Passer la porte
Passer la porte.
Passer la porte… Il le fallait… Elle le savait… Passer le seuil… Franchir le cap… Elle le devait… Pour sortir… Pour être ailleurs… Elle le voulait… Bouger… S’enfuir… Partir… Mais comment ?
Sa main attrapa la poignée, la tordit. Le mécanisme s’anima, les pièces se mouvèrent en cliquetant. Le pêne se retira et la porte… La porte ne s’ouvrit pas.
Elle insista, se renfrogna, émit un discret grognement par les narines, se figea. Alors, elle poussa, tira, secoua, enfonça, donna des coups de pied et d’épaule. Rien à faire. Impossible. Les gonds lui refusaient même la plus petite plainte. Résignée, elle fit un pas en arrière et constata l’obscurité absolue qui l’entourait.
Le noir partout. Un noir charbonneux. Un noir au coefficient d’absorption parfait. Le noir de la plus opaque des ardoises, du plus concentré des cafés, de la plus souterraine des cavernes, de la plus sans étoile des nuits, le noir le plus infernal, le noir. Hanté par la présence d’une tempête silencieuse mais effroyable. Prégnante. Infatigable. Charriant un air lourd et de vagues odeurs de plastique. Parcourue de bourdonnements sourds, saccadés. Pressurant son désir urgent de libération. Son angoisse.
Ses pieds étaient bien fermement campés sur un sol invisible, au milieu de cette unicité complète, mais aussi loin qu’elle lança ses bras, devant, latéralement ou au-dessus d’elle, aucune paroi ne se faisait rencontrer. L’infini rodaient tout autour, omnipotent, projetant des suggestions de dimensions illimitées. Paradoxalement, une sensation d’étroitesse la comprimait jusqu’aux frontières de la suffocation. L’absence de repères, d’angles, de droites, de lignes directrices la rendait nauséeuse. Là, dans ce rien, où par un procédé mystérieux, elle ne voyait qu’elle-même, se tenait la porte, parfaitement visible, absurde, intruse, dressée comme un monolithe. Elle tourna autour de l’objet, essayant de l’autre côté, échoua, soupira… La chose ne pouvait donner que sur un ailleurs différent du marasme sans borne qui l’entourait. En se plaquant contre, elle pouvait le soupçonner. Si seulement elle pouvait passer la porte… Tant de promesses dans ces mots. Passer la porte…
Elle s’excita sur la poignée, la sueur lui vint, ses forces l’abandonnèrent. Soudain, sous l’épaisseur du battant, elle entendit gratter des ongles. Ils pelletaient, creusaient, s’enfonçaient, inexorables. Arriva un moment où le son stoppa. Quelques fractions de secondes plus tard, la main invisible reprit son excavation, cette fois-ci contre la paroi de son crâne. Stupéfaite, subjuguée, subvertie, les doigts spectraux lui traversaient l’os, découpaient comme des dagues des lamelles de son cortex. Au plus profond de son encéphale, leur progression s’interrompit. L’impression tangible d’une impitoyable pinçure se manifesta, et aussitôt, une immense lassitude gagna toutes ses fibres. Acheminer sa pensée devint une gageure. Le simple concept de franchir le seuil bouché se frayait un chemin en rampant, millimètres par millimètres, dans les conduites collantes de ses synapses, les neurones transformés en pierres. Lentement, péniblement, interminablement, en liquide pulpeux, l’objet de son obsession montait à la surface de sa conscience : il fallait passer la porte, c’était son seul salut. Sinon…
Aussitôt l’horreur émergea, sans aucun mal, comme un monstre marin. Une image mentale s’y associait : la lune, solitaire, flottante entre les astres minuscules, plate et grumeleuse telle une assiette remplie de ciment frais. Partant du contour, le satellite se fendilla en craquant, en souffrant. La fissure progressa, rejoignit le bord, un gros morceau de roche s’effondra, tomba, et s’écrasa à ses pieds, sur l’indéfinissable plancher. Ahurie, elle contemplait la pierre, et au-dessus d’elle, la lune mutilée, énorme parmi les étoiles. La stupeur fit immédiatement disparaître la vision, avec une saveur de trucage de film muet. Un instant avant, elle était si réelle qu’elle aurait pu toucher les gravats de l’aérolite explosé, qui venaient de rouler à quelques centimètres de ses orteils.
