuse Chermina Fox vit sans mâle et sans
alcool, a-t-elle déclaré dans le dernier numéro de Vague : Un mâle mettrait d… »
S’extirpant du coussin, les yeux encore collés par le sable, Muguène effondra un
bras flasque sur le bouton mute du radio-réveil.
-Bien fait pour leur gueule, pensa-t-il au sujet des cinq corps calcinés, excédé et
blessé par l’arrogance triomphante de cette putain d’horloge.
-Z’avez qu’à pas me réveiller.
Son bras retourna sous la couette douce et chaude.
-Et Chermina Fox, j’en ai rien à branler…
Ou plutôt… si.
Il sentit son sexe ramper lentement vers son nombril. Son corps chiffonné se
déplia. Collé contre la paroi du lit, il ouvrit à grand peine une paupière aussi soudée
qu’un sparadrap sous une chaussure. La lumière du jour tentait vainement
d’enfoncer la fenêtre de la chambre, l’extrémité de ses tentacules brûlants se
faufilant entre les interstices du volet, jusqu’à son visage.
Il battit en retraite sous la couette douillette, se tortillant dans un cri de tissus
comme un gros ver à carreaux bleus. Il fit une ultime tentative pour abolir le temps,
des fois que… mais nada. Il avait beau fermer les yeux et serrer les crocs, les chiffres
rouges du radio-réveil continuaient de se relayer. Petits saligauds bien dressés !
Impuissant, il extirpa sa tête du cocon de coton, embrassant le plafond d’un regard
blême et gluant. Une grande auréole pisseuse recouvrait le plâtre, scarifié d’une
longue lézarde noire, comme un soleil lugubre. Muguène, brumeux, trouva que ça
ressemblait plus à un énorme œuf au plat. Il mâchouilla mollement sa salive
pâteuse et l’avala. Elle avait encore un goût d’alcool.
Tous les matins, la même sensation. Celle d’être mort la veille. Quand il se
réveillait, son corps putréfié se remettait à vivre et ça lui faisait sacrément mal
quand ses organes fanés recommençaient à palpiter. Il avait le corps de Chermina
Fox dans la tête. Des courbes conquérantes qui étaient pour lui défi et frustration,
dès 8h du matin. L’arrogance de ces formes faisait éclore un désir de domination
intense, une envie folle de pouvoir. Pas besoin de mâle, hein ? Sa verge se mit à
grossir à la vitesse de ses fantasmes, tambourinant rageusement contre son basventre, comme un radar télépathique.
Chermina, si tu savais…
Il enroula machinalement ses doigts autour de l’organe brûlant et palpa quelques
instants son engin. La chaleur qu’il dégageait était réconfortante. Rassurante. Il
joua avec, le secoua gentiment de gauche à droite et de haut en bas, le gratta, le
serra un peu plus fort dans sa paume jusqu’à en faire presque exploser le gland, puis
retira sa main d’un soupir. Pas maintenant. Maudite visite médicale. En temps
normal, il n’aurait pas hésité une seconde. Il se serait branlé de toute sa rage, mais
pas aujourd’hui. Aujourd’hui, non. Visite médicale. Avec tout ce que ça implique,
tripotage de bistouquette inclus. Hors de question de se laver maintenant, parce que
pas envie, donc hors de question de se masturber, point final. La dernière chose
dont il avait envie, c’était bien de se radiner au cabinet du docteur en puant du slip.
Il avait pris une douche avant de se pieuter, c’était bien suffisant.
Il bailla, gratta son torse velu et envoya balader la couette avant de s’asseoir au
bord du lit, les avant-bras posés sur les cuisses, voûtant son dos courbatu. Ses yeux
se refermèrent. Besoin de force pour se lever. Le cerveau était allumé, mais pas
encore les muscles.
La chambre était chichement meublée. Une armoire et une lampe de chevet. Deux
trois posters rongés, des affiches de groupes de Heavy Metal confidentiels, rien de
très folichon. Des fringues par terre, en boule. Jeans sales, t-shirts et slips
partouzant les uns avec les autres. L’ombre monolithique de l’armoire mangeait la
chambre, dévorant l’espace déjà rare. Muguène se sentit pris au piège. Il avait la tête
dans le bain-marie. Quelques bulles de trucs à faire éclataient à la surface. Ça le
faisait chier.
L’énervement remit la machine en marche. Il se leva et passa quand même dans la
minuscule salle de bain, le visage encore tourné vers l’intérieur. Quand le néon
épileptique se décida à faire son boulot, une face de loup fatiguée apparut dans un
miroir constellé de croûtes de dentifrice.
De petites plaques de morve séchées couronnaient sa truffe momifiée, gercée par
la sécheresse de la nuit. Deux crocs jaunâtres pointaient sous les babines de son
museau court, des cristaux de sable figeaient son regard dans une expression
d’hébétude paresseuse. La pointe de son oreille gauche pendouillait négligemment,
et sa fourrure désordonnée lui donnait l’apparence d’une fleur grise piétinée.
Vraiment pas frais. L’usure prenait petit à petit l’ascendant sur la jeunesse.
Il tourna le robinet d’eau froide et s’éclaboussa la gueule à deux mains. L’iris était
redevenu brillant, intense, imparable. Deux petits poignards qui partaient droit
dans la carotide.