Le pincement cérébral recommença. Un froid humide goutta le long de son enveloppe, engourdissant ses ovaires, noyant les désirs survivants dans le fond de sa culotte. Oubliée, la porte. En réaction, elle s’était mise à se concentrer de toute ses forces, malgré l’obstruction de sa réflexion. La rage agissait comme une soude caustique. Avec une lenteur majestueuse, un édifice se bâtit sous ses yeux. Des flèches s’envolèrent vers le néant supérieur, comme les tuyaux d’un orgue gigantesque, en geyser paresseux. La structure forma un squelette de charpente, sur laquelle une matière semblable à de la chair moussa en grosses bulles, répandant une fragrance de granit. L’ensemble grandissait, grandissait, grandissait, la toisant de toute sa monumentale mégalomanie.
Le frontispice du bâtiment, orné avec une délicatesse écœurante, avait à sa base un grand portail, dont le tympan représentait des chasseurs débusquant une biche. Le personnage le plus proche de l’animal, coiffé d’une couronne, bandait déjà son arc, prêt à planter sa flèche dans le cœur de la bête pétrifiée. Plus haut, une rosace composée de tournesols, la considérait avec la fixité d’un œil inquisiteur. Le reste de la façade se caractérisait par une foule de sculptures, une galerie de personnages, de créatures et d’objets. La plupart des humains figurés portaient soit des armes, soit des miroirs. Le reste était peuplé de lions, de serpents et de dragons fumants. Ces images, comme tout le reste, semblaient bouger imperceptiblement, par pulsations et soubresauts. Malgré son aspect d’église, l’édifice n’avait rien de religieux. Il évoquait plus un palais, baignant dans une phosphorescence de poisson des profondeurs. Preuve de son incapacité à visualiser minutieusement chaque fragment de sa vision, les extrémités et les détails les plus sophistiqués se troublaient de brouillard. Globalement, la conception suivait ses caprices, fait de souvenirs d’architectures, de visites touristiques, de lectures et de documentaires. Au bout de plusieurs heures, laborieusement, méticuleusement, le long du fil ténu de sa concentration douloureuse, l’assemblage hybride était achevé. Elle jeta un regard de mépris à la porte, maintenant microscopique, qui se tenait près de son œuvre colossale. Fière de son orgueilleux travail. Une vraie peinture néo-classique, vertigineuse, dessinée sur la toile noire. Cet ensemble aurait conquis le ciel, s’il y en avait eu un. Elle rejeta la tête en arrière, pliant la nuque pour essayer d’estimer la grandeur de son accomplissement. Ses vertèbres cervicales comprimèrent sa moelle épinière. Elle fut prise d’étourdissement.
Extenuée, elle se dirigea vers l’entrée, son esprit contracté comme un muscle pour maintenir la réalité de l’illusion. Une nuée de chauve-souris s’envola depuis l’arc brisé de l’entrée, donnant un effet dramatique ravissant et calculé. L’immense double porte s’ouvrit sans problème, débouchant sur un cloitre. Sa largeur ne correspondait pas à celle de l’extérieur. Ici elle était plus vaste. Insolite. Elle traversa le jardin violacé, fait de haies tremblantes et de plantes à la transparence holographique, jusqu’aux arcades opposées. Un nouvel huis tourna à son approche, la faisant pénétrer dans un hall grandiose, où au fond, deux escaliers de marbre donnaient vers deux portes : une d’ivoire et une de corne. De ces portails immenses, elle choisit celui d’ivoire, le plus ouvragé, le plus dentelé de bas-reliefs, de petits personnages posant dans des scènes d’antiquités. Hercules et Apollons combattants pythons et hydres grincheux. Phaétons perdants le contrôle de leurs chars solaires. Achilles, Hectors, Pâris, Patrocles, et des douzaines de hoplites mourants dans la mêlée du champ de bataille. Ulysses attachés, écoutant les sirènes, déployant leurs gorges dans un cri d’extase aphone. Lycaons transmutés en loup, fuyant leurs tables garnies de restes humains.
Elle pénétra dans le cabinet de curiosités, accueillie par un crissement de cordage. Les boiseries plaquées sur les murs, et une improbable sensation de tangage, causée par le balancement tranquille des bêtes naturalisées pendues au plafond, renforcèrent son impression d’être dans la cale d’un bateau pirate. Senteurs exotiques du pont des vieux navires. Il y avait un véritable trésor d’objets d’arts. Sculptures de marbre blanc, poupées en exil, attaches métalliques, plateaux en palissandre laqué, tapisseries, boîtes de tabac à priser, de cosmétiques, daguerréotypes, coupe-papiers en argent, miniatures, horloge dorée, céramiques, statuettes primitives, étuis à cigarettes, un cheval en bronze, un bourre-pipes en métal, éventails, pierres précieuses, bijoux, conques, cornes de narval, lézards, varans, serpents, carapaces de tortues, grandgousiers, vipères de Sloane, Chimères monstrueuses, requins-lutin, bibliothèques de chêne aux saveurs de cuir usé, cercueils, couronnes, sceptres… Des armes… Couteaux, épées, sabres, claymores, fléaux d’armes, pistolets ouvragés, revolvers, arquebuses, fusils à pompes, d’assaut, lance-flammes… Des choses qu’elle tressaillait de voir. Une source désaltérante. L’abrutissement, tel un simoun pervers, récurait les orbites des assoiffés égarés. Or, elle faisait partie de la troupe de ces déboussolés. Ses études ne l’avaient jamais fait que constater plus âprement le désert culturel dans lequel elle évoluait, et espérer en vain de voir un jour ces merveilles. Sans compter l’arsenal. Les outils de destruction la fascinaient depuis l’enfance. Tout ce qu’elle désirait contempler était là. Ses regards butinaient dans chaque recoin.
Un orbe de cristal opalescent reposait sur un coussin d’exposition. Elle tendit sa paume vers lui, il prit son envol, Esclave de sa volonté, elle le fit venir à elle. A l’intérieur, quelque chose de prisonnier. Figé. Un insecte. Ses connaissances entomologiques lui firent reconnaître un ténébrion obscur. Un rectangle de réglisse, un scarabée minable et répugnant, fouisseur de cadavre. La punaise puante est moins méprisable, l’humanité la craint. Pas cet incapable qui n’effectue sa métamorphose qu’isolé : le groupe les contraint à rester des larves permanentes, qui muent de temps en temps, mais sans entrer en nymphose. Elle le tourna dans tous les sens par le simple va et viens de son doigt, observa ses pattes graciles, ses yeux fourbes échancrés, ses antennes perlées, son ventre cafardeux… Elle l’aima, puis le fit retourner à sa place, comme un oiseau dans son nid.
Elle s’approcha des bibliothèques qui recouvraient tout un mur. Uniquement des livres rares, secrets, inestimables, en parfait état. En étudiant les tranches d’une rangée consacrée à l’ésotérisme le plus occulte, elle entendit des bruissements de l’autre côté de la cloison. Elle tira la tranche d’un Corpus Hermeticum, et alors, comme dans ses rêves romanesques préférés, la bibliothèque coulissa, libérant le passage vers un long couloir de pierre. Des phonèmes ricochaient depuis l’extrémité adverse. Enfin, une porte qu’elle aurait voulu franchir. Exaltée, elle s’y engagea.