Il se lava les crocs par acquis de conscience, histoire de. Pas la peine de sentir la
chlorophylle comme ces lopettes de ruminants qu’il croisait à l’orée du quartier
Ouest. Il mima un lent coup de poing en direction du miroir. Les muscles ronds
roulèrent sur ses os huilés. Tendu sec. Bien. Il passa une main trempée dans la
touffe folle au sommet de son crâne. Banane à la James Clangriffe. Grande classe.
Il emmena son corps souple et épais vers la chambre et ramassa quelques fripes
étalées. T-shirt blanc moulant, jean’s crissant. Il enfila une veste en jean noir, usée
jusqu’à la corde, sans manche. Harnais de sécurité. Il referma la porte d’entrée
derrière lui, laissant le petit logis pourrir dans les ténèbres.
-On y croit.
Il soupira.
Une grande rue large baignait dans la ouate matinale. A perte de vue, des
immeubles fatigués en forme de boites à chaussures. Muguène sortit d’un des taudis
craquelés, pénétrant dans le jour, le visage crispé par la brise légère qui se jetait
sous ses aisselles. Il dévala la volée de marches qui tombait jusqu’au trottoir, et prit
à droite.
La vitrine de la supérette en face brillait comme une ampoule, dénonçant la
présence des premiers clients de la journée, de petits vieux rabougris. Il croisa
quelques voitures glaciales. Quelques gens. Des visages et des corps inutiles.
Muguène filait droit, les mains dans les poches, aussi ravi qu’un alpiniste qui se
prend une tempête de neige sur la gueule.
-J’ai un truc à faire. Ne me branchez pas, laissez moi voir la route jusqu’à cette
putain de clinique.
Les papiers gras bronzaient comme des lézards, et s’envolaient à la vitesse de
l’éclair quand la menace de ses pieds devenait trop présente. Un clodo dormait
contre la devanture d’un magasin d’électro-ménager désaffecté. Il évita un
déménageur de frigo. Un gros chacal miteux, couvert de tatouages, un pas commode
perdu dans ses pensées musculaires, qui beugla quand il arriva à sa hauteur.
-Bordel de saloperie de merde !
Au détour d’une rue, il ne put s’empêcher de regarder un mec en jogging qui
courait sur le trottoir d’en face. Un loup aussi. Fier. Torse bombé. Des yeux comme
deux cailloux noirs. Un connard de golden boy qui devait habiter un penthouse avec
vue sur le parc à côté. Les oreilles de Muguène se baissèrent, soumises, jusqu’à ce
que le sportif ait complètement disparu.
Dix minutes plus tard, il arrivait en vue de la clinique de quartier. Son estomac se
noua et gargouilla piteusement. Toucher une aide de l’état était plus pervers qu’il ne
l’aurait pensé. Pas vraiment la branlette paisible qu’il avait espérée.
Il était devenu encore plus surveillé, suivi, numéroté que la plupart des
travailleurs serviles. Plusieurs fois par mois, il lui fallait être présent à des réunions
de flemmards dans son genre et faire des démarches mollassonnes pour donner
l’illusion qu’il cherchait vraiment à donner son corps au labeur. Beaucoup moins
constructif que de regarder la télé ou bloquer sereinement sur le canapé.
Il avait toujours réussi à se faufiler, à biaiser pour se retrouver tout penaud à
l’agence, où on finissait toujours par lui remettre son chèque. Le regard de
l’assistante sociale était blasé et blessant, mais quelques secondes de honte, c’était
peu cher payé pour passer un mois sans souci, les doigts de pieds en éventail. Assez
de thunes pour manger cinq jours sur sept et payer le loyer, ça suffisait amplement.
Ça durait depuis quatre ans.
Manque de bol, son dossier finit par tomber en haut de la pile d’un fonctionnaire
fraîchement cocufié. L’épaisse masse de papiers, d’excuses fallacieuses et d’oisiveté
insolente… miam… une aubaine pour le rond de cuir blessé.
Du coup, paf, convocation à la visite médicale, histoire de voir si le petit malin
était apte à bosser. Ça marchait comme ça. Si on se tripotait trop longtemps la
nouille au nez et à la barbe de l’État, il vous coupait le robinet à fric et vous envoyait
trimer aux abattoirs de synthèse, de gré ou de force. Il n’y avait jamais trop de
boulot là bas. Des tonnes et des tonnes de synthésteaks à découper.
La salle d’attente était blanchâtre et mal éclairée. Dehors, il faisait jour et le
bitume se réchauffait. Ici, il y avait du lino crevé et une ampoule de cave. La
morosité suintait de partout. Il était en train de noircir les cases de la fiche,
s’appliquant à transpercer la feuille avec de larges lettres sèches, nerveuses et
appuyées.
Nom : Clanrage
Prénom : Muguène
Adresse, numéros, sexe, etc…
Catégorie : Oméga
Les quatre pauvres chaises disponibles étaient toutes occupées. Trois équipes se
faisaient face :
Muguène, mordillant son stylo, renfrogné dans sa veste, un furet délavé en
chemise rose, les yeux injectés de sang et un couple d’ours obèses, perdus dans un
silence maladif, de l’autre côté de la table basse tapissée de magazines putréfiés.