Le boyau donna sur une nouvelle salle, beaucoup plus grande, beaucoup plus aérée, beaucoup plus crue. Reflets opalescents. Quatre piliers formant un carré central. Dans l’aire du quadrilatère des centaines de corps nus, les uns sur les autres. Paquet grouillant, dont la masse prise dans son ensemble ressemblait à une créature aux milles bras et jambes. Une énorme tumeur pulsante, chuintante, gluante. Un soupir continu s’échappait du conglomérat, se muant en mélopée de râles. Des hommes et des femmes, de toutes les ethnies, certains avec des masques d’animaux, belles et beaux, athlétiques et cambrés, se frottaient, grognaient, juraient, s’insultaient, se mélangeaient dans un océan de caresses et de pénétrations, et ils adoraient ça. Gueules béantes, regards primates, muscles tendus, sexes moites, ils s’accouplaient avec des gestes hachés et saccadés. Rudes, brutaux, adorateurs de la muflerie. Une armée d’agents de la normalité marchandée. Arôme de luxure. De fortes odeurs de micro-algues et de charcuterie rance s’exsudaient en aura corrompue. Les bouches aspiraient les verges, les verges allaient et venaient, les mains les étranglaient, titillaient des clitoris se frictionnant entre eux, lubrifiés par la salive, les poings entraient et sortaient des orifices les moins lisses. Chaînes, laisses, latex, plastique, ceintures, et autres jouets sexuels… une panoplie d’accessoires tintait dans un tintamarre de troupeau. Les regards l’invitaient. Elle aborda, le cœur emballé, la vessie débordante, prête à éclater de soulagement, une femme dont les courbures d’extases l’hypnotisait particulièrement, ses seins ogivaux, ses fesses rebondies, son regard brûlant, sa bouche coussinée, sa taille étroite, son œil apte à être arraché et inséré dans un sexe… Elle était prête. Prête à passer la porte de viande.
Au moment de toucher, de se perdre dans le marécage du plaisir, elle réalisa qu’elle ne contemplait que les millions de fichiers pornographiques qu’elle avait pu visionner sur ses écrans. Elle aurait pu dater avec précision le nombre de fois, et les dates de téléchargements. Soudain, elle ne put plus bouger. La révélation qu’elle ne pouvait pas continuer, car elle n’avait jamais été plus loin, jamais gouté au plus petit véritable contact physique, fit que tout se dérégla. Une colère insensée empourpra son visage. Elle pompa sur le fusil qu’elle avait emporté de la pièce précédente, fit feu, un rictus malfaisant peint sur la face. Le crâne de la femme explosa, les fragments giclèrent sur les autres participants sans qu’ils réagissent. Elle tira sur un homme. Son ventre se soulagea d’un ruban d’intestins poisseux. À chaque tir, une éjaculation sanglante, à chaque tir, son exaspération grandissait. Le plaisir de la foule ne cessait pas. Soudain, Il y eu un cri de rage prolongé, un grand tremblement. Les visions se craquelèrent, les visages éclatèrent, les peaux se liquéfièrent, les globes oculaires sautèrent, les dents se déchaussèrent, les organes génitaux dégoulinèrent, l’amas biologique devint une grande flaque putride, les colonnes tombèrent, le plâtre se mit à pleuvoir du plafond, tout s’affaissa sur elle. Par réflexe, elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, il n’y avait plus que le vide initial, et la porte. La malédiction venteuse qui hantait l’ombre souleva des mèches de ses cheveux.
Une profonde lassitude s’installa. Une grande frustration. Elle se serait envoyé une balle dans la bouche, si l’arme avait encore existé dans ses mains. Damnation. La porte… Cette bouchure insolente…
La sclérose conquérait ses réflexions, les rendant encore un peu plus râpeuses. Elle fixa le néant…
Subitement, ses jambes fléchirent pour atteindre la position du tailleur. Méditation. Contemplation. Évasion.
Trouver le calme après la déconfiture qui l’ulcérait, inspirer puis expirer tous les débris de la précédente fantaisie, les amertumes, les rancœurs invoquées. Il lui fallut de nombreuses respirations, avant que la totalité des mécontentements sautent du radeau de son esprit, dans un océan de fatalisme.