Personne ne parlait.
La fouine était bourrée de tics nerveux. Ses paupières qui ne se fermaient pas
simultanément cliquetaient au rythme fiévreux de ses doigts sur les accoudoirs.
Muguène la regarda du coin d’une orbite suspicieuse. Les ours avaient l’air
empaillés. Une porte grinça. Un solide loup noir en blouse blanche se planta au
milieu de la pièce. Silence de mort.
-Monsieur Clanrage, dit le docteur.
Muguène se leva, dévisagé par les autres patients.
Les ours dépeçaient son corps d’une moue ahurie et curieuse, la fouine le matait
de la tête aux pieds par à-coups stressés. Le toubib restait grave et impassible.
-Par ici, je vous prie.
Il suivit le porte-stéthoscope trapu jusque à une pièce aseptisée. La décoration
entretenait un lien de parenté bâtard entre l’esthétique maniaco-administrative et la
salle de fitness. Ça sentait la crème anti-inflammatoire.
Le docteur fila jusqu’à son bureau. Il s’imbriqua dans son fauteuil, droit comme un
I, ses oreilles pointues au garde-à-vous, et joignit précisément ses mains dans l’axe
de son museau. Une voix neutre et terne s’échappa d’entre ses crocs nacrés.
– Asseyez-vous.
Il se vautra nonchalamment dans la chaise.
-Bien… avez vous rempli la fiche qu’on vous a remise à l’accueil ?
Il fit mine de se lever, la lui tendant par dessus le bureau. Le médecin se courba à
sa rencontre, saliva un « merci » réflexe en attrapant le papier, et revint à sa position
inquisitrice initiale.
Muguène tentait discrètement de déceler une expression sur le visage d’encre
occupé à décrypter la fiche. Deux minuscules phares balayaient les inscriptions. Il
attendait qu’un sourcil se lève. Le sourcil du toubib se leva.
-Vous êtes un oméga ?
Sa voix était professorale et condescendante, digne dans son écœurement. Il se
tint encore plus droit sur son coussin.
-Ouaip, bourdonna Muguène.
Le docteur le regarda très sérieusement.
-Mmmm… C’est étrange… vous n’en avez pas vraiment l’air…
Muguène bascula la tête en arrière et expira quelques décilitres d’indifférence par
la truffe.
-Ah bon ?
-Parfaitement… Votre attitude pour commencer, marmonna le loup noir en
bombant légèrement le torse.
-Mon attitude ? répéta-t-il d’un air benêt.
Un éclair de violence flasha dans les yeux du toubib. Muguène baissa les oreilles.
L’aube d’une ambiance de merde se leva.
-Brrnm brrnm… nous allons vérifier ça tout de suite, repris le médecin. Allez vous
allonger sur cette table.
Muguène s’exécuta.
Le docteur alla pêcher une grosse seringue au fond d’une grande étagère. Il vérifia
son bon fonctionnement, fit tinter l’aiguille et s’approcha d’un pas rigide vers sa
victime. Il sortit un épais élastique de la poche de sa blouse et s’en servit pour poser
un garrot autour du biceps pétrifié de Muguène.
Il planta profondément la seringue dans le creux de son bras. Une goutte de sang
marron éclata contre la paroi transparente et de la lave se mit à pénétrer lentement
dans le réservoir. Il retira sèchement la seringue mûre au bout d’un moment. Il
désinfecta la blessure et fit mine à Muguène de se relever. Sans un bruit, il alla se
fourrer avec sa proie dans un coin de la pièce.
Muguène regarda le dos qui s’affairait à mettre le sang dans une éprouvette et à
mélanger des machins et des trucs. La mine du docteur devenait de plus en plus
glaciale. Après avoir vérifié ses résultats d’analyse sur un petit moniteur, il fit un
volte-face feutré vers son patient.
-Levez vous, signala-t-il d’une main désinvolte.
Il s’approcha près de Muguène qui s’exécutait, et se campa bien en face de lui.
Le docteur parla d’une voix secret-défense.
-Il y a une nouvelle loi depuis deux ans. L’état ne verse plus d’allocations aux
omégas. La visite médicale sert à les dépister… Il y en a plus qu’on ne le croit.
Muguène écarquilla les yeux comme s’il avait été réveillé en sursaut. Le loup noir
déglutit et poursuivit perfidement.
-Vous avez de la chance d’être passé entre les mailles jusqu’à maintenant. Vous
n’en avez vraiment pas l’air mais votre taux de glucocorticoïdes ne ment pas. La
fiche suffisait de toutes façons. Vous êtes trop bête pour mentir sur votre catégorie.
Vous êtes irrécupérable.
Il fit une pause.
-Mais j’imagine que les inadaptés de votre genre ne s’intéressent même pas aux
informations. Soyez sûr que ces analyses vont bientôt atterrir chez les bonnes
personnes.
Les oreilles et les babines de Muguène se dressèrent.
Le docteur tiqua imperceptiblement. Il le toisa, un peu surpris, et lui flanqua un
direct sauvage dans le ventre. Muguène s’empala sur le bras comme une
marionnette sans fil. Son foie remonta sous sa gorge. Une gerbe de sang jaillit de sa
bouche. Il tomba à genoux, plié de douleur.