À travers ses paupières mi-closes, une pigmentation commença à se diffuser, jaune, verte, bleue : un sol et un ciel. Des formes s’élevèrent… Retombèrent. Une première fois, une seconde, une troisième, etc. etc. Comme un soufflet, comme des tentatives ratées de tirer sur la poulie d’un moteur hors-bord. Extrêmement difficile de se concentrer, les doigts fantômes persistant à lui serrer le corps calleux. La platitude se gonfla, se boursoufla, augmenta en montagnes déchirées, se creusa en vallées, créant une ligne d’horizon idéographique. L’endroit de son recueillement s’éleva au-dessus du paysage naissant, tandis que poussaient sur les couleurs des nuages et des arbres. Plantes luxuriantes aux troncs rugueux, fougères préhistoriques, fleurs tropicales. Une verdure noire l’ombragea en même temps que de violentes odeurs d’humus et d’eau fraîche lui assaillaient les narines. Elle se leva et contempla le panorama splendide créé, malgré sa cervelle bétonnée. C’était dans le cœur d’une forêt vierge qu’elle se trouvait. À sa gauche, une chute d’eau s’abandonnait dans un étang étincelant, sur un rythme de clapotis réguliers. Sur sa droite, l’œil allait se promener au loin, par des pentes sombres, au sommet d’un pic volcanique recouvert de neige. Un chemin battu de poussière ondulait dans la plaine centrale, et plus près, se trouvait une croix, liée de lierre. Devant elle était le début de cette piste, barrée par un portail en fer forgé rouillé. Elle se redressa, et constata qu’un arbre se tenait en sentinelle derrière elle. Contrairement au reste de la jungle, touffue, velue et d’une vigoureuse vitalité, celui-ci paraissait en mauvaise santé, voire agonisant. Sa silhouette implorante et estropiée augmentait l’impression pathétique qui s’en dégageait. Sans hésitation, accompagnée du couinement geignard des gonds, elle franchit le portail.
Le cri des animaux cachés, leurs appels glapissants, leurs aspects camouflés, donnant libre cours à l’imagination, le froufrou des ailes de perroquet s’enfuyant des branchages, les chuchotis de la végétation, la palpitation générale de la nature. Les formes se juxtaposaient, lisses et rugueuses. Elle s’étonnait elle même d’avoir pu concevoir des feuillages si complexes. C’était un tableau dans lequel elle s’enfonçait, mais elle n’aurait pas su dire son nom. Pourtant, cela, elle l’avait connu, elle l’avait vu. D’une manière ou d’une autre.
Elle suivit la route serpentine, en surplomb de la rivière dont elle remontait le courant, pendant peut-être une heure. Autour, dans la terre, se dégageait le chant de la décomposition, produit par la mastication des vers nécrophages. Elle reconnut, dans certains troncs au bord du sentier, les silhouettes reconnaissables de disparus tendrement chéris, et la ramure des branches lui laissait deviner, entre les feuilles, les visages de ceux-ci. Elle alla contre une des plantes, caressa l’écorce. « C’est toi, c’est toi… » chuchota-t-elle en admirant les frondaisons, avec un sourire triste. Alors qu’elle partait, une main de branchages s’emmêla dans un épi de sa chevelure, l’agrippant gentiment, comme pour la retenir. Des gouttes sortirent de ses conduits lacrymaux, et roulèrent sur ses joues. Avec un soupir, elle reprit sa marche funèbre sur le sentier, escortée par les tombes végétales, jusqu’à parvenir à un promontoire. Là se tenait la croix, enchainée de plantes grimpantes et d’herbes folles. Sans s’expliquer pourquoi, une vague de conviction inexplicable déferlait en elle, éclaboussant les cavernes inondées de sa cervelle. Un réflexe fit pointer son index tremblant vers l’humanité en bois dressé devant elle. Il s’approcha de la poutre, s’approcha, s’approcha. Bientôt, bientôt, la pulpe allait entrer en contact avec le symbole. Un espoir fou, d’elle ne savait quoi, montait en elle, comme l’intuition d’un soulagement prochain, l’envie d’un soulagement prochain, qu’elle espérait extatique, et hors de son contrôle. La phalangette toucha la croix. Le décor s’évanouit immédiatement, emporté en poussière par la bourrasque rugissante. Le néant l’entourait encore une fois.