Le toubib paru tout de suite plus détendu. Il esquissa un sourire.
-Bien. Vous pouvez disposer… Au moins, vous aurez servi à quelque chose
aujourd’hui, dit-il en s’étirant les doigts.
Muguène se remit péniblement debout, toussant des glaires rouges. Le docteur
retourna mettre de l’ordre à son bureau.
Le museau pendant, les oreilles aplaties sur le crâne, le loup battu lança un « bonne
journée » constipé de douleur vers le sol, et sortit de la pièce en tenant ses côtes d’un
avant-bras, le dos voûté.
Le toubib ne leva même pas les yeux.
Le petit camion buvette couleur crème offrait une ombre chaude et confortable. Il
était garé devant l’entrée d’un grand parc boisé. Quelques coureurs arpentaient les
grandes allées de terre, disparaissant derrière les talus et les arbres. Une demidouzaine de messieurs et madames en costard attaché-caisse lambinait sur des
bancs peints en vert. Bouffe, journaux, cigarettes et portables pépiaient sous les
branches. Un couple de jeunes chats se roulait de profondes pelles chaudes et
glaireuses, serrant leur corps fins et élastiques avec une délicatesse de catcheurs
masqués.
Muguène mâchouillait un burger, adossé contre la paroi du snack. Il regardait
d’un air vide le boulevard saturé de moteurs puants et de klaxons beuglards. De
minuscules taches marron séchaient sur son T-shirt.
Deux renardes, habillées tendance, entrèrent dans son champ de vision. Le soleil
projetait une aura autour de leur silhouette, comme une armure en diamant. Elles
avaient l’air jeune et guilleret. Elles sautillaient dans sa direction.
Le loup aligna discrètement sa visée sur la petite bien cambrée. Fine, solide,
dense, les traits sculptés dans le marbre, le visage généreux comme un bon coussin,
c’était une gomme agréable à mâcher. Sa fourrure orange et blanche pulsait
lourdement au rythme profond de sa poitrine conquérante.
Les yeux de Muguène bavaient de lubricité.
Il aspira d’un trait sec sur la paille de son soda. Un fin rictus souleva l’extrémité de
ses babines noires. Son visage s’étira comme une pointe de flèche. Il dodelina de la
tête.
« Fox fox fox, chem chermina fox »
Les deux donzelles s’accoudèrent au comptoir de la baraque à sandwich, leurs voix
chantantes diluant la cacophonie de la ville. Muguène, vautré à l’autre bout, rasait
de ses deux lames grises les frontières de leurs épidermes.
Elles commandèrent deux hot-dogs. « Deux saucisses grassouillettes dans un lit de
pain nu », clamaient le menu accroché au fond du camion. La cambrée sentit une
énergie sourde, un amas de couleurs vivantes qui s’appuyait contre l’enclos de son
champ de vision. Elle tordit le cou vers le loup rockabilly aux pupilles pétillantes, et
croisa son regard.
Une vague bleue turquoise s’abattit sur lui.
Alerte rouge.
Le son des Tambours tabous pilonnait dans sa caboche.
Touch, touchpa, touch, touchpa, touch, touchpa, touch, touchpa, touch, touchpa,
Situtouch, Cépabon, Situtouchpa, Cépabon,
Pabon-Pabon-Pabon,
Pabonbébé Pabon Pabonbébé Pabon
PABON PABON OMEGA OMEGAGA OMEGAGA.
ONVEPA ONVEPA ONVEPA
« Hey ! »
Ses pensées se fêlèrent et son caleçon prit l’eau. Son cerveau se recroquevilla
comme un insecte agonisant. Ses moustaches se tendirent de peur, sa truffe luisante
vibra d’émotion. Il jeta à toute vitesse son faciès embarrassé dans la direction
opposée, cherchant une excuse entre le ciel et les voitures.
La renarde fut vaguement intriguée par son air de mec traqué par les flics. Elle
retourna à sa copine, papotant à propos de ses performances universitaires. Le
cuistot finit par apporter leur commande dans un grand sac en plastique blanc.
Elles payèrent en riant et couinèrent un « au revoir » d’actrices de série B.
Elles s’en allèrent.
Muguène les regarda disparaître, maussade.
Il fuma une cigarette en longeant le parc, faisant rebondir sa main contre les
barreaux de la grille. Le burger avait bouffé la plupart du fric qu’il lui restait de ce
mois-ci.
Plus que sept pièces de cinq d’après l’autopsie de son portefeuille.
Toujours pas envie de bosser.
Une maman et un papa loup promenaient leur gamin de l’autre côté de la cage. Le
bambin cavalait fiévreusement, un bâton à la main. Il hurlait d’enthousiasme,
agitant son arme dans le vide, sans peur, les oreilles bien droites. Ses géniteurs
dégoulinaient de fierté.
Muguène cracha par terre.
Il s’arrêta au bord du trottoir, farfouilla dans la poche revolver de sa veste, et en
sortit un baladeur tout patiné de vieillesse. Il vérifia la cassette à l’intérieur. Une de
celles que Justin lui avait donné.
« Essuie-glace »
C’était gribouillé sur l’étiquette avec un stylo-bille antédiluvien.
Il démêla calmement les écouteurs, les fourra dans ses oreilles et appuya sur
« play ». Il renfourna le walkman dans sa poche. La bande magnétique bourdonna.
Il traversa.
Une guitare solitaire goutta d’un tuyau d’égout.
Le son était lointain, caverneux, ricochant à l’infini contre les parois en pvc.
Un slow.
Les notes se suivaient avec la docilité d’une procession funèbre. Elles faisaient
tomber la nuit sur la ville. Les ampoules grésillaient au passage de Muguène, les
voitures glissaient silencieusement, le bitume brillait de tous ses papiers gras. Un
drap d’étoiles commençait à recouvrir le toit des immeubles. Basse et batterie
déboulèrent comme deux employés de station-service, à l’assaut de ses pare-brises
encrassés. Une voix de crooner se posa sur la mélodie triste. Elle était chaude,
grave, rocailleuse, blasée…
Incompréhensible.
For all the lonely ones, who live their life in their dreams.
It’s so cold and lonely outside, so it seems.
Justin aimait dégotter ces vieux machins étranges qu’on trouvait dans les marchés
aux puces les plus crades de la ville. Des chansons bizarroïdes aux langages
inconnus, parcourues d’émotions et d’intonations mystérieuses.
Les pneus s’imbriquaient dans la route, la route dans le caniveau, le caniveau dans
le trottoir, le trottoir dans les formes géométriques des bâtiments. Une immense
maquette en carton. Des corps. Des loups. Des renards. Des belettes. Des chacals.
Des ours. Des chats. Des formes qui disparaissaient au coin d’une rue, ou qui le
frôlaient comme des panneaux indicateurs. Les ombres balisaient le chemin.
So you keep on searching, anyway.
Maybe you’ll find someone tomorrow, cuz you didn’t today.
Muguène s’enfonça dans ses fringues, les mains crispées sur la toile de ses poches,
tête baissée. Le trottoir continuait à défiler comme un tapis roulant moisi. Les
affiches anti-tout sur les murs lançaient leurs insultes au passant : faites-ci, faitesça, ne soyez pas comme ci ou comme ça, allez ici, ou bien là. Une rue entière était
recouverte du même poster rouge et noir. On y voyait un jeune loup dynamique en
train de bosser joyeusement sur un ordinateur. Ses crocs pointus striaient son
sourire tendu à mort. Sur son front était placardé un slogan aux lettres énormes :
SOYEZ UTILE.
L’ordre se répétait à l’infini, sur toute la surface du mur.
SOYEZ UTILE. SOYEZ UTILE.
SOYEZ UTILE.
Il tendit un majeur méprisant à l’armée de loups informaticiens. Les odeurs de
merde et de pisse se déployaient en toccatas lancinantes qui le poussaient au cul, en
avant, en avant, avec juste l’impression floue des mètres avalés. Le vent soufflait.
So let your mind be carried, with the breeze,
For you know you’re not the one who carries,
The diseeeeeeeeeeeeeeeeeeeeaaaaaaaaaaaaaaase.
La voix se brisa en une longue plainte gargouillante. Le tempo péta l’accélérateur.
La gratte gémit douloureusement, fouettée par des mains violentes et disparues.
Cuz your the loooonely one.
the ooooonly one.
the looooooooonely one.
Muguène eut l’envie pressante de courir en pleurant.
La maison de Justin était un mobile-home grand comme un coffre à jouets. Elle
tenait miraculeusement sur quatre parpaings effrités, et les murs semblaient
principalement composés de buvard, de sciure, et de papier cul.
Muguène éteignit son walkman et frappa à la porte.
-Amène toi, mec, ouvre !
Pas de réponse.
Une mélodie étouffée glissait sur le paillasson. Il remit un coup plus sec.
-Ouvre ou je souffle sur ta maison !
Des pas légers cliquetèrent à l’intérieur, jusqu’à la porte. La serrure claqua deux
fois. Un grand rat souriant ouvrit.
-Rentre tes fesses là dedans au lieu de faire peur aux voisins, dit-il désinvolte, tout
en scrutant Muguène d’une gueule malicieuse.
Le loup lui rendit son sourire, en plus crispé, et entra.
A son passage, Justin s’écarta et exécuta dignement une magnifique révérence. La
truffe écrasée sur le sol, il indiquait le chemin du salon de ses longs bras osseux.
-Si Mossieur veut bien se donner la peine.
Muguène alla directement s’incruster dans un canapé fatigué, bleu et rêche, qui
trônait au milieu d’une longue pièce rectangulaire. Il creusa les coussins à grands
coups de fesses, en quête d’une position confortable. Une fois bien calé, il
abandonna sa tête contre le canapé.
-Aaarrrruuuuuu, grogna-t-il de satisfaction.
Justin lui tendit un paquet de cigarettes ouvert. Il en tira une délicatement avec le
pouce et l’index.
-Une ‘tite mousse avec ça ? dit le rat en forme de S.
Il hocha la tête.
Justin se dirigea paisiblement jusqu’au réfrigérateur, et attrapa deux bières
fraîches qui tintèrent en signe de protestation. Il revint près du canapé, en tendit
une à Muguène, puis s’assit par terre, en face de lui.