Il n’y avait rien où taper, sa rage s’exprima en trépignements, en hurlements, en arrachage de poignées de cheveux, en morsures de carpien. La déception causée par la disparition avait tout d’une trahison. Morsure de vipère urticante et cruelle, cette tromperie était non seulement de trop, elle annihilait le peu d’énergie lui restant. Comme une horde d’anarchistes attaquant un condominium bourgeois, déboulait la douleur offensante des balles qu’elle ne s’était pas tiré dans la tempe. Optimisme ? Il buttait, ridicule, contre le barrage indestructible de la calcification de son archicortex. Un seul souhait parvenait à se faufiler dans les pores de marbre cuirassé : mourir. Les doigts indiscernables lui tordaient si méchamment les axones… Ses genoux, puis sa joue, frappèrent contre le sol inconnu. Il était gelé comme la solitude. Il n’y avait plus que la porte condamnée. Maudite, maudite, elle maudissait tout ce qui était maudissable, et en particulier la préhension cuisante qui concassait son cerveau. Les larmes montèrent, avant de s’arrêter dans sa gorge. Sous le dormant… De la lumière !!!
Elle se redressa d’un bond, appuya fiévreusement sur la poignée. Cette fois, elle tourna, et son clic éclata dans l’espace avec une résonnance infinie. Le battant pivota, laissant s’immiscer les lames d’une lueur aveuglante, puis la totalité d’une explosion perpétuelle. C’était une sortie, une sortie. Maintenant qu’elle n’en pouvait plus, qu’est-ce que cela pouvait être sinon la sortie ? C’est son épuisement qui avait déverrouillé la serrure. Peut-être ? Pareil à un vitrail filtrant la lumière, un rectangle d’une blancheur crue rayonnait, déployant un éventail de craie au milieu de la noirceur. Elle s’immergea dans la clarté insoutenable, franchit le seuil, devint une ombre. Et tomba.
Dans un puit. Aux parois rayées de soleil et de nuit. À une vitesse supersonique, les tympans sifflants à rompre. Le vrombissement miaulait sans arrêt. Fragrance révoltante. La chute durait depuis si longtemps, dans ce gouffre, qu’elle ne savait plus si c’était vers le haut ou vers le bas qu’elle se dirigeait. Était-elle emportée dans l’intestin d’un système digestif inconnu ? Allait-elle être broyée, digérée, déféquée vers un plan parallèle d’existence ? Mise un peu plus à l’écart du monde ? Plus réel ? moins réel ? Était-ce une figure humaine au bout du tunnel ? Quelle taille avait-elle ? Qu’était-elle ? Qu’était quoi ? Mais oui, bien sûr. Ou alors non ? Évident ? Incompréhensible ? Insignifiant ? Impermanent ? Irréel ? Ses projections mentales se rabougrissaient, se racornissaient, se fossilisaient en quelques concepts reptiliens : sa mort irrémédiable avait la qualité inéluctable du rêve. Au même moment, une brillance clinique la submergea, la secoua, l’emporta dans une tornade terrifiante et glaciale… Quelle importance. La porte était passée, la porte était passé, la porte était …
La table d’auscultation motorisée coulissa, glissant hors du tube avec un petit ronronnement.
-Vous vous êtes endormie, ce n’est pas courant, dit l’infirmier en ramassant la poire d’alarme qui était tombé de sa main.
-J’ai ma petite technique…
-Vous pouvez vous relever, l’examen est terminé, sourit-il en la faisant descendre. On envoie directement les résultats au neurologue.
Ses lèvres firent une moue.
-Je ne vais pas vous mentir, la lésion du cingulum est toujours là.
L’homme en blanc paraissait presque honteux.
-Je ne me faisais pas d’illusion…
Haussement d’épaules, regard tranquille.
En boitant, elle retourna dans la cabine ou elle s’était changée, jeta sa blouse et sa charlotte, se rhabilla, reprit sa canne. Après un geste d’au revoir à l’infirmier, elle passa la porte, et disparût dans les couloirs de l’hôpital.