-Quoi de neuf, mon pote ?
Le loup décapsula sa bibine d’un coup de briquet.
-Oh… ça va, ça va… rien de particulier… Il avala une large goulée.
Le rat était encore en train d’essayer d’ouvrir sa bouteille avec ses deux incisives,
mais la canette résistait.
-Ah merde… encore une qui veut pas.
Il haussa les épaules, vaincu, et donna la bière à ouvrir à Muguène.
Le loup la décapita comme il l’avait fait avec la précédente.
-Et voilà… du travail de pro, fanfaronna-t-il.
Justin tétouilla le goulot.
-Qu’est ce que tu fais de beau toi, en ce moment ? demanda le loup avec une
curiosité non feinte.
Son ami regarda le sol, mais son sourire immense embrassait le parquet. Il était
visiblement heureux, et trop habitué à la défaite pour braquer son rictus sur
Muguène.
-Ben figure toi… y a du nouveau… du sympa.
-Du sympa ?
-Ouais… les mecs de The Ghost… Ils m’ont demandé de les rejoindre… et ils
viennent de signer.
-Non !?
Muguène en lâcha sa clope.
Justin continua en bredouillant.
-Siii. Si. Ils ont viré leur bassiste… et comme je connais le chanteur… il m’a dit
viens… ils partent en tournée… album à enregistrer aussi… »
Il y eut un court silence embarrassé. Justin releva la tête. Il avait l’air d’arriver
premier à un marathon.
-Je… je vais être payé pour ça, mec !
Muguène se décomposa brièvement. Pendant une fraction de seconde, son visage
se crispa de frustration mais il muta instantanément en une expression de franche
camaraderie.
-Mais c’est de la balle mon pote !!! Santé !!
Il fracassa pratiquement sa bouteille contre celle du rat, qui sourit de plus belle,
les yeux clos, l’âme en paix. La mousse giclait tout autour de lui, comme un feu
d’artifice.
-C’est ça qu’on écoute ? dit Muguène, essayant d’attraper la musique qui passait
sur la platine.
-Ouais ouais, fit Justin, tout gêné de plaisir.
Le loup sortit son dos du canapé et se pencha en avant. Il gigotait des épaules,
claquant des doigts comme un chanteur ringard, en connaisseur de bonne musique.
C’en était trop pour le rat. Il se leva, bondit nerveusement dans un coin de la pièce,
alla farfouiller dans une pile de magazines qui traînait par terre, regarda par la
fenêtre avec fébrilité, se gratouilla le torse à toute vitesse, ouvrit à plusieurs reprises
le frigo sans rien y prendre, et passa à plusieurs reprises devant la platine, ses doigts
pianotant dans le vide. Quand Muguène laissa enfin échapper un « c’est du bon »
approbateur, il s’effondra quasiment par terre, soulagé.
-A part ça, quoi d’autre ?
-Un peu trop rien… je réécoute Essuie-glaces.
Justin se contenta d’approuver sagement.
-D’ailleurs, tu n’aurais pas de nouveaux trucs à me passer ?
-Boaf… J’ai rien acheté récemment.
-Vu le dernier clip de Chermina Fox ?
-Ouaaaaais, geignit le loup en se léchant les babines.
Le rat se prit le crâne à deux mains et l’agita comme s’il s’était pris un seau sur la
tronche.
-Pfoulalalalala, soupira-t-il, mélancolique.
Muguène se laissa couler un peu plus dans le canapé. Poings serrés, avant-bras
tendus à mort, il déboîta son bassin de manière équivoque et fit un clin d’œil
complice à son pote. Justin se mit à regarder par terre, pinçant sa lèvre inférieure de
ses deux longues incisives en faïence.
-Vu Enzo ?
-Non.
Ils se turent.
Le frigo buzzait comme une radio sans fréquence. Muguène tirait
consciencieusement sur sa clope, les sourcils froncés par la concentration. De temps
en temps, il s’amusait à la poser en équilibre sur l’arête de son museau, ou bien à
loucher devant le filtre, minuscule longue vue bouchée.
A travers, en flou, Justin restait le cul par terre, les genoux repliés sous le menton.
Il regardait le vide d’un air absent, reprenant parfois conscience pour vérifier que la
platine crachouillante était toujours bien derrière l’épaule de Muguène. Il se
rongeait les ongles.
Un gros camion passa dehors, à tout berzingue, dans un long pet épais qui fit
vibrer la baraque comme une scie musicale.
Ça faisait deux heures qu’ils traînaient dans la maison. Ils étaient restés un bon
moment hypnotisés par la musique, les disques âpres et amers que Justin aimait
collectionner et Muguène écouter. Ils avaient parlé surtout pour ne rien dire, fumé
des wagons de tiges et comparé de vieilles bds gondolées.
-Ça te dit de sortir ce soir ? demanda Muguène gravement.
Étalé sur le sol, Justin leva un sourcil en points de suspension…
-Mouais… mouais… Pourquoi pas ?
Il se releva en arrangeant son T-shirt.
-Qu’est ce que tu veux faire ?
-On pourrait aller… dans le quartier Ouest.
Un rictus un peu apeuré se dessina sur la face de Justin.
-Euh… pourquoi ?
Muguène écarta les bras.
-Ben faut fêter ça… ton boulot, mec !
Le rat avait la tête du mec à qui on ne la fait pas.
-Et j’en ai marre de bouffer des steaks surgelés… avoua le loup, gêné.
Justin rit aux éclats.
-Hé hé, sale carnivore.
-Sale omnivore.
Muguène se leva à son tour et poussa gentiment l’épaule de son ami.
-Alors, ça te dit ?
-Mouais… Justin se gratta le menton, songeur. Je me suis toujours demandé
comment c’était en vrai.
-Faut que tu sortes plus souvent de ton trou, mec.
Ils sourirent tous les deux. Muguène attendit que son pote enfile un trois quarts en
cuir râpé et rogné. Le rat en caoutchouc noir coupa la musique, récupéra ses clés,
puis fit signe au loup de sortir. Il lui emboîta le pas.
Alors que Muguène passait la porte, le rat demanda d’un ton badin :
-Un jour, faudrait que vous m’expliquiez cette histoire de meurtre alimentaire.
Sans se retourner, le loup releva le col de sa veste.
-Tu comprendrais si tu ne pouvais pas bouffer autre chose que de la bidoche, mec.
En arrivant à la frontière des quartiers Ouest, Muguène enfila discrètement son
walkman, en mettant le son juste assez fort pour pouvoir entendre la musique.
Et tout le reste.
Il enfonça le bouton « play ». Les essuies glaces redémarrèrent. La nuit était bien
accrochée au sol maintenant, et les rues étaient des couloirs vides en carton pâte.
Seul le vent les honorait de sa présence fugace.
Muguène et Justin déboulèrent sur une longue avenue déserte. Les lampadaires
éclairaient des scènes de poubelles solitaires, emprisonnées dans le bitume. Elles
étaient gavées jusqu’à la gueule d’emballages de fast-food végétariens.
-On va aller là bas, murmura le loup.
Il pointa du doigt un terrain vague entouré de palissades vermoulues. De gros
monticules de terre encadraient un jeune chantier d’immeuble endormi.
-Ça fera un bon poste d’observation.
Le rat opina du chef, pendu à ses lèvres comme un jeune officier zélé. Ils
parcoururent les quelques centaines de mètres du trajet avec une grande
précaution, rasant les murs en évitant soigneusement la lumière. Justin eut un peu
de mal à suivre son pote, qui plongeait avec trop d’aisance au plus profond des
ténèbres. Il était obligé de sonder l’obscurité en lançant des « pssst! » et des « hep mec ! » inquiets. Muguène réapparut derrière lui, l’attrapant doucement par l’épaule, un index posé sur sa bouche. Il ne le lâcha plus d’une semelle jusqu’à ce qu’ils escaladent la clôture du
chantier.
Dans la terre était plantée une couronne de pylônes noirs, hauts et solennels. Ils
vibraient imperceptiblement, nappant le terrain vague d’infra-basses écrasantes. Le
sol était jonché de gros tubes en béton, empilés comme de longues pyramides, de
trous sans fond, de tas de parpaings et de chiottes en plastique qui, dans la nuit,
ressemblaient à des capsules spatiales. Les grues, les camions, les pelleteuses
restaient pétrifiés comme autant de monstres sans cerveau.
Au dessus, tout autour, les centaines de fenêtres jaunes des appartements, des tas
d’yeux sévères et menaçants, signifiaient le danger d’être surpris par un herbivore à
la con.
Ils escaladèrent à quatre pattes le plus haut sommet du paysage lunaire, et
scrutèrent les alentours. Un labyrinthe de rues les encerclait. Les avenues qui
délimitaient le chantier étaient larges et plus cliniquement éclairées qu’en plein
jour.
-On verra arriver la proie de plus loin, chuchota Muguène, le cul confortablement
posé dans la poussière.
-Il n’y a plus qu’à attendre qu’un crétin de bouffeur de feuilles s’amène.
-C’est très beau, dit Justin assis à côté de lui, contemplant l’agencement complexe
de la ville à ses pieds et le ciel noir qui transformait son horizon en salle de cinéma
géante. Muguène ne répondit pas.
Le rat alluma une cigarette. Le raclement du briquet fit désordre au milieu de la
mélodie du silence.
-HO ! tonna une voix derrière eux.
Le loup se leva et se retourna d’un bond. Il y avait trois mecs en bas de la butte.
Trois herbivores, à peine sortis de l’adolescence. Un mouton, un mouflon et un cerf.
Les deux laineux se tenait côte à côte, le boisé un peu en retrait. Ils portaient tous le
même Bomber noir et épais.
-Qu’est ce que vous branlez là, bande de gros caves ! invectiva le mouton en
écartant les bras.
Muguène et Justin restèrent plantés sur place, sans piper mot. Les trois lascars
commencèrent à gravir le monticule à grandes enjambées. Le mouflon ramassa un
parpaing au passage.
Le rat se décomposa, il fit un pas en arrière.
-Attends, lui souffla le loup.
Le mouton et le mouflon s’arrêtèrent à un mètre d’eux. Le cerf, boutonneux et
malingre, resta plus en arrière, sur la pente.
-Qu’est ce que vous branlez là, bande de gros caves ? répéta le mouton avec une
agressivité mal assurée.
-Tu viens essayer de nous bouffer, charogne ?
-Du calme, les gars, tenta maladroitement Justin, la face contrite.
-Ta gueule, bâtard ! fit le mouton d’un air fou.
Il était de taille moyenne, et le Bomber tentait vainement de faire croire qu’il avait
de larges épaules. Le mouflon était plus épais. Il restait impassible, solidement
campé dans ses grosses pompes de chantier noires, fusillant impitoyablement le rat
du regard.
-Qu’est ce que tu veux connard, hein ? Qu’est ce que tu veux ? poursuivit le
mouton. Il poussa Muguène des deux mains comme pour essayer de l’envoyer très
loin.
Le loup absorba le choc, laissant l’herbivore furieux le titiller.
-Qu’est ce que tu veux ?
Il recommença.
-Qu’est ce que tu veux ?
Bis.
-Qu’est ce que tu veux ? Qu’on vous nique la gueule ?
Encore une fois.
Le mouton ne se sentait plus pisser. Il ne faisait que parler. A chaque fois, le loup
basculait avec la mollesse d’un matelas.
-Tu veux qu’on te nique ?
Le visage du loup s’ouvrit comme une fleur, laissant apparaître le pistil hideux de
ses véritables intentions. Un rictus horrible coupa sa tête en deux, découvrant les
crocs longs et pointus. De la bave passait entre les canines du bas, dégoulinant le
long des babines en gros paquets blancs et mousseux. Elle poursuivait son chemin
jusqu’au poil du menton, avant de tomber par terre dans de gros « flocs » visqueux.
La peau de sa figure se brisa en d’innombrables plis tendus, qui suivaient le
découpage affreux de son sourire cruel, faisant apparaître les veines épaisses de son
museau tordu par la haine. Ses oreilles étaient rabattues, plaquées sur le sommet de
son crâne, peaufinant son aérodynamisme de machine à tuer. Les poils hirsutes,
hérissés, raides, coupants, se dressaient en une grande corolle de violence, comme
un coup de machette pas encore porté. Tout au fond, à moitié recouvert par son
front froncé, brillaient deux petits points rouges et froids. C’était le visage le plus
méchant, le plus agressif et le plus coléreux qu’on ait jamais vu chez un loup.
Le plus déterminé.
Ça coupa net le sifflet du mouton, qui resta stupéfait.
Muguène ne voyait plus que ce truc, ce petit machin plein de chair qui sentait bon
la peur. La seule différence entre lui et l’autre, c’était l’appareil digestif. Ils avaient
deux bras, deux jambes, deux yeux. La même taille et la même chose entre les
jambes. Le même cerveau. Mais il y en avait un qui pouvait survivre rien qu’en
broutant du gazon, tandis que l’autre devait mastiquer des muscles tendres et
saignants.
Le loup avait un corps sec et entraîné. Le laineux aurait du faire plus de sport.
Alors, il n’y avait plus d’excuses, juste un petit mouton blanc et nu, qui
commençait déjà à détaler, entraînant le cerf rachitique dans son sillage.
Le mouflon n’avait pas bougé d’un pouce. Il continuait de foudroyer le rat des yeux
en soufflant des naseaux.
Justin voyait son plus vieux pote, son ami le plus minable, le plus improductif, le
plus acharné à se tourner les pouces, celui qui aurait préféré vendre ses testicules
plutôt que de travailler, et il n’en croyait pas ses yeux. C’était lui le patron. Il lança
un regard moqueur dans la face du mouflon.
Le parpaing s’écrasa sur la gueule du rat. Son long museau fin se brisa comme une
brindille, et ses deux incisives sortirent de leur écrin pour se jeter par dessus bord.
La large masse de béton compressé s’imprima dans sa chair, éclatant les os qui
tombèrent au fond de son crâne. La pression du choc fit jaillir le sang de ses orifices.
Un de ses yeux sortit de son orbite, comme une boule de bilboquet. Il tomba
lourdement sur le dos, et ne bougea plus.
Muguène eut à peine le temps d’entendre le craquement assourdissant.
Quand il se retourna, le mouflon était déjà parti à la poursuite de ses compagnons.
Il n’y avait plus que le cadavre de Justin et la cervelle qui coulait de sa tête trouée.
Le loup éclata en sanglots. Son nez se mit à couler.
Il réfugia son museau dans le creux de son bras, ravalant la morve et les larmes
épaisses. Il poussa une longue plainte sourde et étouffée, des « aaaaaaaaauh » et des
« ouuuuuuh » de corne de brume, entrecoupés de hoquets enfantins.
Le corps de Justin était désarticulé, sa face éclatée éparpillée tout près de lui.
Méconaissable.
Déformé.
Grotesque.
Du sang partout par terre.
A travers le trou béant, Muguène pouvait voir la chair rouge qui brillait dans la
nuit, fraîche comme de l’eau.
Et par dessus, le son de la ville qui revenait, entrecoupé des notes plus aiguës des
voitures, et le vent qui soufflait doucement sur la surface de sa peau. Le walkman
marchait toujours.
Il avait juste faim.